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Critique(s)/Commentaire(s) Publiques de
Elsa Nagel

  • MONSIEUR & MADAME ADELMAN (2016)
    On savait Nicolas Bedos doué. Ses chroniques font mouche, talentueux faiseur de bons mots et de bons textes. Son entrée dans la cour des réalisateurs est plutôt une réussite. Les téléspectateurs du Grand Journal ont assisté à la naissance de leur collaboration, sur le mode explosif. De l’art de régler leurs comptes sur les médias, à l’écriture commune de ce film, Nicolas Bedos et Doria Tillier forment aujourd’hui à l’écran ce couple Adelman détonnant.
    Amis depuis fort longtemps, ils se plaisaient à écrire des sketchs et à inventer des histoires, improvisant des situations et des personnages différents et à tous les âges. L’élan était là et la possibilité d’incarner 45 ans de la vie de M. et Mme Adelman, avec les deux protagonistes qui vieillissent. Disons-le, ce n’est pas ce qui est le plus réussi dans le film, malgré les progrès des effets spéciaux et du maquillage. Le temps qui passe et les références aux changements d’époques et de politique l’est plus avec ses quelques touches, notamment les archives télévisuelles, la mode vestimentaire et le travail du directeur de la photographie. On sourit face à la satire d’une certaine gauche dite « caviar » et d’un milieu intellectuel que Nicolas Bedos a bien connu.
    Le film est une métaphore de sa propre écriture. Sans Doria Tillier, point de film. Monsieur et Madame Adelman est un clin d’œil aux couples d’écrivains célèbres (Fitzgerald, Sartre et Beauvoir, St Exupéry) dont l’influence de l’épouse est essentielle à la création artistique. Mais jusqu’où cette influence s’exerce-t-elle ? Ayant grandi au milieu de femmes, sachant tout ce qu’il leur doit, Nicolas Bedos a voulu leur rendre hommage dans son premier film, faire le portrait d’une femme, raconter la femme derrière l’artiste, « la femme de l’ombre » qui entretient un rapport ambivalent avec la notoriété de son mari écrivain.
    Le film commence sur le ton de la comédie, avec la rencontre en 1971 de Sarah et de Victor, un jeune homme fêtard, à l’humour corrosif. Puis la tendresse s’installe, ainsi qu’une tonalité plus grave à mesure de la maturité et de l’âge qui gagnent le couple. Infidélité, argent, séparation, réconciliation… maladie d’Alzheimer font partie de cette odyssée à deux. Bedos et Tillier visite le couple dans tous ses états et notamment la fâcheuse propension des intellectuels à projeter leurs désirs dans leur enfant qui doit être le plus beau et le plus intelligent mais la désillusion est amère.
    La partie légère est la plus réussie avec les stratagèmes que déploie Sarah pour attirer l’attention de Victor puis une séquence hilarante chez ses parents où il est question des écrivains juifs. Film ambitieux qui s’en donne les moyens et dont le rythme ne faiblit pas, souvent brillant, c’est une belle histoire d’amour qu’il raconte, une histoire sur l’amour qui résiste et qui triomphe de tout. La fin est édifiante. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • WILLY 1er (2016)
    Première génération de réalisateurs issus de l’école de la Cité de Luc Besson, ils font leur entrée dans la cour des grands avec ce long métrage qui a d’ores et déjà était distingué dans des festivals. Que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas du cinéma à la Besson et souhaitons que de nombreux spectateurs se déplacent car c’est un film étonnant par son interprète et son sujet. Ayant fait équipe sur un festival de courts métrages, ils se sont si bien entendus qu’ils ont décidé de réaliser leur premier long ensemble. Ils avaient découvert l’association Mots & Merveilles qui apprend à lire à des personnes illettrées. C’est là que ces quatre jeunes de moins de 25 ans ont rencontré Daniel Vannet, 50 ans, une hanche déglinguée, une tronche de poupon sur un gros corps et l’âge mental d’un grand enfant. Son histoire, sa façon d’être, ont été une source d’inspiration. Comme Willy, Daniel a quitté ses parents en disant et répétant : « A Aulnoye (Caudebec dans le film) j’irai ; un appartement, j’en aurai un ; un scooter, j’en aurai un ; des copains, j’en aurai et je vous emmerde ! » Willy veut acquérir son indépendance et obtenir un travail. Il sera agent de surface dans un hypermarché et il se liera d’amitié avec un magasinier, un grand peroxydé qui s’appelle également Willy. Il aime chanter du Zaz, vêtue en femme, et il lui révèlera son tragique secret. Willy et Willy sont deux âmes en peine de leur cher disparu. Son amant pour l’un et son frère jumeau, Michel, pour Willy 1er. Avoir perdu son frère jumeau a été le facteur déclenchant pour gagner son indépendance, et devenir un véritable héros, à sa manière, par son courage à se battre pour surmonter ses difficultés, si ordinaires pourtant, de la vie de tous les jours. Le thème de la gémellité offre des séquences inattendues renouant avec le cinéma fantastique des origines, onirique, empreint de poésie. Le pari risqué était d’avoir choisi Daniel Vannet pour jouer le personnage de Willy, dans un souci d’authenticité. Même s’il avait déjà été présent sur leurs deux premiers courts métrages, il était impossible aux réalisateurs de savoir comment il s’approprierait ce rôle où il est de chaque plan. De fait, l’histoire de Willy et très proche de celle de Daniel, hormis des libertés narratives qui font de ce film un bel objet cinématographique original, inventif et drôle, souvent audacieux par ses partis pris esthétiques et de mise en scène que d’aucuns trouveraient kitchs alors qu’ici, dans la mesure où nous avons accès à l’espace mental de Willy, cet effets servent absolument le projet et l’émotion. Saluons la liberté avec laquelle ce film a été réalisé, par des réalisateurs désinhibés qui ont chacun leur sensibilité et leur univers propre et dont on attend, avec intérêt, de découvrir quelle voie ils vont suivre. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • ROCK'N ROLL (2016)
    Le moins que l’on puisse dire est que ce film est très drôle et très audacieux, surprenant de bout en bout, avec Guillaume Canet au mieux de sa forme et Marion Cotillard désopilante, décidément l’actrice française la plus douée du moment. Le couple qui fait souvent la une des magazines people joue avec son image et n’hésite pas à l’égratigner, pour le plus grand bonheur du spectateur. Tout a commencé par une réflexion d’une journaliste : Guillaume Canet n’est pas très rock’n roll. Il est plan-plan en père de famille rangé, passionné d’équitation… Pas désirable comme le sont d’autres fringants acteurs. Voici que Guillaume Canet réagit et c’est l’escalade dans les déboires comiques. On pensera à Michel Blanc dans Grosse Fatigue, ou à Woody Allen. Il s’interroge, se remet en question et de la figure de l’acteur trop sage qui endosse perfecto et santiags pour prouver le contraire à son entourage et au grand public, le film bifurque vers le thème du jeunisme qui sévit dans la profession. Il adopte un ton un peu plus grave, voire grinçant, sans perdre de vue la comédie qu’il est avant tout. Difficile de trop en dire si l’on veut préserver la surprise ! Le film est jubilatoire car il donne à voir la vie du couple le plus célèbre du cinéma français d’aujourd’hui, avec des références identifiables. Marion Cotillard s’entraîne à parler le québécois car elle a été retenue pour un rôle dans un film de Xavier Dolan, offrant des scènes irrésistibles avec Guillaume Canet, en une mise en abyme réjouissante. Le film progresse sur le mélange réalité-fiction avec la complicité des scénaristes et complices de toujours, Rodolphe Lauga et Philippe Lefebvre qui se sont plus à exploiter les clichés véhiculés sur la supposée vraie vie de Guillaume Canet, ainsi que sur celle de Marion Cotillard à Hollywood et sur les tournages à l’étranger. Guillaume Canet rencontre sa bande de potes dont Gilles Lelouche, Maxim Nucci (alias Yodelice qui signe la très réussie BO), Yarol Poupaud et même le couple Johnny et Laeticia Halliday. Notre rocker national pratique ici l’autodérision avec malice. Et d’autres artistes ont joué le jeu, comme Kev Adams, Ben Foster et Yvan Attal campant pour l’occasion le frère d’Alain Attal, producteur et ami attitré de Guillaume Canet alors qu’ils n’ont pas de lien de parenté. Hilarant et déjanté, si le personnage n’est pas « rock », le film l’est indéniablement par son côté jusqu’au-boutiste et par le jeu de massacre de son image auquel se livre Guillaume Canet, avec une belle liberté de ton. Un film pour le moins gonflé ! (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • PATIENTS (2016)
    Son livre nous avait plu, paru aux éditions Don Quichotte en 2002. Déjà, à cette époque, Fabien Marsaud (de son nom d’artiste Grand corps malade, en référence aux noms des Indiens d’Amérique) envisageait de le porter à l’écran, intéressé par les différentes formes d’écriture. Avec Mehdi Idir qui signe ses clips, la décision a été prise après la réalisation du court métrage Le Bout du Tunnel. De leur amitié et leur complicité résulte un film réussi, servi par un casting admirable. Jeu troublant d’identification entre Pablo Pouly et Grand corps malade au point que ses premières paroles semblent emprunter la voix du célèbre slameur. Pas du tout nous a assuré ce dernier. A la question de la manière dont il s’est approprié son personnage, Pablo Pouly répond qu’il s’agissait d’interpréter Ben, le personnage du roman, et non Fabien Marsaud. Dans cette perspective, la pression était moins forte. Ben souffre d’un déplacement des vertèbres suite à un plongeon dans une piscine à moitié vide, l’obligeant à une longue rééducation, quand un médecin pensait qu’il resterait paralysé. Nul pathos, nulle morbidité ! Le film a été tourné dans le même centre où a été Fabien Marsaud – ce qui apporte au film un « supplément d’âme ». Dans les couloirs, dans le réfectoire, les salles de soins, de vrais patients croisent les comédiens, ouvrant sur une dimension documentaire intéressante. De fait, c’est la fiction qui fait irruption dans le réel à travers les histoires portées par les différents personnages – histoires vraies cependant. Leur histoire dépasse la fiction et il était impossible de conserver tous les personnages présents dans le livre. Des choix ont été faits et des fusions. La réussite du film est qu’au-delà de l’histoire de Ben, il s’agit d’un film choral où chacun joue sa partition avec justesse. Point de scènes de bravoure. Il y a Farid (excellent Soufiane Guerrab vu dans Nous Trois ou Rien), Toussaint (Moussa Mansaly), Steeve (Franck Falise), la jolie Samia (Nailia Harzoune, la jeune mariée dans Géronimo), des tétraplégiques, des paras, des traumas crâniens dont Kévin qui écoute du Bob Marley en boucle et souffre d’amnésie immédiate. A la fois touchant et plein d’humour, avec une bonne dose d’autodérision, Patients raconte le quotidien de ces jeunes que la vie a fracassés et qui se doivent d’être patients car les progrès au jour le jour sont si infimes – ces jours qui passent identiques aux précédents, structurés par le réveil un peu brutal de l’infirmier qui allume M6 et le Télé Achat, par les séances en piscine, les exercices de kiné, les repas épuisants car le moindre geste relève de l’exploit. « Si cette épreuve m’a fait grandir et progresser, c’est surtout grâce aux rencontres qu’elle m’aura offertes » a dit Grand corps malade et c’est un hommage au courage que rend ce film : le courage d’avoir envie de vivre malgré tout. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • L'HISTOIRE DE L'AMOUR (2016)
