Vu en 2007 au Festival des Trois Continents nantais en v.o. sous-titrée. Le genre de regard qui accroche : très personnel, à énigmes constantes (le voisin de siège dans la salle peut interpréter différemment de soi, comme une poésie). Et pourtant, cette histoire librement inspirée du roman de Tolstoï "Anna Karénine" s'avère simple si on y repense, juste brumeuse dans la manière de planter le décor et de ne pas boucler les situations. Aucune longueur interminable ici, l'économie de dialogues (ils suffisent amplement) est compensée par les délices de l'image et du son. Que ces gens apparaissent réservés, un brin traqués, on est à l'Est où c'est monnaie courante... Il filtre un petit filet de chaleur diffuse, dans les intérieurs, les couleurs des vêtements de Chuga, ou l'arrêt sur une plante à différents stades de sa floraison pour indiquer un laps de temps, de quoi fournir la certitude que le coeur bat à l'intérieur de ces êtres un peu statiques. En voyant ces gosses postés devant la télé, on intègre que le matérialisme règne en maître par fatalité à Astana, grande ville du Kazakhstan, un pays détaché du bloc soviétique... Première image : un jeune garçon arrivant de loin à vélo, pour pêcher, zoom sur le bouchon... Le même, adulte, ensuite chez lui, déprimé, puis si gauche avec son bouquet de fleurs face à un concurrent. Il faut accepter de se laisser embarquer avec ces bribes. Et, petit à petit, l'intérêt du spectateur grandit. Voici la somptueuse Chouga (le côté racé de l'Orientale Nadine Labaki et un peu le jeu de Romy Schneider quand elle simulait l'indifférence), elle semble invincible, faisant partie de la haute société, et réputée "très intelligente", on la croirait solide comme un roc sans cette inquiétude dans le regard... Darejan Ormibaev sait intriguer, en rendant les atmosphères équivoques, tenir en haleine par une alchimie des couleurs, d'excellents cadrages, que ce soit cette scène nocturne bleutée avant que Chouga, encore maîtresse d'elle-même, monte dans le train, ou ce plan-séquence résumant la rencontre de deux hommes dans un rétroviseur (un "oeil" qui rappellerait Nuri Bilge Ceylan dans "Les climats"). Il a aussi une façon divine de filmer la neige à gros flocons, ou de fermer des portes successives pour exprimer un constat... Beaucoup d'idée, du goût, sans jamais devenir maniéré. L'insistance sur le train, en vrai ou en jouet ne lasse pas de tourmenter... Les personnages secondaires sont tous diablement efficaces, ces deux jeunes prétendants mis en balance en jouant sur l'effet de surprise du spectateur, ce père s'avouant volage devant sa progéniture, la mère d'un stoïcisme presque inhumain, cette autre fille, plus jeune, enceinte et qui avorte : là aussi il est permis de tout supposer, jusqu'à l'inceste même, puisqu'on n'a pas de "clé"... Rien de sûr jamais, et pourtant pas le malaise du doute non plus, la tristesse est transcendée par une petite note astrologique, franchement, j'ai adoré !