Réalisatrice audacieuse, Claire Denis affirme un cinéma toujours plus radical. En 1999, avec Beau travail, son exploration du thème du désir passait par l’érotisme dans le corps de la légion, et l’amour vampirique cannibale était au cœur du très envoûtant "Trouble every day". Avec Vendredi soir, d’après le roman d’Emmanuèle Bernheim, Claire Denis nous surprend encore en traitant la rencontre d’un homme et d’une femme, au plus près des corps.
Ces corps dont Claire Denis rend palpable le grain de la peau, en les filmant au plus près jusqu’à tendre à l’abstraction, ce sont ceux de Jean (Vincent Lindon) et de Laure (Valérie Lemercier). Très gros plans des yeux de Laure au dessin d’ailes d’oiseau, bouche étonnée ; un casting inspiré pour des personnages qui parlent très peu. Lorsqu’ils parlent, leur parole a si peu d’intérêt qu’elle est à peine audible ou bien couverte par la musique. L’important est ailleurs. Vendredi soir est un film sur le désir qui emporte comme un grand courant, un désir qui fait littéralement chavirer. Le début du film campe Paris en un univers nocturne urbain complètement irréel comme s’il s’agissait du décor d’un conte. Il pleut sur la ville et la tour Eiffel domine ce monde aquatique. Telle un phare, elle envoie ses faisceaux de lumière. Les transports en commun font grève en cette année 1995 et les Parisiens sont dans leur voiture comme dans des sous-marins. Chacun est dans sa bulle. Dans l’une de ces voitures se trouve Laure. Elle a fini de faire ses cartons pour déménager et aller vivre avec l’homme qu‘elle aime. Pour l’heure, elle se rend à une soirée chez des amis. A la radio, des bulletins d’info répètent que Paris est paralysé. Il faut rester patient et ne pas hésiter à prendre à son bord l’un de ces piétons qui fait du stop. C’est ainsi que Laure accueille Jean. Le fantasme de la rencontre d’une femme et d’un homme que le désir va précipiter dans les bras l’un de l’autre est en marche et le cinéma de Claire Denis va exalter leurs émois avec toute la maîtrise de son art. Jean est un “vrai” homme, avec sa barbe d’une journée, et l’odeur de son eau de toilette qui fait palpiter le nez de Laure, mêlée à celle de la cigarette. Laure respire avec un plaisir évident la fumée qui envahit sa voiture, elle qui a arrêté de fumer. Elle observe à la dérobée son compagnon. Et nous épousons les mouvements de la pensée de la jeune femme qui se prend à imaginer emmener cet homme à cette soirée où elle est invitée. Ce serait une mauvaise idée. Elle passe un coup de fil à ses amis : elle ne viendra pas ce soir. A partir de là tout devient possible. Un baiser échangé qui dure, le premier baiser, si timide et déjà plein de fougue, des mains qui s’effleurent sans se toucher, un gant tombé sur la chaussée humide et l’enseigne d’un hôtel qui brille dans la nuit, lieu attirant de la transgression, comme dans l’imagerie d’Epinal des fantasmes sexuels. C’est tout le charme de ce film qui joue sur le double registre du réel et du rêve. Un soin tout particulier est apporté aux atmosphères que créent le chromatisme, le grain de la photo et l’utilisation du ralenti qui suspend le temps, comme autant d’effets de la mémoire à l’œuvre qui veut capturer à jamais cette rencontre particulière. Mémoire éveillée du spectateur familier du cinéma de Claire Denis, lorsque Grégoire Colin marche dans la rue et qu’un légionnaire est assis dans un bar. Ces citations nous rappellent que nous sommes au cinéma et que tout y est possible. Cette liberté souffle sur le film. Elle est enivrante.
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Son site : Ecrivain de votre vie)