    Comment le cinéma peut-il lutter aujourd’hui contre la déferlante des séries ? Comment un film peut-il emporter le spectateur, de plus en plus conditionné par ces formats, au risque de s’ennuyer devant une histoire simple et linéaire ? Ce nouveau film de Radu Mihaileanu fait la preuve que le cinéma en est capable par la complexité de l’intrigue, ses nombreux personnages et ses histoires qui se croisent. Cependant, c’est parce que le spectateur est aujourd’hui apte à détricoter les scénarii les plus alambiqués que le réalisateur a fait ce pari, constatant que « grâce aux séries télé, les spectateurs étaient capables de se confronter à des narrations plus complexes et habitués à ne pas tout comprendre immédiatement. Cette « déconstruction organisée » et ce croisement de chronologie me semblaient donc possible. » Inauguré par un plan-séquence vertigineux, L’Histoire de l’Amour fait l’effet d’un grand 8 dont le spectateur sort pantelant deux heures et quart après, sonné, ébahi et heureux de ce moment de cinéma qu’il vient de vivre. De la Pologne des années 30 à New York aujourd’hui, en passant par Brooklyn, Chinatown et même le Chili, ce film est le plus ambitieux de Radu Mihaileanu qui nous avait déjà enthousiasmés avec Va, Vis et Deviens et Le Concert. Son goût pour le bigger than life s’exprime ici dans une mise en scène brillante, par-delà le temps et les frontières. Un tour de force qui ne perd pas de vue l’émotion, présente dans l’histoire d’amour de Léo et Alma que la guerre va séparer et qui se développera autour de deux protagonistes qui ne devraient jamais se rencontrer, Léo, devenu un nonagénaire espiègle et une adolescente fougueuse. Elle s’appelle également Alma car l’amour de ses parents s’est nourri d’un roman qu’ils ont lu, intitulé L’Histoire de l’Amour dont l’héroïne se nommait Alma. Mise en abyme jubilatoire pour le spectateur qui devra dénouer les ficelles de l’intrigue. A l’origine de ce film, la volonté d’adapter le livre de Nicole Krauss dans lequel Radu Mihaileanu a retrouvé des thèmes chers à son cœur, déjà explorés dans ses films précédents, comme la question de la transmission, celle de la survie et de la dignité humaine, lui qui est né en Roumanie sous la dictature communiste et qui est le fils d’un journaliste juif qui a connu la déportation dans un camp de travail. « Le film pose la question de savoir comment se remettre debout quand l’Histoire collective et l’histoire individuelle nous ont quasiment anéantis. » Comment survivre à la perte des êtres chers ? Comment se reconstruire et croire à tous les possibles ? Léo est de ces héros positifs à qui on a tout pris mais qui a confiance dans l’amour. Il lutte avec l’énergie et l’humour du désespoir cher au réalisateur pour qui le rire est une arme. Le Concert déjà alliait les pleurs au rire et l’on retrouve ici cette signature propre à Radu Mihaileanu qui n’a jamais oublié ses origines : « L’humour est ma soupape de survie. On le retrouve partout dans l’identité juive. Pour moi, l’amour comme l’humour sont la plus noble façon de dire « je suis vivant » ». (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LES INNOCENTES (2015)
    Anne Fontaine s’est intéressée au récit de Madeleine Pauliac. Nommée médecin-chef de l’hôpital français de Varsovie en ruines, en avril 1945, elle était chargée de la mission de rapatriement à la tête de la Croix Rouge française. Dans le cadre de l’une de ses missions en Pologne, elle découvre l’horreur au sein d’un couvent. Le viol est l’arme de guerre la plus ancienne et elle est toujours d’actualité. Les Innocentes renvoient à cette sinistre réalité. Madeleine Pauliac mourra en février 1946 mais elle avait consigné de quelle manière elle est intervenue auprès de ces religieuses, trente Bénédictines, violées par l’armée russe. Son récit, ainsi qu’une recherche active aux archives ont servi de base à ce nouveau film d’Anne Fontaine avec Lou de Laâge, dans le rôle de Madeleine, rebaptisée Mathilde. Elle est très convaincante dans ce rôle de jeune femme murie avant l’heure par les événements et par son engagement dans la guerre dont elle affronte les conséquences. Aussi se trouvera-t-elle appelée au chevet d’une religieuse prête d’accoucher. L’approche de la jeune femme est difficile. Elle ne veut pas être examinée, ni touchée. Elle devra cependant subir une césarienne. La jeune médecin se rendra à plusieurs reprises au couvent, clandestinement. Entre appréhension et conviction religieuse, révulsion de ce qui leur est arrivé, les religieuses sont nombreuses à être enceintes et sur le point d’accoucher. Elles ont été violées à plusieurs reprises. Le viol d’une religieuse en temps de guerre est un « must » ! Comment garder la foi, comment continuer à vivre sa spiritualité malgré tout ? Mathilde, fille de parents communistes, observe avec tendresse ces sœurs que leur engagement impressionne. Belle séquence que celle où elles chantent du Grégorien, les regards levés vers ce ciel qui leur a envoyé cette épreuve abominable, comme en une interrogation muette. L’esthétique rappellera Ida, mais Anne Fontaine n’a pas choisi de traiter son film en noir et blanc pour ne pas rajouter au tragique. Flottant sur leur longue robe noire, les coiffes blanches des religieuses qui marchent dans la campagne polonaise enneigée offrent un contraste saisissant et évoquent colombes ou corbeau… Car la Mère Abbesse va « se perdre pour sauver » ses sœurs, commettant l’irréparable. Dans ce film d’une facture classique que d’aucuns trouveront trop sage, la présence de Vincent Macaigne crée des bouffées de fantaisie bienvenues. Médecin avec lequel Mathilde travaille, Samuel est également son amant. En ces temps troublés, tandis qu’il a perdu ses parents dans un camp, leur amour est libéré de toute contrainte et se vit au jour le jour. Vincent Macaigne promène sa dégaine non conventionnelle dans ce film qui l’est un peu trop. Les Innocentes est un bel hommage rendu aux femmes, à leur courage, leur détermination, leur capacité à faire face et à aller de l’avant. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • ROSALIE BLUM (2015)
    Habitué des plateaux de cinéma aux côtés de son illustre père, Julien Rappeneau n’avait cependant jamais réalisé de film, pas même de court métrage – la procédure habituelle pour entrer dans la cour des grands. Coup d’essai et coup de maître, Rosalie Blum réussit autant à faire sourire, à charmer qu’à émouvoir. Surtout, ce film rend heureux et en ces temps tristes il est donc grandement recommandable. Rosalie Blum est une adaptation du roman graphique éponyme de Camille Jourdy, une trilogie éditée aux éditions Actes Sud. L’histoire, comme le principe narratif, a séduit Julien Rappeneau. L’univers poétique de ce film avec ses personnages « arrêtés », que la rencontre avec Rosalie Blum va éveiller à la vie, a rencontré un écho chez ce réalisateur que l’on connaît comme scénariste et dialoguiste. Précisément, les dialogues sont savoureux, portés par des comédiens tous excellents : Noémie Lvovsky, mystérieux et écorché personnage de Rosalie, Kyan Khojandi qui s’impose de plus en plus au cinéma et trouve ici un premier rôle où il est parfait, la lumineuse Alice Isaaz, Anémone que l’on n’avait plus vue si bien dans un film depuis longtemps et l’inénarrable Philippe Rebbot qui promène avec lui son univers fantaisiste, avec drôlerie, en artiste de théâtre dresseur de chow-chow, à défaut de lion, et qui élève un caïman dans sa baignoire. Rosalie Blum est très astucieusement construit en trois actes et en scènes qui se répondent et correspondent entre elles comme un puzzle réjouissant pour le spectateur. Il y a un côté jubilatoire à suivre les pérégrinations des personnages et en premier lieu Vincent Machot alias Kyan Khojandi qui opère une filature assidue de l’étrange Rosalie dans la ville de Nevers, avant que lui-même ne soit suivi par une bande de filles qui jouent aux espionnes et échafaudent des scénarios rocambolesques, prenant Vincent pour un assassin en puissance alors qu’il est un grand rêveur amateur de cerfs-volants. Par sa lumière, sa couleur, son décor stylisé, le film participe visuellement et esthétiquement de cet effet « fable » tout en préservant une dimension réaliste qui nous permet de nous sentir proche des personnages. A l’heure ou la bonté, la gentillesse, ce qui relève de la délicatesse et du profondément humain, sont considérés avec cynisme, un film comme Rosalie Blum met dans un état d’apesanteur et donne le sourire. Très justement, Noémie Lvovsky déclarait que les personnages du film étaient des « gens de rien » : « ils forment une « bande de losers absolus aux yeux de la société tandis que Julien (Rappeneau) les regarde et les raconte autrement. Il voit leur grandeur. Et ce qu’il leur donne à gagner, à la fin, est beaucoup plus profond, plus important que ce que l’on cherche à gagner en général. Le regard de Julien, mêlé à celui de Camille Jourdy, fait de ces gens en marge, gris et invisibles, de grandes et belles personnes. » (Son site : Ecrivain de votre vie
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  • TEMPETE (2015)
    A l’instar de Jean-Charles Hue – on se souviendra de Mange tes morts : Tu ne diras point - Samuel Collardey fait rejouer leur propre vie aux protagonistes de son film, ce qui lui donne un cachet authentique tout particulier. Le père, Dominique Leborne, a eu le prix Orizzonti du meilleur acteur à la Mostra de Venise. Cependant, il ne veut pas courir les castings. Son rêve est d’aller bourlinguer avec son fils. Samuel Collardey fait mentir ceux qui diraient que le cinéma français est incapable de réalisme social avec l’émotion dont font preuve les Anglais. Une séquence rappellera d’ailleurs Raining Stones de Ken Loach. Samuel Collardey n’aime pas que l’on qualifie son film de docu-fiction. Il a raison. Ce serait réducteur. En effet, un vrai désir de cinéma anime ce film dont la séquence d’ouverture, prise d’hélicoptère, sur un bateau pris dans une tempête, révèle la dureté du métier de marin-pêcheur ; frêle esquive ballottée par les vagues. L’homme est fragile face aux éléments et ce métier est aussi pénible qu’il y a un siècle. Pourtant, Dominique comme son père, n’a jamais envisagé de faire un autre métier et son fils, à son tour, se destine à cette vie de marin-pêcheur. A terre, les familles vivent avec la peur au ventre que leur pêcheur, mari, amant, père, ne revienne pas de ces longues journées en mer. Samuel Collardey s’interroge sur cette question de l’absence avec la figure actuelle d’un père qui a la garde de ses deux enfants. Comment concilier cette vie sur la mer avec l’éducation des enfants, aujourd’hui adolescents ? Dom a pourtant toujours assuré, jusqu’au drame qui se joue. La tempête du début du film va laisser place à une tempête familiale qui bouleverse les cœurs. La fille de Dom, Mailys, 16 ans à peine, est enceinte. Un avortement thérapeutique lui est conseillé. Une assistante sociale laisse entendre à Dom qu’il faudrait qu’il change de rythme de travail s’il veut conserver la garde de ses deux adolescents. S’acheter son propre bateau lui permettrait de partir le matin et rentrer le soir. Mais sans apport d’argent personnel, la difficulté est insurmontable. Tempête est un film qui raconte l’histoire personnelle d’une famille mais dont le sujet - le combat de Dom pour trouver une issue à sa situation précaire - touche au cœur par sa dimension universelle. Le film est servi par cet homme au talent remarquable de comédien – car il ne s’agissait pas d’être seulement ce qu’il est dans la vie, il a fallu opérer un vrai travail d’acteur. Samuel Collardey a transformé ces gens du quotidien en personnages romanesques. C’est ainsi qu’il a pris quelques liberté avec la réalité pour construire un récit qui transmette une émotion juste et palpable et il l’a filmé avec les outils de la fiction. Il ne s’agissait pas de faire un documentaire sur la famille Leborne mais d’élever leur histoire au rang d’une vraie histoire de cinéma. Tempête est à hauteur de cette ambition. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LES PREMIERS, LES DERNIERS (2015)
