Un titre qui est à lui seul un poème... Une histoire d’amour belle à donner le frisson... Deux comédiens superbes et un style à couper le souffle... In the mood for love confirme encore une fois le talent de Wong Kar-wai et fait la preuve, avec d’autres films aujourd’hui, que la surprise cinéphilique se trouve du côté de l’Asie.
"In the mood for love" c’est une époque, celle des années 60 à Hong Kong où les femmes portaient des tenues collet monté alors que les jupes étroites étaient fendues sur la jambe juchée sur des talons qui n’en finissaient pas, et où la musique latine était à la mode, portée par des musiciens venus des Philippines. Wong Kar-wai a situé son film dans un immeuble tenu par une vieille chinoise, fréquentant d’autres chinois émigrés, parlant le mandarin et jouant au mah-jong. C’est à cette époque que se croisent Su Li-Zhen (Maggie Cheung) et un journaliste écrivain, Chow Mo-wan (Tony Leung). Le hasard veut qu’ils emménagent le même jour dans des appartements voisins. Le mari de Li-Zhen n’est pas là. Il est sans cesse en déplacement à l’étranger et la femme de M. Chow travaille dans un hôtel. Elle rentre toujours très tard. Li-Zhen et M. Chow vont mettre leur solitude en commun et comprendre que leur époux et femme sont amants. Ils vont essayé d’imaginer la rencontre et les premières approches amoureuses ; jeu subtil et risqué car il s’agit pour Li-Zhen et M. Chow de ne pas faire comme les deux amants. Leur relation devient de plus en plus ambiguë mais la vie sépare ceux qui s’aiment comme dit le poète. Reste le secret de ce qui n’a jamais été dit et que la déesse Écho elle-même ne pourra répéter à ces Bouddhas placides des ruines du temple d’Angkor où, des années plus tard, M. Chow se promène, seul. L’ambiguïté sur la nature des relations de Li-Zhen et M. Chow est préservée. Des scènes d’amour ont été tournées mais pas montées. Le mystère reste entier. Imaginer qu’il ne se passe rien entre eux est bien plus troublant encore et plus intéressant. Qui a connu un amour passionnel non consommé sait l’émoi que suscite un simple échange des regards, le frémissement et le cœur qui bat à tout rompre au seul effleurement de l’être secrètement aimé. Tout concourt à éveiller l’émotion amoureuse servi par le couple le plus glamour depuis que le glamour n’existe plus sur les écrans. Il n’est pas étonnant que cela se passe dans les années 60 avec Maggie Cheung à la beauté hiératique, et qui porte des robes fourreaux soulignant ses hanches de manière suggestive et gracieuse. Et avec Tony Leung (Prix d‘interprétation à Cannes) dont la façon particulière de fumer évoque un dandy d‘un temps révolu. De fait, toutes ces robes différentes que porte Maggy Cheung n’ont rien à voir avec de la coquetterie ou bien à viser un effet esthétisant. Il s’agit de la mémoire à l’œuvre ; on pense à Delphine Seyrig dans "L’année dernière à Marienbad". Il n’est pas étonnant que le temps soit tellement présent par l’occurrence d’une horloge qui occupe tout l’écran, et par la mention des dates. Le film est inauguré par une phrase évoquant la rencontre de cet homme et de cette femme en 1962. Alors qu’un film qui se déroule est forcément perçu au présent, cette phrase inaugurale renvoie tout le film qui va se dérouler dans le passé : les événements ont déjà eu lieu. Comment se sont-ils passés ? Comment était-Elle habillée ? L’originalité de la démarche de Wong Kar-wai est d’avoir traité l’adultère du côté de ceux qui sont trahis. On ne verra jamais les deux amants, alors que jouant à imaginer leur rencontre, leurs repas en amoureux et leurs mots échangés, Li-Zhen et M. Chow les font exister. Ils jouent les deux rôles et c’est ce qui fait tout le vertige de ce film. Lorsque Li-Zhen dit à l’homme, face à elle et qui nous tourne le dos, qu’elle sait tout de sa trahison, le plan est troublant. En fait, il s’agit de M. Chow et non de son mari. L’illusion était parfaite. Ils ne faisaient que répéter. Ils jouent leur personnage et, à travers eux, c’est l’autre couple que l’on voit. D’ailleurs, il est dit que les deux femmes possèdent les mêmes sacs et que les deux hommes portent les mêmes cravates. Un plan de Maggie Cheung, dans l’embrasure d’une porte, assise en train de lire un journal, est étonnant. L’incongruité de ce plan veut qu’elle porte des pantoufles alors qu’elle est vêtue, comme d’habitude, d’une robe très élégante. Plus tard, on a le même plan avec Tony Leung qui s’approche d’elle. On ne les entend pas. Ils offrent l’image type d’une femme et de son mari surpris dans un quotidien banal. Couples finalement interchangeables inscrits dans la mémoire de quelqu’un qui cherche à se souvenir, ils sont les personnages fantomatiques d’une histoire qui se passe en dehors d’eux, comme M. Chow met dans son histoire de chevalerie qu’il est en train d’écrire le voisin ivre mort qui vient de rentrer. Ne sommes-nous pas tous des personnages dans l’Histoire qui nous porte et que nous ne faisons pas ? Troublantes images d’archives, vers la fin du film, de la visite de De Gaulle au Cambodge, comme quelque chose de tellement réel soudain qui fait irruption. Nous sommes en plein territoire aux frontières incertaines du rêve et de la mémoire. Jamais autant qu’ici, les effets de style de Wong Kar-wai n’ont été justifiés. La mémoire est à l’oeuvre, portée par une valse qui revient, obsédante, comme un pur moteur qui relance la machine de l’affect. L’intuition du style et du montage au service de la pure émotion est impressionnante ; le ralenti, la suspension du geste, la distance toujours parfaite avec le sujet, le traitement admirable de la couleur et de la lumière, un mouvement de caméra à l’inverse de ce que l’on attend et qui est tout simplement bouleversant. Du grand art !
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Son site : Ecrivain de votre vie)