En avant, la Camarde ! Les temps ils changent, dixit Dylan. Ils valsent. Au singulier, il passe, c’est tout. Et voici que, "trop belle pour toi", sans doute, la Mort aussi change de sexe à l’envi, même chez Blier, pour un parcours sans faux, en "tenue de soirée" ou presque...Etiqueté misogyne par excès de commodité, le fils corrosif de Bernard nous L’avait certes déjà deux fois offerte sur un plateau, différemment Fatale sous les traits de Carole Bouquet (Buffet froid, 1979), puis de Catherine Hiegel (Les Côtelettes, 2003). Dans son dernier film, après cinq ans d’absence (la réponse à son Combien tu m’aimes ? n’ayant pas été celle qu’il espérait), chacun son cancer ! Pour l’ex-Goncourt imbibé parce qu’à sec (ou l’inverse) et livré seul par les siens aux affres de la page blanche, un envahissant sybarite, discoureur et volontiers méphistophélique ("Vous pouvez rien contre moi. Je suis immortel ! "), portant cravate, costard et "tête de furoncle", sera tumeur au cerveau ; pour sa très hiératique et non moins transie dame de compagnie, une fielleuse et rondelette mégère de village, grosseur maligne au sein ("Va falloir redoubler de toxicité ! Faut envoyer les métastases !").Plus "vilain" encore que l’an passé, Albert Dupontel semble là prendre sa jouissive revanche sur le même mal qui, chez Jean Becker, lui avait laissé en 2008 deux mémorables "jours à tuer". Myriam Boyer, de son côté, se régale à camper une Madame Rosse contre-nature, en gourmande embuscade au cœur de "la vie devant soi". Entrevus tous deux dans le cinéma de Bertrand Blier (cuvées 2000 et 1989), les deux truculents comédiens donnent cette fois chair à la grande idée fondatrice du Bruit des glaçons. Chair de poule, car la personnification culottée de ladite longue maladie qu’on se garde bien parfois encore de nommer relève hélas, à l’évidence, de la plus foudroyante actualité. Ne vient-elle point d’emporter au firmament du Septième Art, en l’espace d’un seul été, Laurent Terzieff, Bernard Giraudeau, Cécile Aubry, Bruno Cremer et Alain Corneau ? Toujours à l’emporte-pièce, les goûteux dialogues du cinéaste ne s’embarrassent donc pas d’euphémismes pour pilonner le tabou ultime de notre société. Exemples parmi d’autres : "Un cancer, ça colle au cul. C’est comme la merde quand on n’a plus de papier" ; "La cellule saine est programmée pour mourir, la cellule cancéreuse pour tuer".Au début des si sous-estimés Acteurs (2000), Jean-Pierre Marielle se sentait disparaître en réclamant sans effet, dans une brasserie des Champs-Elysées, son "pot d’eau chaude". Le "bruit des glaçons" qui "perpétuellement" ici accompagne Jean Dujardin ne lui suffit même plus pour s’oublier lui-même : il émane du seau où trempe son litre de blanc, trimbalé déjà comme un cathéter en sa trop solaire thébaïde cévenole ("une maison qui ne réussit pas aux gens de la capitale", avait pourtant prévenu la vigie du mas) ; il évoque aussi, bien entendu, les frissons latents du naufrage terminal. A l’inverse de son personnage, l’ex-Brice "la casse" y remonte toutefois magistralement la pente après le fiasco bling bling de Cash, l’indigne récréation de Lucky Luke et un décevant deuxième OSS 117 : barbu, ventru, fourbu, il revient ainsi au registre instable de Contre-Enquête ou de 99F (ses meilleurs films) et rejoint d’ailleurs, dans son rôle d’auteur déchu, ce qu’en 2006 Albert Dupontel (le romancier grisé d’Eric-Emmanuel Schmitt) aurait pu devenir s’il n’avait pas croisé Odette Toulemonde. L’excellente Anne Alvaro tient auprès de lui, en l’occurrence, un emploi quelque peu comparable de bonne fée – et pas seulement du logis – modeste, mais habitée. Hormis Emile Berling (fils prodige de Charles) en puceau de choix, l’entourent par intermittences, à un moindre niveau, Christa Théret (Lol devenue Russian doll, le symbole un rien fadasse de la vie qui s’en va), Audrey Dana (nouvelle égérie lelouchienne plutôt mal servie) et la "régulière" Farida Rahouadj (trouble agent immobilier).A son compagnon on pardonnera aisément une dramaturgie alignée sur ses propres Côtelettes, celle de l’intrusion dévastatrice d’un visiteur fantastique (le cancer prenant le relais de Michel Bouquet venu "faire chier" Philippe Noiret chez lui, sans crier gare, en 2003) et, malgré une intéressante dialectique du visible et de l’invisible, l’abandon formel de cette dimension-là au profit d’une théâtralisation de routine. On se désolera davantage de le voir, en fin de parcours, retomber dans ses travers coutumiers : lubricité dévorante et issue bricolée. Comble de l’ironie ! Le réalisateur de Merci la Vie persiste ainsi à ne pas savoir faire une bonne fin (dont nous ne révèlerons pas, en l’espèce, l’artificieuse astuce). Vu le sujet, Dusapin (Pascal) s’imposait en revanche parmi les divers emprunts d’une bande musicale très éclectique associant le jazz (Eddy Louiss et Lester Bowie) au classique (de Monteverdi à Ravel), Félix Leclerc à son compatriote anglophone Leonard Cohen ("A Thousand Kisses Deep")."Préparez vos mouchoirs !", nous avait exhorté Bertrand Blier, non sans ironie, en 1978. Dans Le Bruit des glaçons, il nous convierait bien plutôt à les agiter qu’à y éponger nos larmes. Sa façon à lui, peut-être, de tromper la Mort et de prendre un nouveau départ.