    Bouli Lanners, aux côtés d’Albert Dupontel, a réalisé un film qui leur ressemble. Ces deux comparses sont de la même génération et tous deux, acteurs et réalisateurs, se situent hors des sentiers battus. Loin du registre de la comédie à laquelle ils sont souvent assimilés, ils interprètent, dans ce film crépusculaire, une partition toute de nuances de personnages de chasseurs de prime, en proie au vide existentiel. Les cinéphiles seront ravis. Le film de Bouli Lanners surprend de bout en bout par son casting. Chaque apparition d’un nouveau personnage est jubilatoire et ouvre le film sur d’autres références cinématographiques qui le nourrissent. Celle de l’interprète du Septième Sceau en est une. Impressionnant Max Von Sydow ! Celle de Michael Lonsdale l’est également, si investi dans son rôle dans Des hommes et des dieux et que l’on sait catholique engagé. Seul ce comédien remarquable, et habité, pouvait dire à Gilou, le personnage joué par Bouli Lanners, « Vivre ce n’est pas seulement respirer ! » Et lui encore, rappelle la parabole biblique à laquelle le film emprunte son titre. Le film de Bouli Lanners est traversé par une démarche spirituelle fondée sur l’amour et le partage. Si Les Premiers les Derniers est un film sombre, il va vers la lumière et appelle à l’action. C’est de l’homme d’abord dont il est question dans ce film qui lorgne du côté de Ford, Leone et Bergman, avec des plans qui embrassent le ciel et la terre de La Beauce en plein hiver, digne des paysages des Western sauvages où évoluent les personnages. D’ailleurs, Albert Dupontel se nomme Cochise, comme le chef apache dont il a le port altier et le sang-froid. Gilou est plus fragile, à fleur de peau. Dans ce no man’s land désolé et hors du temps, à la recherche d’un téléphone volé au contenu compromettant, Cochise et Gilou mènent leur enquête. Ils vont croiser différents personnages - des vrais méchants, un couple de marginaux en cavale, une femme au grand cœur magnifiquement incarnée par Suzanne Clément, et même une momie - et vivre des situations qui renvoient à notre société, ramenant l’abstraction initiale dans le réel. Et Jésus est de la partie, auquel Philippe Rebbot prête sa longue et maigre silhouette. Comme le dit Bouli Lanners, « Philippe, c’est Jésus dans une peinture du Gréco ». « Pour moi, dans le film, Rebbot, c’est le vrai Jésus, c’est donc un homme. Un homme qui doute, un homme qui sent bien qu’un destin particulier l’attend mais qui ne sait pas exactement où. Un homme qui se sert de son flingue aussi. Un Jésus de western ! C’est mon Jésus. Il ne va pas plaire à tout le monde, mais je m’en fous ! » Il nous a plu ! Et c’est tout le ton du film de Bouli Lanners qui nous a séduits avec ses deux comédiens si attachants, au-delà, ou à cause de leur tristesse et de leur mal de vivre qui les rendent si profondément humains. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • CHOCOLAT (2015)
    L’expression « être chocolat » date de la fin du 19ème siècle, lorsque tout Paris riait des facéties burlesques d’un duo de clowns du nom de Footit et Chocolat. Il s’agissait d’un duo formé par un blanc et un noir qui inspirèrent les figures du clown blanc et de l’Auguste. Chocolat se prenait des coups de pieds au derrière, et des baffes qui le faisaient tomber par terre, à la grande joie des spectateurs, en cette période où la France étendait son empire colonial. Il était grand temps qu’un film réhabilite la mémoire de cet artiste. Très peu d’archives témoignent de la vie de Chocolat, contrairement à celle de Footit, son partenaire. Cependant, des affiches publicitaires de l’époque, des jouets en bois et des tableaux de Toulouse Lautrec représentent le personnage de Rafaël Padilla, alias Chocolat. Roschdy Zem a tout de suite était séduit par l’idée de faire un film sur cet homme tombé dans l’oubli, à la lecture du livre de Gérard Noiriel, Chocolat, clown nègre. L’intérêt de raconter la vie d’un personnage qui présente des lacunes est la liberté que cela offre du point de vue fictionnel. Aussi, la rencontre des deux clowns ne se fait pas à Paris, comme dans la version officielle, mais dans un petit cirque pauvre de province, basé en rase campagne et c’est à Freaks auquel on pense, avec cette troupe de bric et de broc et les personnages d’un nain et d’un géant. Il ne lui ressemble pas mais lorsque nous savons qui il est, difficile de ne pas penser à son illustre grand-père ! Footit, incarné par James Thierrée, est le petit-fils de Charlie Chaplin lui-même dont il a hérité une souplesse du corps. Homme de cirque aguerri aux acrobaties, il a travaillé avec Omar Sy qu’il a initié pour mettre au point leurs numéros de clowns. Ils sont parfaits de drôlerie, jouant de leurs corps sur un tempo au service du burlesque. La recréation de ce monde du spectacle et du Paris de la fin du 19ème siècle est une réussite par son esthétique et l’ampleur de sa mise en scène. Une scène où Chocolat, devenu un homme très riche, invité dans les cercles bourgeois, visite l’Exposition Universelle de 1889, montre toute l’ambiguïté de la position de cet homme qui se retrouve face à un « indigène » parqué comme une bête curieuse. Le film est à hauteur de ses ambitions avec un casting impressionnant. Roschdy Zem a voulu, comme il le dit, confronter Omar Sy a des comédiens d’envergure pour qu’il donne le meilleur de lui-même : Olivier Gourmet, Frédéric Pierrot, Clotilde Hesme et Alex Descas dont le personnage d’intellectuel engagé va éveiller la conscience de Chocolat. Il s’agit d’un film très personnel de Roschdy Zem qui a vu des similitudes avec son propre parcours d’enfant issu de l’immigration, dans le monde du cinéma, et avec celui d’Omar Sy et de Chocolat. Aussi, Chocolat prend-il conscience de l’exploitation qui est faite de sa personne et il aura l’ambition de sortir de son rôle de comique pour jouer Othello. Mais la chute est cruelle et l’issue tragique. Le rideau tombe et il aura fallu près d’un siècle pour que l’on redécouvre cet homme. Ce rôle marque un tournant dans la carrière d’Omar Sy mais c’est à son personnage qu’il pense : « Quand le succès d’Intouchables a éclaté et qu’on m’a décerné un César, j’ai souvent entendu dire que j’étais le premier artiste noir en France à atteindre une telle notoriété. Pour remette les choses à leur place, j’aimerais qu’on se souvienne dorénavant qu’avant moi... il y a eu Chocolat. » (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • VENDEUR (2015)
    Réalisateur de nombreux courts et moyens métrages distingués par la critique, Sylvain Desclous signe ici son premier long, nourri de son expérience dans l’organisation de séminaires d’entreprises. Si Vendeur est un portrait au vitriol des bonimenteurs, derrière le bonimenteur peut se cacher un homme fragile et cassé par son métier. Avec Gilbert Melki (Serge) et Pio Marmaï (Gérald), le film dessine une histoire tendue et émouvante entre un père et son fils. Le premier est un as de la vente, spécialisé dans les cuisines, le second rêve d’ouvrir un restaurant. Rien cependant ne lie les deux hommes qui ont des personnalités opposées. Gérald a besoin d’argent pour financer les travaux de son restaurant et demande à son père de lui trouver un travail de vendeur. Ce doit être temporaire. Et sans doute pas difficile ! Or, la concurrence est féroce entre les vendeurs et ferrer un client, le baratiner et réussir une vente n’est pas à la portée de tout le monde. Gérald va en faire les frais et son père, Serge, qui s’est engagé pour lui, va devenir son coach. Il suffit de jouer un rôle, d’improviser comme sur une scène de théâtre ! Pari réussi, le fils surpasse le père mais sans voir l’envers du décor et la réalité de ce qu’il vit. La fêlure de ce personnage qui intéressait le réalisateur est son extrême solitude, son alcoolisme festif, la drague, les paillettes dans les boites de nuit et la cocaïne pour tenir le choc après une nuit sans sommeil. C’est aussi l’âge qui gagne avec les bobos qui vont avec et les alertes cardiaques qui conduisent Serge à l’hôpital avec l’interdiction de reprendre le travail. Si seulement son fils ne décidait pas de prolonger cette expérience de vendeur, prenant goût à cette vie en apparence brillante où le champagne coule et les filles sont faciles ! Le travail de sape confondu avec un vrai sauvetage de son fils va conduire Serge à accomplir la plus belle réussite de sa vie. L’émotion est au rendez-vous avec ce père qui se bat pour que son fils ne commette pas les mêmes erreurs que lui, ayant tout sacrifié à son travail, à commencer par son couple et sa relation avec son fils. Sébastien Desclous sait filmer ces corps d’hommes qui s’étreignent avec retenue et pudeur pour mieux filmer quand ils craquent, solitaires, comme des fauves auxquels il est fait référence dans une autre scène qui parle de filiation entre Serge et une jeune femme qui pourrait être sa fille spirituelle, étudiante en Master Marketing et qui paye ses études en se prostituant (Sara Giraudeau, parfaite). Pute et vendeur c’est un peu pareil, lui dira-t-elle. Rien de glauque cependant, de l’amour et de la tendresse et des fausses pistes pour mieux étonner le spectateur. De même une séquence de Serge avec son propre père qu’il voit trop peu, moment apaisé au bord d’une rivière où ils pêchent, ouvre le film sur un autre moment sensible. Outre la maîtrise narrative et formelle, ce film se distingue par un choix esthétique qui rend beaux ces espaces de centres commerciaux habituellement froids, gris et tristes. Sébastien Desclous connaît bien ces lieux et il a choisi des teintes chaudes et des références au cinéma américain des années 70. Le prologue du film est remarquable qui ouvre sur le réseau autoroutier du périphérique parisien en suivant Serge dans sa BMW d’un autre âge, porté par une musique qui donne une ampleur et un souffle à son trajet dans le flot de la circulation. Lui-même a le look des hâbleurs de la belle époque, moins proche de Patrick Abitbol dans La vérité si je mens que d’un Al Pacino ou autre Ben Gazzara, le costume bien taillé avec manteau long et bague au petit doigt, en ayant de la prestance au milieu des belles de nuit qui paillonnent autour de lui dans les bars. Gilbert Melki joue sa partition tout en finesse et nous rappelle qu’il est un grand comédien devenu trop rare ces dernières années et qui mérite une place plus grande dans le cinéma français. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • VINGT ET UNE NUITS AVEC PATTIE (2015)
    Les frères Larrieu nous ont habitués à des films hors des sentiers battus. Ce nouveau film savoureux et désopilant ne décevra pas. Autour d’une Karine Viard, dans le rôle de Pattie, avec une gouaille bien à elle, tous sont parfaits, Isabelle Carré, André Dussolier et Denis Lavant dans un tout petit rôle mais mémorable. Les frères Larrieu ont tourné sur la terre de leur enfance, dans le massif de la Montagne noire où ils passaient leurs vacances, dans une grande maison où se déroulait déjà leur première réalisation, Fin d’été (1997). La nature a toujours été au cœur de leurs films, comme un écrin aux sentiments et sensations des personnages qu’elle leur révèle ou qui les y précipite. Ici, une baignade dans un lac est un baptême à la sensualité, et un orage le lieu des pulsions érotiques. Les films des Larrieu témoignent d’une vitalité revigorante sur les variations de l’amour et sur la liberté. Ils sont les dignes fils des années 70. A l’ère d’Internet et du tout permis, leur film qui parle de sexualité à travers les récits de Pattie est d’une belle audace. Les frères Larrieu ont rencontré en vrai cette femme bien peu timide. Ils ont eu raison d’avoir choisi Karine Viard au corps hyper féminin pour jouer cette terrienne au langage cru. Elle transcende l’obscénité des mots par la joie et l’exubérance de la parole. La sexualité est dans le texte, très suggestif. Face à elle, dans le rôle de Caroline, Isabelle Carré au corps gracile et juvénile va traverser le film comme un personnage de conte et connaître, comme dans les contes, une transformation. Car il s’agit bien de cela. Le titre du film renvoie aux Mille et une nuits. Caroline qui arrive au début du film, après un long voyage, dans cette grande maison où des hommes se baignent dans la piscine, évoque un Ulysse au féminin face à de drôles de sirènes. Une apparition de Denis Lavant en bûcheron lubrique vaut le détour - incarnation d’un satyre sylvestre peut-être ? Mais l’audace de ce film tient également à son sujet. Caroline se rend auprès de sa mère qui vient de décéder. Elle ne l’a connait pas et va apprendre avec Pattie à découvrir qui était cette avocate volage. Son père non plus, elle ne l’a pas connu. Or, le cadavre disparaît et il est question de nécrophilie. Débarque un homme qui a été très amoureux de la défunte. André Dussolier, toujours parfait, va incarner pour Caroline ce père mystérieux qui se dit écrivain et qui pourrait être Jean-Marie Le Clézio lui-même dont elle trouve une dédicace dans un livre de sa mère. La liberté avec laquelle les Larrieu jouent avec les genres est réjouissante, n’hésitant pas à explorer la piste policière et le fantastique, en mettant en scène, littéralement, le fantôme de la mère de Caroline. Comme le dit Jean-Marie Larrieu : « Nous avons choisi de faire un film assez lumineux, dionysiaque, tout en regardant ce qu’il est possible de réaliser avec des forces noires, morbides. Une sorte de conte lucide par rapport à la psychanalyse. » Cela donne un film étonnant qui surprend jusqu’à la fin. (Son site : Ecrivain de votre vie
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  • DEMAIN (2015)
    Le projet de ce documentaire remonte à 2010. Déjà, Cyril Dion ne voulait pas être catastrophiste sur l’état de la planète mais proposer une vision d’avenir. Engagé dans la campagne présidentielle de 2012 aux côtés de Pierre Rabhi, dans le Mouvement Colibris, le projet s’est vu accompagné par la présence de Mélanie Laurent, alertée par une étude scientifique parue dans la revue Nature en 2012 : « Jusqu’à la découverte de cette étude, il ne s’agissait « que » de faire un film positif. Tout d’un coup, cela devenait nécessaire. » « Ce n’est pas un documentaire écolo, c’est un regard sur la société telle qu’elle pourrait être demain… » Et ce film donne furieusement confiance dans la possibilité d’échapper au fatalisme d’un monde subclaquant, au vu des initiatives qui s’offrent, déjà testées dans différents pays. Reste à s’en inspirer ! Demain montre que les problèmes ne peuvent être traités indépendamment : « L’agriculture occidentale par exemple est totalement dépendante du pétrole. Changer de modèle agricole, c’est aussi changer de modèle énergétique. Mais la transition énergétique coute cher, il faut donc l’aborder sous l’angle économique. Malheureusement l’économie est aujourd’hui créatrice d’inégalités et largement responsable de la planète, il est nécessaire de la réguler démocratiquement. Mais pour qu’une démocratie fonctionne, elle doit s’appuyer sur des citoyens éclairés que l’on a éduqués à être libres et responsables. » Lumineux et clairs propos de Cyril Dion qui résument absolument l’effet boule de neige des mesures qui peuvent être prises pour relever le défi d’un nouveau modèle de société ! Son documentaire est lui aussi très pédagogique et jamais ennuyeux. A travers le monde, à la rencontre de ces hommes et ces femmes engagés dans des actions originales, le film a la vertu d’être enthousiaste et contagieux car il donne des solutions et elles sont facilement applicables comme les jardins partagés urbains ou bien les monnaies locales dont Strasbourg bénéficie d’ores et déjà avec les « Stücks ». Elle n’est pas en reste non plus en ce qui concerne les efforts faits en faveur des déplacements à vélo. Mais Copenhague est championne. C’est plus d’un tiers des développements quotidiens qui s’y font à vélo, évitant aujourd’hui 90 000 tonnes de CO2 par an. A ceux qui diraient que l’écologie coûte cher, le PDG de Pocheco, dans le Nord-Pas-de-Calais, s’insurge. Depuis 20 ans, il applique des principes « écolonomiques » à son activité fondée sur les trois piliers du développement durable : préservation de l’environnement, respect des salariés et du dialogue social, gains de productivité. Il est devenu maître dans l’art de dépenser en étant plus vert ; un patron qui donne envie d’aller travailler ! Car le changement doit agir en profondeur. Emmanuel Druon montre qu’une direction écologique et sociale et la participation de tous donnent du sens au travail de chacun et permettent une constante amélioration des relations humaines, donc de l’efficacité. Demain prouve que l’écologie n’est pas facteur de décroissance. En repensant la société et notre système économique autrement, ce sont des emplois nouveaux qui seront créés. Nous sommes loin d’une vison bobo branchée ou de la perspective d’une société anti progressiste. Demain s’achève sur le chapitre « éducation ». Les pays scandinaves sont des modèles et donnent confiance dans la meilleure des sociétés possibles à venir. Petit enfant deviendra grand ! (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LA VOLANTE (2014)
    Ils s'étaient distingués avec Le Rat puis avec Camping Sauvage, deux films d'une grande noirceur avec lesquels les deux réalisateurs imposaient un univers bien à eux et une façon de filmer efficace. La volante confirme un savoir-faire cinématographique indéniable avec une Nathalie Baye étonnante dans un rôle que le cinéma ne lui avait jamais offert jusque là. Fine stratège, grande manipulatrice et femme à fleur de peau en proie à un chagrin insurmontable, elle joue sa partition avec brio, face à un Malik Zidi qui fait regretter d'être si rare au cinéma. Une volante dans le jargon de l'administration, est une secrétaire intérimaire qui passe d'un poste à un autre. Le mot peut évoquer une voleuse et quelqu'un de violent. Les deux réalisateurs se sont inspirés de ces femmes qui ont une position toute particulière dans l'entreprise en ayant un savoir omnipotent sur les affaires en cours et souvent sur la vie privée de leur patron. La figure de la secrétaire, objet de nombreux fantasmes, a nourri cette fiction. Sur un scénario original, il s'agissait de tester les ressorts d'un tel personnage, fort de son pouvoir, pour construire un thriller. Marie-France, avec ses tenues classiques et sa coupe bon chic bon genre, entre au sein de la boite où travaille Thomas pour remplacer la secrétaire. Très tôt, elle s'impose comme une aide indispensable pour ce père de famille, séparé de la mère de son fils. Or, son fils d'une dizaine d'années est né la nuit où Thomas a renversé un jeune homme par une pluie battante. Il n'a pas vu dans le couloir de la maternité une femme déchirée par le chagrin, la mère de ce jeune homme, Marie-France. Est-ce son vrai nom ? Elle reste énigmatique tout le long du film. Quelques indices signalent son dérèglement psychique et la violence dont elle pourrait être capable. Une ellipse de neuf ans sépare cet accident mortel de l'embauche de Marie-France. Elle s'est métamorphosée et elle habite en face de Thomas dont elle épie tous les faits et gestes. Elle va aller au-devant de ses désirs et se conduire comme une mère pour lui. Les défenses vont tomber, Marie-France fera partie de la famille et ira jusqu'à épouser le père de Thomas, veuf depuis de nombreuses années. Le suspens joue sur les motivations de Marie-France. Que veut-elle ? Quel est son but ? Il serait dommage de dévoiler le tour surprenant de ce film tendu, à l'esthétique anxiogène, jouant avec les codes du film noir et avec le spectateur qui se plaira à retrouver des références aux films qui ont marqué les deux réalisateurs. Bien sûr, Hitchcock, le maître du genre, est largement cité avec des clins d'oeil à Fenêtre sur cour, Psychose ou Pas de Printemps pour Marnie, avec le personnage de la secrétaire au passé trouble. On retrouvera aussi des influences de Bernard Herrmann dans la partition musicale toute en tension composée par Jérôme Lemonnier. Marie-France pourrait être une sœur de Cathy Bates dans Misery et les connaisseurs de Shining reconnaîtront les indices qui s'y rapportent. La volante se nourrit de ces références et construit une histoire aux ressorts et rebondissements inattendus, dans un style efficace, pour le plus grand plaisir du spectateur. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • VANDAL (2013)
    Prix Jean Vigo en 2009 pour son moyen métrage Les paradis perdus, Hélier Cisterne signe son premier long métrage avec Vandal, film tourné à Strasbourg. Après avoir vu ce film, les spectateurs ne regarderont plus les graffitis sur les murs de la même façon. Le tournage s’est déroulé entre l’Alsace et la Région Rhône-Alpes. Certaines séquences ont été tournées au lycée Le Corbusier, à Illkirch-Graffenstaden. D’autres dans des rues de Strasbourg. Un plan des toits de la ville rappelle que la cathédrale est décidément très belle, avec sa flèche unique. Nombreuses sont les séquences tournées de nuit, car c’est alors que les graffeurs agissent. La zone industrielle du Port du Rhin, ainsi que sa gare de triage ont été exploitées. L’ancienne usine Schutzenberger à Schiltigheim a rouvert ses portes pour les besoins du tournage. Pisco Logik, un artiste strasbourgeois qui se fit connaître dans les années 90, et Orka, un artiste parisien, ont collaboré au film pour lequel ils ont été coaches graffiti des comédiens. Lokiss, artiste multiforme, l’un des premiers graffeurs qui fit parler de lui en France dans les années 80, a également collaboré à ce film pour lequel il a réalisé la plupart des fresques. Chérif a 15 ans. Adolescent renfermé et solitaire, mal dans son lycée, il se voit envoyé chez son oncle et sa tante à Strasbourg pour y reprendre un CAP en maçonnerie. Même si sa nouvelle famille d’adoption est bienveillante, il n’a pas trouvé d’apaisement. Il le trouvera grâce à une fille de sa classe devenue sa confidente et son amoureuse. Surtout, un autre monde s’ouvre à lui lorsque son cousin lui fait découvrir la vie nocturne des graffeurs qui oeuvrent sur les murs de la ville. Cette première séquence est l’une des plus intéressantes. Elle campe avec ces silhouettes en ombres chinoises, virevoltant devant un mur, un univers magique où la nécessité de la création artistique flirte avec le danger. L’interdit, l’urgence, la peur d’être pris par la police, tandis que, sur le mur, la fresque se déploie. Elle fascine Chérif et nous, spectateurs, découvrons autrement ces graffitis qui habitent les murs des villes, dans les lieux les plus improbables. Mais Vandal n’est pas qu’un film sur les graffitis. Hélier Cisterne s’est intéressé à l’adolescence : « cet âge écartelé entre les univers familiaux, amicaux et amoureux que l’on sait être les espaces de toutes les confrontations. La scolarité aussi, qui est alors tendue par l’angoisse et les choix d’orientation et d’avenir. Loin de l’insouciance, cette période est pourtant encore traversée par des fantasmes et des aspirations qui subliment le quotidien. » Vandal est un film qui brise heureusement les clichés. Chérif n’est pas un délinquant, il n’est pas violent. Il fait un stage dans le milieu du bâtiment avec des hommes de la génération de son père – des nostalgiques d’une culture arabo-musulmane dont ils connaissent encore des chansons. Chérif les écoute parler en arabe, chanter leur tristesse mais il ne se sent pas concerné. Quant à Elodie, son amoureuse, elle est noire et en CAP maçonnerie. Ainsi s’oriente le film, autour de personnages incarnant une jeunesse qui a d’autres aspirations que leurs aînés. La bonne idée d’Hélier Cisterne fut d’encadrer ses jeunes interprètes vraiment prometteurs – Zinedine Benchenine et Chloé Lecerf – par Jean-Marc Barr, Ramzy et Marina Foïs. En peu de scènes, ils s’imposent et rappellent qu’on est au cinéma. Leur relation avec les adolescents, joue à la fois sur une incommunicabilité et sur beaucoup d’amour. Les adultes mettent les jeunes sur les rails de leur destin, ils sont leur force de vie. Enfin, la musique aussi emporte le spectateur dans un univers qu’il n’attend pas. Frank Beauvais, consultant musique, a ce talent-là. Lorsqu’il intervient sur un film, on reconnaît désormais sa patte. Strasbourg peut s’enorgueillir de l’avoir vu grandir. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LES INVISIBLES (2012)
    Cinéaste, documentariste, collectionneur de photos amateurs, c’est en voyant des clichés de vieilles dames à l’allure bourgeoise, très « vieille France », que Sébastien Lifshitz eut l’idée de son film. S’aimaient-elles ces femmes enlacées ? Il décida de mener une enquête sur l’homosexualité vécue par des hommes et des femmes, nés entre les deux guerres, et vivant ouvertement leur amour.
    L’enquête dura deux ans : « J’ai tenu à ne prendre que des anonymes, mélanger les classes sociales et les lieux de vie pour amener le plus de diversités sociales dans le film. » Le résultat est passionnant et réconcilie avec le grand âge. Les histoires de ces témoins sont une belle leçon d’amour et de vie. Ces hommes et ces femmes de plus de 70 ans, cheveux gris et visage parcheminé, sont d’un dynamisme impressionnant et leurs récits sont édifiants car ils racontent l’histoire et l’évolution de l’homosexualité en France.
    Selon le milieu social, il était plus ou moins difficile de vivre ses penchants amoureux. Il y a celui qui a grandi dans le milieu paysan et qui a été bisexuel, n’ayant cependant jamais voulu partager sa vie avec une femme. Sa sexualité fut précoce et elle resta gourmande. Un autre a énormément souffert. Quel n’était pas son trouble quand il avait une érection irrépressible dans les douches, après le sport, dans les vestiaires de cette grande école où il était étudiant ! Il dut partir au loin, à l’étranger, pour fuir sa dépression liée à son impossibilité de vivre son homosexualité au grand jour.
    Enfin, 1968 et ses combats libérèrent la parole et la société. Grâce à ce mouvement dans lequel elle s’est impliquée, l’une des témoins raconte ce que fut son émerveillement, à 40 ans, de découvrir enfin le vrai amour, après avoir été mariée et eu des enfants. Monique, elle, a aimé les filles depuis toute petite. Elle éprouva une grande passion pour l’une de ses institutrices et jamais elle ne s’est imaginée dans les bras d’un homme. Pour elle, toute femme est une lesbienne refoulée. Comment peut-on imaginer vivre avec un être du sexe opposé, précisément que tout oppose ? Revendiquant cette vie marginale pleine d’une liberté dans laquelle elle s’est épanouie et vit avec bonheur, elle ne comprend pas ce combat pour le mariage qu’elle trouve tellement « plan-plan ». Pourquoi vouloir mener une vie comme celle des hétérosexuels ?
    Le film de Sébastien Lifshitz est porté par la joie de témoigner de ces hommes et de ces femmes qui ont participé à ce combat pour que les homosexuels puissent vivre au grand jour leur amour et qui sont pourtant invisibles dans notre société ; les médias préférant parler des jeunes gays sémillants. Ce film leur donne enfin la parole. Ils font plaisir à voir et à entendre. Leur leçon de vie et de bonheur est encourageante pour nous tous que le grand âge effraie. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • QUAND JE SERAI PETIT (2011)
    Sous ce joli titre plein d’allant, imaginez "une fois" les frères Dardenne dans La Quatrième Dimension et vous n’aurez qu’une non moins "petite" idée de la très sensible seconde réalisation du comédien Jean-Paul Rouve (toujours associé à Benoît Graffin, son coscénariste de Sans arme, ni haine, ni violence en 2008), miracle de conte nordique moderne qu’on ne saurait réduire ni au douloureux substrat familial qui le détermine, ni même à son postulat fantastique dont avec grâce et simplicité il se joue, solaire jusqu’au sublime.
    Buissonnier dans l’âme, le Robin sorti des bois l’est donc toujours, le temps ici d’une suite de week-ends rétrospectifs à Dunkerque, sa vraie ville natale (et celle du Karnaval façon Thomas Vincent, son deuxième film d’acteur en 1998), et fort loin des tapageuses extravagances d’Albert Spaggiari (autre gamin trop vite grandi), le personnage dont il avait d’abord endossé le costume, après Francis Huster, sous son propre objectif de débutant. "Je t’aime, je t’aime, je t’aime, voilà les seuls mots qui me viennent", aurait-on aujourd’hui, sur le générique de fin, l’irrésistible envie de lui chanter – ainsi qu’à tous ses merveilleux interprètes – en chœur avec Emilie Simon, laquelle côtoie Albinoni au service de sa nécessairement "petite" musique (qu’éclaire Jean-François Zygel et conduit Sarah Nemtanu, l’authentique, la si vibrante violoniste du Concert, tous deux à l’écran). La jeune compositrice de La Délicatesse (entretenue cet hiver par les frères Foenkinos) nous met du reste au diapason d’une démarche cinématographique où ce mot trouve sa pleine résonance, sans abus de langage. Autant dire que nous nous trouvons là immergés dans un doux flot d’images beaucoup moins trouble que troublant, et qui n’a que faire "de rouille et d’os" ! Malgré l’omniprésence de la mer (et du père !), le naturalisme de l’approche, l’attention portée aux humbles, la place de l’hôpital enfin qui pourraient le rapprocher de Jacques Audiard, Jean-Paul Rouve ne s’abîme heureusement jamais dans un vain exhibitionnisme : ni impudeur ni afféteries chez lui ; pas d’effets spéciaux, nul soupçon de complaisance. En adepte positif de la ligne claire, il préfère puiser dans le hors champ et les non-dits la force émotionnelle croissante de son récit.
    Préserve-t-on l’enfance en lui mentant, en occultant – pour combien de temps ? – la fin de tout, cette inacceptable mort qui, un jour ou l’autre, qu’on le veuille ou non, refait surface ? Pas si sûr, veut nous suggérer Quand je serai petit, car la gangrène étend ses insidieux ravages dans la frileuse procrastination quand la plaie vive se circonscrit et cicatrise sans autres dommages, ni plus profondes séquelles. A dix ans, Mathias, le futur paysagiste lunaire qu’incarne le cinéaste (suite au refus de l’acteur pressenti) n’a pu dire au revoir à son papa (Benoît Poelvoorde), emporté en douce par une tumeur cérébrale foudroyante : la faute à sa mère (Miou-Miou), qui, de son vivant, l’avait déjà effacé au profit de son amant brocanteur (le copain Gilles Lellouche, jeune et binoclard, puis Claude Brasseur, naturellement âgé). Trois décennies plus tard, doté à Paris d’une aimante épouse (l’Espagnole Arly Jover, radieuse attachée parlementaire) et d’une fille adolescente, pianiste en herbe (Lolita Offenstein, l’enviable enfant de son chef opérateur), nous le découvrons sur un ferry, entre Calais et Helsinki, tournant bientôt, ému et discret, autour d’un élève de collège qu’il reconnaît sans le connaître (Miljan Chatelain, Franco-Allemand, échappé au Ruban blanc de Michael Haneke) – et pour cause ! Ce timide gamin dunkerquois ressuscite celui qu’il fut, à l’âge exact de son premier deuil ; il porte d’ailleurs le même prénom et la même cicatrice que lui. En le suivant et en l’apprivoisant, chaque semaine, dans son modeste cadre de vie, il se liera d’entrée au double encore bien vivant de son propre géniteur défunt, animé par une passion identique pour les avions que le dimanche, comme d’autres vont pêcher, il photographie au décollage, en bordure des pistes. Mais se pourrait-il que ses jours soient pareillement comptés ?
    Benoît Poelvoorde, lui aussi marqué, dans son enfance, par le décès de son père, confère au film une part essentielle de son charme mélancolique et de sa chaleureuse humanité : on le savait prodigieux comédien, parfois en roue libre (et pas seulement sur le mémorable Vélo de Ghislain Lambert !) ; on ne l’avait peut-être jamais vu aussi simple, aussi nu et pudique à la fois – son fantôme étant de ceux qui vous réconcilient avec la vie, rappelant aux amateurs de surenchère que la grandeur du Septième Art se distille souvent mieux qu’elle ne s’étale ou ne se programme.
    Aubaine pour nous et le public de l’UGC CinéCité : avenant, Jean-Paul Rouve y était venu porter son beau bébé en avant-première, le 24 mai, escorté de sa splendide épouse de cinéma. Vue dans le récent Millenium de son vieil ami David Fincher (qui, tout comme Tony Scott, lui fit un temps faire de la pub), Arly Jover débuta ballerine à New York, puis deux fois vampire à Hollywood (face à Blade, alias Wesley Snipes, et Jon Bon Jovi) avant de basculer en France, hélas doublée, via L’Empire des Loups (aux côtés de Jean Reno). Avec Poelvoorde elle avait d’ailleurs déjà oscillé, aérienne, entre Les Deux Mondes de Daniel Cohen en 2007. "Petites" explications à deux voix :
    J.P.R. : Le film est né du croisement de deux éléments déclencheurs. Un fait réel d’abord, vécu par Elie Semoun : presque au même âge que Mathias, il n’avait, lui, appris la disparition de sa mère (décédée à 38 ans d’une hépatite) qu’après son enterrement. Je me rappelle sa terrible confidence : "Je n’en veux pas à mon père ; j’en veux à ma mère qui est morte". Une idée ensuite, surgie lors d’un voyage en train à Venise, devant un groupe d’enfants dont pas un, pourtant, ne me ressemblait ! Le projet s’avérant très difficile à financer, c’est pour des raisons économiques que j’ai ensuite transposé cette rencontre à bord d’un bateau : louer un train à la SNCF, avec son personnel, sur une ligne spéciale (Paris-Forbach !), coûte une fortune ! Et puis, ayant grandi à Dunkerque, je reste fasciné par les bateaux, ces grandes masses qui s’en vont. Quand un train part, tout semble encore possible : on peut en descendre, ce n’est pas pareil… Trois jours durant, nous avons ainsi bénéficié du merveilleux accueil de l’équipage de SeaFrance, dont on sait depuis le triste sort. Quant aux scènes d’aéroport (réduites au montage), nous les avons tournées à Ostende, où l’on peut encore s’asseoir près des pistes. Mais les photographes amateurs de décollages existent toujours et l’album de clichés pris par le père de Mathias est un vrai cahier de collectionneur ! Ce qui me plaisait dans cette activité, c’est qu’elle est futile, qu’elle ne sert à rien. L’avenir, pour moi, dépend de notre faculté à retrouver le goût de l’inutile. C’est aussi regarder ce qui se passe plus loin, trouver des signes de positivité. De ce point de vue, j’adorerais être croyant... Quand je serai petit, je souhaitais le dédier à mon fils et j’y ai vite renoncé parce que ce film, je l’ai voulu pour vous, avant tout. Alors je lui ai demandé de courir seul sur la plage déserte, sous le soleil, entre deux prises, et j’ai placé ce plan après le générique de fin, pour ne pas polluer l’attention du spectateur. C’est positif, un petit garçon qui file vers l’horizon, et ce n’est pas grave si on n’est plus là pour le voir… Je n’ai pas de nostalgie, seulement de la mélancolie. Je ne suis donc pas souvent revenu à Dunkerque, en dehors de ce tournage : je conserve la mémoire des gens, plus que des lieux. Mon histoire demeure optimiste, au fond, même si je ne voulais pas d’une conclusion qui ne fût pas réaliste. Certes, nous avons tous la possibilité de « refaire », le problème n’est pas là. Les questions qui se posent alors sont celles-ci : qu’est-ce que je vais changer et est-ce qu’il faut changer ? Parce qu’il a foi en cette seconde chance et qu’il espère modifier « son » destin, Mathias met en péril son bonheur présent et devient presque obsessionnel. Or le cinéma seul peut opérer ce bouleversement auquel, dans la vie, il nous arrive tous d’aspirer. Il fallait donc au moins lui imposer une contrainte géographique, une longue route à parcourir. Moi, quand je tourne, j’ai beau refaire des prises, je finis presque toujours, au montage, par garder la première. J’en déduis que la première prise de la vie est souvent la plus belle… La musique fluctue davantage : j’envisageais d’utiliser « Space Oddity » de David Bowie avant de découvrir la jolie version qu’en a livrée Emilie Simon. Je me suis dès lors adressé à elle pour lui demander un mélange de Furyo (R. Sakamoto) et de 37°2 le matin (G. Yared) ; je ne m’attendais pas au cadeau de sa chanson ! J’avais en outre besoin d’un "tube" classique et j’ai choisi Tomaso Albinoni parce qu’il n’est désormais plus connu que pour la seule oeuvre qu’il n’ait pas écrite ! Mon scénario est construit sur un mensonge réitéré et nous devons en réalité l’illustre Adagio qui le traverse à un obscur musicologue italien, Remo Giazotto, qui l’a composé (sur la base d’un fragment de sonate) après la destruction de la plupart des partitions de son auteur pendant le bombardement de Dresde en février 1945… Mais plus fondamental, plus périlleux surtout me paraissait l’apport du petit Mathias. Dans les films, les enfants jouent souvent mal et ce que je demandais à Miljan Chatelain pouvait s’avérer très compliqué pour un garçon de dix ans. Ma peur m’a donc conduit à filmer nos échanges avec deux caméras, en essayant de lui voler des choses. J’avais demandé à ses parents de ne surtout pas lui faire apprendre son texte pour éviter qu’il ne le récite : il n’y a rien de pire ! On tournait sans dire "Moteur !" et je le reprenais régulièrement, je changeais même l’ordre des phrases pour trouver sa vérité.
    A.J. : Moi, j’ai beaucoup conversé avec Jean-Paul avant le tournage. Son histoire m’avait émue dès la première lecture, même si, grâce à sa générosité, le film s’est révélé plus beau encore que le scénario. Je garde enfin le goût du fantastique : c’est ce genre qui m’a permis de naître au cinéma, je ne sais pourquoi, sans doute parce que j’avais une tête de vampire ! (Rires).Mais ce qui m’a plus particulièrement touchée, c’est l’amour qui m’unit à Mathias. Il se situe au-delà de l’ego et résiderait pour moi dans ces simples mots : "Je marche avec toi. Je veux comprendre, mais je suis là. Montre-moi". Elle ne s’indigne pas, ne se sent pas blessée, ne commet rien d’irréversible. Lui peine à se confier parce qu’il éprouve plus d’embarras dans sa situation qu’il n’en aurait eu à admettre un adultère. Dans la vie réelle ou supposée telle, comment avouer à la femme qu’on adore : "Je viens de me voir petit" ?
    J.P.R. : Il se sent aussi incapable de lui en parler parce que ce n’est pas l’homme de quarante ans plutôt épanoui qui rencontre des difficultés, c’est l’enfant qu’il est quelque part resté, bloqué au seuil de ses dix ans, en dépit des apparences. Or à cet âge-là, il ne peut s’en ouvrir qu’à sa mère et résoudre avec elle, sans le regard de son épouse, ce problème d’enfant.
  • LE HAVRE (2011)
    Les aficionados de ce réalisateur venu du froid, à l’univers atypique, vont être de nouveau comblés. Poétique, drôle et tendre, décalé par rapport à la tendance du cinéma actuel à calquer sur le format télévisuel, Le Havre se déroule dans la ville de France qui convenait le mieux à Kaurismäki pour y planter son film : bastion communiste il fut un temps, et permettant la référence au havre… de paix où évoluent d’attachants personnages, Le Havre est également la ville ou se passe Quai des Brumes de Carné, réalisateur cher à Kaurismäki.
    On y retrouve André Wilms dans le rôle principal, acteur Kaurismäkien qui joua dans La Vie de Bohème, en 1992, et qui s’appelle Marcel Marx encore ici, une référence à Karl Marx. Il campe un cireur de chaussures qui fut un temps écrivain et il nous régale avec son phrasé d’acteur de théâtre français, comme les affectionne le réalisateur. Marcel Marx a une épouse, Arletty, de santé fragile, incarnée par Kati Outinen, l’égérie du cinéaste finlandais. Elle est hospitalisée et Marcel Marx se retrouve seul avec son chien… pas pour longtemps ; un jeune garçon venu d’Afrique clandestinement va trouver refuge chez cet homme bohème et généreux. Les personnages de ce quartier populaire du Havre le sont tous, les femmes particulièrement, et ces dockers qui traînent dans le bar, l’épicier à l’ancienne également… tous évoluant dans un décor et des couleurs très années 50. Car, chez Kaurismäki, il ne faut pas chercher de réalisme ni de message politique lourdement asséné. Dans ce film franco-finlandais, le côté fable est affirmé, et une foi dans le cinéma, avec des clins d’œil à Marcel Carné et René Clair, avec des personnages qui s’appellent Becker ou Arletty, et dans la propension que le cinéma a de transcender le réel comme en témoigne la fin.
    Le film progresse de façon simple : Marcel Marx va aider le jeune garçon à rejoindre l’Angleterre et devoir, pour cela, collecter assez d’argent en organisant un concert : les gains de la vente des billets serviront à l’enfant à traverser la Manche. Nous ne sommes pas chez Philippe Lioret, avec son Welcome tragique, même si Marcel Marx va rencontrer des réfugiés dans un camp de détention sauvage ; séquence qui sonne comme un moment de cinéma vérité suspendu, avec peu de paroles échangées. La star qui va attirer les foules est Little Bob lui-même, star du rock français alternatif, havrais lui-même, et qui vaut à lui seul le détour. Tout le monde est acquis à la cause du jeune garçon et doit déjouer la trahison d’un vilain dénonciateur – Jean-Pierre Léaud qui a un petit rôle mais quelle présence ! La menace qui pèse sur le destin de l’enfant est incarnée par Jean-Pierre Darroussin dont le rôle est étonnant, tout en nuances. Film d’une belle intensité, traitant de manière légère un sujet grave et pour qui le qualificatif de profondément « humaniste » n’a rien de galvaudé, il pose la question de l’immigration dans cette France qui fut longtemps terre d’accueil et qui est devenue bien étriquée à tous points de vue. Les Indignés s’indignent, Kaurismäki réalise Le Havre. On veut croire, avec lui, qu’un film peut-être une petite pierre de plus à l’édifice du changement… (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • SOUS TOI LA VILLE (2010)
    Ce jeune cinéaste fait partie des réalisateurs du nouveau cinéma allemand qui, contrairement à leurs prédécesseurs, inscrivent leur cinéma dans la réalité contemporaine de leur pays, sans plus évoquer le traumatisme ou la culpabilité liés à la guerre, ni la chute du mur ou l’ostalgie. Sous toi, la ville se passe dans la capitale des banques allemandes, Francfort, avec ses tours de verre transparentes.
  • LES NUITS ROUGES DU BOURREAU DE JADE (2009)
    Aux cinémas Star de Strasbourg, antres des fins gourmets, du 6 au 10 avril 2011, l’Etrange Festival (17e édition) remettait le couvert, sévices compris. Ceux que nous avaient déjà offerts, sur un plateau vosgien, leurs fantastiques adeptes de Gérardmer ; quelques autres aussi, aux saveurs inédites chez nous, dont les plus raffinés furent sans conteste, en Première française, les écorchures et les suffocations des vénéneuses Nuits rouges du Bourreau de jade.
    Figuraient ainsi au menu rouge sang concocté par les maîtres queux du Mad Ciné Club, entre maintes promesses de plaisirs diversement coupables : un coupe-faim mexicain (Ne nous jugez pas), un tartare maison made in Hong-Kong (Dream Home), deux plats de résistance coréens (J’ai rencontré le Diable et Bedevilled, rebaptisé Blood Island) une bien collante et ravageuse sucrerie australienne (The Loved Ones), servis frappés aux Géromois en janvier dernier, mais surtout ce somptueux « thriller fétichiste » (à ne pas confondre avec l’allègre Sortilège du Scorpion de jade, signé Woody Allen) qui doit beaucoup, esthétiquement parlant, aux deux maîtres et complices de leur duo de signataires français venus travailler avec eux : Tsui Hark et Wong Kar-wai.
    Scénaristes et anciens journalistes expatriés à Hong Kong depuis quinze ans d’intense labeur, Julien Carbon et Laurent Courtiaud en ont manifestement adopté l’élégance de mise et de style, autant que les perversions fantasmatiques, prenant leur pied, par exemple, à le célébrer chez celles qui le rehaussent ou le dénudent et à en goûter, dans les affres d’une petite mort qu’étreint la grande, le sensuel empire. Riches d’un singulier exotisme dont ils ont fait vœu de filtrer sur place la redoutable essence, ils n’en inscrivent pas moins leur long métrage initial au cœur de notre nouveau cinéma de genre, tel que d’autres binômes, bizarrement, l’ont à peu de frais exalté avant eux : David Moreau et Xavier Palud (Ils, 2006), Alexandre Bustillo et Julien Maury (A l’Intérieur, 2007) Yannick Dahan et Benjamin Rocher (La Horde, 2009) ou Hélène Cattet et Bruno Forzani (Amer, 2009).
    Ils y mêlent leur blonde héroïne hitchcockienne un peu paumée (Frédérique Bel, de jour comme de nuit, promue vedette à part entière) – en fuite après l’empoisonnement de son amant, un ministre français corrompu – à d’obscures tractations autour d’un antique coffret renfermant le légendaire élixir mortel de l’exécuteur du premier empereur de Chine. Elle y laissera sa peau, certes, mais en meilleur état que l’épiderme consciencieusement retiré de sa compatriote, la brune Carole Brana (par delà le strip-tease auquel l’avait soumise Brisseau, A l’Aventure). Le temps d’une éprouvante séquence d’anthologie, sa tortionnaire de charme, la toujours fatale Carrie Ng, en profitera pour nous livrer sa recette du Dry Martini (« entre la banquise du gin et le souvenir du vermouth »), à verser sur la chair à vif de plus faible que soi. Quant audit « bourreau de jade », il usait avant elle de sa propre liqueur pour paralyser ses victimes et aiguiser leurs sens jusqu’à l’extase, au moment même de la mise à mort.
    Et comme tout cela ne s’avère, en fin de compte, guère moral, ni donc très recommandable, le critique circonspect s’abstiendra, pour sa part, de « trancher ». Ses Nuits rouges (du nom d’un ensorcelant parfum) : une chatoyante coquille vide aux effluves méphitiques ou un sulfureux concentré d’Eros et Thanatos que n’eût pas renié Lautréamont ? Leurs frères musiciens Alex et Willie Cortes (Seppuku Paradigm) qu’ils ont logiquement emprunté, comme leur chef monteur (Sébastien Prangère), aux Martyrs de l’ami Pascal Laugier ont du moins valu à Julien Carbon et Laurent Courtiaud le Prix de la Meilleure B.O. du Festival de Sitges.
    Venus hélas à Strasbourg sans leur bel(le) interprète principale (d’abord annoncée) qui pourtant y débuta sur la scène de l’ARTUS, ils se prêtèrent bien volontiers au supplice de la question et s’y montrèrent particulièrement loquaces, une heure durant. Lambeaux conservés :
    J.C. : Nous avons commencé à discuter de ce projet en 2008 et entamé son tournage en mars 2009 : il nous a donc fallu un an à peine pour en réunir tous les intervenants et mettre sur pied le montage financier. Le film une fois terminé début 2010, nous aurions pu le sortir dans la foulée, mais il nous a semblé préférable, autant pour nos producteurs français et asiatiques que pour nos distributeurs et nos vendeurs à l’étranger, d’aller d’abord dans les festivals pour le faire connaître et mieux le positionner, du fait de sa double nationalité. Or ceux qui pouvaient se révéler bons pour lui se situaient tous en automne : Toronto, Sitges ou San Sebastian. Nous avons donc dû attendre d’y passer pour déterminer ensuite les dates de sortie.
    L.C. : Travailler à deux nous est naturel parce que nous avons fait nos armes à Hong-Kong en écrivant à quatre mains des scénarios pour Tsui Hark ou Johnnie To. Cela facilite les choses puisque ne nous répartissons pas les tâches en fonction d’elles-mêmes, mais de notre disponibilité ou de notre proximité : nous sommes, en réalité, complètement interchangeables. Dans une économie serrée de cinéma B, nous pouvions ainsi nous trouver dans deux endroits à la fois et accélérer le rythme. Notre carrière strictement hongkongaise nous a par ailleurs permis d’aboutir au résultat dont nous avions envie, avec nos désirs, nos fantasmes et nos fétiches, sans lorgner vers le marché du film de genre français. Notre société de production, Red East Pictures, nous l’avons toutefois montée à trois en 2007, nous associant à notre fidèle conseillère Kit Wong, qui a traduit tous nos scripts en cantonais et réalisé elle-même Black Door (2001), un film d’horreur que nous lui avions écrit. L’interaction s’avère donc permanente et si nous décidions un jour, Julien ou moi, de nous atteler à deux projets distincts, ce ne serait pas pour partir chacun de notre côté, mais pour perpétuer, à travers eux, nos échanges de conseils et de matériel.
    J.C. : Nous sommes issus d’une école, celle de Hong-Kong, où les ego s’expriment moins qu’en France. Ce serait du temps perdu : on y enchaîne quinze heures de tournage par jour et il importe dès lors que les décisions soient prises en amont ! Ce qui compte, c’est de raconter au mieux une histoire, puis de nous en tenir à notre rôle de marionnettistes en prenant soin d’alterner chaque jour, dans notre duo, les emplois traditionnels de gentil et de méchant flic. On sait d’emblée ce qu’on veut et surtout ce qu’on ne veut pas.
    L.C. : La légende du Bourreau de jade est une extrapolation de notre part sur des bases vraisemblables. Nous adorons tous les deux Alexandre Dumas, mais aussi, dans le même état d’esprit, les romans-feuilletons fantaisistes de Jin Yong, ancrés dans la Chine de l’époque Ming. Nous avions besoin, pour notre histoire, d’un mode de torture sophistiqué et le poison qui y participe nous a été inspiré par les recherches alchimiques sous le règne du Premier Empereur, en quête d’immortalité. On y expérimentait les effets du mercure tout en étudiant, à travers l’essor de l’acupuncture, les points sensibles du corps ; on y avait aussi inventé divers nouveaux supplices, d’une originalité très exotique.
    J.C. : Ce film, nous l’avons cependant écrit pour Carrie Ng, une actrice avec qui nous rêvions depuis longtemps de passer à la réalisation. Elle a accumulé les rôles de femmes dangereuses et criminelles dans des séries B et nous pensions que le moment était venu de magnifier son personnage habituel en lui conférant plus de beauté et de sensualité, en le rendant très graphique. Les scènes de meurtre qu’elle exécute procèdent d’un goût personnel : une petite Japonaise dans un lit de suffocation, c’est plus joli qu’un type quelconque ! Nous aurions pu, après tout, prendre nous-mêmes la place des victimes et profiter honteusement de la situation !
    L.C. : Il s’agit là de métaphores érotiques et Carrie constitue notre propre projection : c’est elle qui, avec ses griffes de jade, pratique la pénétration abdominale… Nous identifiant donc à elle, d’un point de vue hétérosexuel, nous souhaitions des victimes féminines et agréables à regarder. Nous voulions aussi inverser la tradition hongkongaise unisexe du « hero movie » où, comme dans The Killer (1989) de John Woo, deux personnages masculins s’affrontent et finissent par se ressembler. Running out of time (1999), que nous avions écrit pour Johnnie To, s’achevait déjà sur le travestissement troublant de l’acteur Andy Lau. Cette charge saphique nous amusait et motivait également le choix d’une adversaire complémentaire en la personne de Frédérique Bel, venue au casting avec l’exacte allure du personnage : BCBG, hors du temps, à distance, portant l’imper et l’irrésistible chignon de Kim Novak dans Vertigo ou peu s’en faut. Ainsi correspondait-elle d’emblée au fantasme que cultivent les Asiatiques de la blonde occidentale, de cette demoiselle parisienne rêvée qu’appelait l’univers décalé, presque intemporel de notre film. Ignorant tout, à Hong-Kong, de son étiquette comique, nous n’avions aucun préjugé à son égard et il nous a suffi de lui mettre un luger, puis un mauser entre les mains pour parfaire la panoplie.
    J.C. : Ce que nous avons aimé enfants, puis adolescents, dans les séries B des années 60 et 70, c’est leur dimension transgressive. Le cinéma fantastique de la Hammer était très sexué et correspondait bien à la libéralisation des mœurs, annonçant, à sa manière, le soft porn. Or le cinéma de genre d’aujourd’hui, celui des Saw ou des Hostel, n’est plus qu’un violent exutoire pour teenagers : privé de sa puissance érotique, presque puritain, il exerce moins sa fonction sociale de libération. Les actrices françaises, de surcroît, sont souvent plus belles dans la vie qu’à l’écran. Au nom du réalisme quotidien et d’un absurde refus du mensonge, on a ainsi affaibli la fascination que les spectateurs pouvaient auparavant éprouver pour le Septième Art.
    L.C. : Oui. On se fait désormais une fausse idée du processus d’identification : le personnage n’a pas besoin d’avoir les mêmes problèmes d’acné ou de surcharge pondérale que nous pour nous toucher ; les cheveux gras ne font pas d’une fille notre voisine d’à côté ! Il s’agit au contraire de sublimer des drames intimes que nous partageons tous. La plus belle femme du monde peut se retrouver, elle aussi, plaquée par son mari ! Or, pour m’abandonner à l’émotion, je préfère, moi, imaginer Ava Gardner en larmes devant son téléphone, guettant un appel de Frank Sinatra : n’aurait-on pas raison d’y voir une splendide valeur ajoutée ?
  • CENDRES ET SANG (2009)
    Premier film de Fanny Ardant, présenté à Cannes, hors compétition, Cendres et Sang est servi par des comédiens étonnants. Ils font la preuve qu’être dirigé par une réalisatrice, elle-même immense comédienne, donne envie de se surpasser. Cendres et Sang est une belle alchimie de talents. L’histoire se passe quelque part dans un pays des Balkans où les chevaux fougueux la dispute à l’impulsion des hommes prêts à sortir leur couteau au moindre mot de travers. Il ne fait pas bon vivre ou survivre dans ces contrées où les hommes ont tous un ennemi, à commencer par leur voisin, et où les femmes ne sont que des épouses soumises, des mères orphelines de leur enfant ou des veuves figées dans leur deuil éternel, drapées de noir. C’est pourquoi, Judith a payé chèrement son esprit rebelle. En ayant revendiqué son droit à l’amour, elle s’est vue privée de son mari, assassiné sous les yeux de ses enfants et de sa fille devenue sourde depuis lors. Judith et ses enfants vivent à Marseille, loin de ce monde archaïque lorsqu’ils reçoivent une invitation au mariage de leur cousine. Judith renoue avec sa famille et ses enfants découvrent une société régie par des lois strictes et des rituels d’un autre âge. Or, ses deux grands fils vont apprendre que le sang appelle le sang et être confronté, à leur tour, à la fatalité et au drame. Les comédiens, roumains pour la plupart, sont impressionnants de force et de justesse. Les femmes ont une belle présence et les hommes sont particulièrement beaux, alliant rudesse et sensibilité en parlant français avec un accent non dénué de charme. Le personnage de Judith est incarné par l’immense Ronit Elkabetz. Fanny Ardant a trouvé son alter ego. Elle aurait pu jouer ce rôle de femme écorchée, volontaire et tellement séduisante mais elle voulait que son interprète puisse être crédible en femme venue de ces pays où le code de l’honneur est une composante clef du fonctionnement de la société. L’histoire pourrait aussi bien se dérouler en Sicile et en Grèce. Ronit Elkabetz n’a-t-elle pas l’aura d’une Irène Papas ? Le côté théâtral de certaines scènes, par le jeu et les mouvements des personnages dans le cadre, confère à Cendres et Sang une dimension de tragédie antique. Certaines séquences sont particulièrement marquantes. Des chevaux piaffant, ruant, affolés, prisonniers d’un cercle de feu, les hommes engagés dans une danse martiale, tapant le sol de leurs talons, lors de la cérémonie nuptiale, un grand miroir porté par des vieilles femmes en noir lors d’un banquet où siège seul, face à ces juges, un homme accusé de meurtre. Elles posent le miroir près de cet homme qui s’y reflète car tout homme est double et n’est jamais tout à fait mauvais. Fanny Ardant joue avec les codes de l’honneur, les rituels et faux rituels en laissant la part belle à son imagination romanesque. Elle a signé un film qui lui ressemble, alliant mystère et charme ténébreux. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • AU VOLEUR (2009)
    Après une enfance passée à Mulhouse où elle trompe son ennui en s’intéressant très tôt à la photo, Sarah Leonor, née Petit, poursuit des études d’histoire de l’art à Strasbourg. C’est là qu’elle rencontre une bande de cinéphiles ayant créé le ciné-club Limelight. Le désir de passer à la réalisation va naître chez elle de ses voyages dans les pays de l’Est puis à Naples. Elle tourne "L’Arpenteur", Le Lac et la rivière puis un documentaire pour Arte. Désormais, Sarah Leonor, avec ce premier long métrage, joue dans la cour des grands. Bruno est un voleur de voiture mais ce n’est pas pour autant qu’il vit sur un grand train. Il habite sur une cour, dans un immeuble où d’autres jeunes et moins jeunes vivent de leurs larcins. Lorsqu’une jeune femme se fait renverser par une voiture, devant ses yeux, il se porte à son secours et en profite pour lui voler sa montre. Le destin va les réunir. Isabelle enseigne l’anglais et elle n’est pas très heureuse dans cette ville de province sans avenir possible où l’on traîne son ennui. Puis c’est la cavale. Recherché par la police, Bruno doit fuir et Isabelle fuit avec lui. Voguant sur une barque, au cœur d’une forêt, ils vont s’aimer pendant ces quelques jours ensemble, hors du monde et hors du temps. Bruno, c’est Guillaume Depardieu dont la démarche claudicante, le corps de guingois, sert tout à fait ce personnage mal dans sa peau, dans ce monde violent. On mesure ce que le cinéma français a perdu avec la disparition de cet acteur, plus impressionnant de rôle en rôle. Isabelle, c’est Florence Loiret Caille qui crève l’écran ; gracile, fragile avec une volonté farouche. Construit en deux parties, le film est plus convaincant lorsque les deux personnages descendent la rivière sur une barque, obligés de chaparder pour se nourrir. Un chien les adopte et les accompagne. Au fil de l’eau… fous rires, baignades au milieu d’une nature sauvage… Scènes où l’enfance affleure, où le couple lâche prise avec le monde… Dans la nature restée intacte, le couple retrouve une innocence originelle. Les Strasbourgeois, eux, reconnaîtront le Ried avec ses bras de rivière formant un vrai labyrinthe alors que tout près courent les joggeurs et ils s’étonneront de la beauté exotique de ces paysages. On se croirait sur un bayou, en Louisiane, et le film exerce tout son charme lorsque la musique se fait écouter et qu’aux accords folk s’allient des percussions algériennes et des chants pygmées sans oublier la comptine de Woody Guthrie, Grassy grass grass qui met le spectateur dans un état de pure émotion. « Comme les personnages, la musique du film remonte le temps, du plus contemporain au plus primitif […] En forêt, ce qui se fait entendre, c’est le chant intérieur de Bruno et Isabelle, qui peut enfin s’exprimer. C’est également la musique du couple, en train de s’inventer. » (Son site : Ecrivain de votre vie
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  • LA GRANDE VIE (2009)
    Emmanuel Salinger fait partie de la bande de la nouvelle nouvelle vague française avec Arnaud Desplechin (La vie des morts et La Sentinelle), Xavier Bauvois et Pascal Bonitzer avec lesquels il a travaillé comme comédien et scénariste et personne ne l’attendait, pour son premier long métrage sur le terrain de la comédie.
    La très bonne idée fut d’imaginer le personnage principal en prof de province – de philo – dans un pauvre costume fripé et tenant à bout de bras un cartable élimé qui fut sans soute le sien lorsqu’il était lui-même élève. L’excellente idée fut d’en faire un personnage burlesque. D’emblée le ton est donné avec un pré générique désopilant. Dans un élan de catastrophes en cascade, Grégoire se prend sur la figure des livres qui dégringolent, lui-même va dégringoler dans des escaliers, une journaliste reporter lui tombe littéralement dessus et les copies de philo de ses élèves volent par la fenêtre, tombent et s’éparpillent foulées aux pieds par des CRS venus intervenir contre une manif destinée à soutenir des locataires chassés de chez eux manu militari… Grégoire fait partie des militants et se retrouvent enfin à devoir héberger l’un de ces locataires, joué par Maurice Bénichou qui fait de brèves apparitions mais chacune d’elles est mémorable. La bande son très jazzy donne un côté frénétique à l’ensemble.
    Par son rythme La Grande vie fait penser aux comédies américaines des années 50 dont Emmanuel Salinger s’est beaucoup nourri et qu’il a fort bien digérées, ayant su trouver un ton très personnel. Il tient de bout en bout sa comédie qui joue sur les registres du verbal, de l’absurde et du burlesque porté par un comédien mal connu mais qui fera désormais parler de lui : Laurent Capelluto, une sorte de Gary Grant mâtiné d’un Jean-Pierre Léaud et d’un Rowan Atkinson (Mr Bean) avec un jeu très physique, à la fois drôle et élégant.
    Grégoire, le petit prof de province, va se retrouver sous les feux des projecteurs, invité sur un plateau de télévision à défendre les victimes chassées de chez elles par un promoteur immobilier. Grégoire n’a pas la télé et il ne sait pas que dans ce genre d’émission, le sérieux est bafoué et que tout dialogue est impossible, remplacé par des pump pump girls. L’animateur, c’est Michel Boujenah. Les deux hommes commencent à se fréquenter. L’un est fasciné par le monde des paillettes et de l’argent, l’autre découvre avec ravissement Socrate et se prend de passion pour Diogène qui habitait dans un tonneau ! La remise en question est douloureuse et inattendue. Le monde de la télévision est traité sans complaisance. Michel Boujenah ne joue pas les cabotins et compose avec son partenaire un très joli duo de comédie où l’on parle de la caverne de Platon, de Socrate le rebelle et de la question fondamentale qui est un cœur du film : « Qui suis-je ? » (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • L'ARBRE ET LA FORÊT (2009)
    Ils s’étaient fait connaître avec un film musical qui empruntait son charme, sa gravité et ses couleurs à Jacques Demy ; film « en-chanté » où il était question du sida. Jeanne et le garçon formidable imposait l’univers tout personnel du couple Ducastel-Martineau. Puis il y eut le solaire Drôle de Félix, à la fois plein d’humour et de gravité avec son héros beur, gay et séropositif, le jubilatoire Crustacés et coquillages puis le très intéressant Nés en 68. Aujourd’hui, avec leur nouveau film, il est question de la déportation des homosexuels pendant la deuxième guerre. Le ton a perdu sa légèreté. Ce sujet grave est porté par un Guy Marchand dans un rôle où on ne l’attendait pas.
    On ne le sait pas assez, les homosexuels pendant la seconde guerre mondiale, ont été déportés et internés dans des camps. Il fallut attendre 2001 pour que sous Jospin, l’Etat français le reconnaisse officiellement, quand Mitterrand se fit muet sur ce sujet. C’est pourquoi, le film est ancré temporellement en 1999. Cette date est d’autant plus importante pour ce film que c’est aussi l’année de la fameuse tempête qui dévasta la France à l’aube de 2000. L’aveu que fait Frédérick à sa famille, voulant qu’il fût interné à Schirmeck non pour ses actions militantes mais pour son homosexualité, ne fait-il pas le même effet qu’une tempête sur cette famille bourgeoise, bien sous tous rapports ? Mais si le coming out des jeunes d’aujourd’hui, révélant leur homosexualité à leurs parents, peut faire l’effet d’une douche froide, l’inverse n’est pas mieux vécu. Les enfants ne sont-ils pas ultra conformistes, refusant que leurs parents rompent avec l’image qu’ils donnent ; image stable et donc réconfortante ? Frédérick en a fait les frais avec son fils aîné qui ne lui voua plus que mépris. Dès lors que ce fils est décédé, le secret est dévoilé au fils cadet à qui il n’a jamais su dire « je t’aime ».. L’a-t-il senti ce lourd secret familial que porte son père, au point d’être lui-même mal dans sa peau et de boire plus que de raison ? L’Arbre et la forêt parle des relations souterraines qui existent dans les familles sur le mode des non-dits et qui ne font que générer un malaise. Pour autant, le secret révélé est-il source d’apaisement ? Au vu des conséquences de cette révélation, on peut imaginer le drame qu’ont vécu ces homosexuels, détestés par tout le monde dans les camps, et, dans l’incapacité de parler, après la guerre. Le traumatisme, inscrit dans leur chair, pouvait-il être mieux exprimé qu’à travers la séquence inaugurale qui donne le frisson, confrontant dans une peur panique un homme et un chien qui a surgi face à lui dans la forêt ?
    Cet homme, c’est Guy Marchand. L’avoir choisi pour le rôle de Frédérick, avec ce qu’il véhicule d’image virile pour le spectateur, fut une très bonne idée. Qu’il forme un couple avec Françoise Fabian donne au film une immédiate justesse. Ils font exister leur couple, et la famille autour d’eux, comme une évidence. Catherine Mouchet, l’inoubliable Thérèse d’Alain Cavalier, que l’on voit trop peu au cinéma, apporte dans le film une distance légère du fait qu’elle incarne un personnage extérieur à la famille. Chaque séquence avec elle est un pur plaisir auquel contribue son phrasé tout particulier. Aux côtés de ces comédiens d’envergure, les petits jeunes qui appartiennent désormais à l’univers filmique de Ducastel-Martineau font le poids et notamment Yannick Rénier. Film qui s’attache aux regards, gros plans et silences, fluidité de la caméra, L’Arbre et la forêt ose un plan ascensionnel qui dévoile la forêt immense, à l’infini, au cœur de laquelle vivent Frédérick et sa femme. Ils ont planté ces arbres et la forêt leur survivra. La musique de Wagner, tragique, accompagne ce plan ; la campagne rend neurasthénique et nous renvoie à notre propre finitude. Assurément, ce film marque une étape clef pour les deux réalisateurs. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • ESPION(S) (2008)
    Premier long métrage accompli de cet ancien journaliste des Cahiers du Cinéma (1987-2000), ce film réunit Guillaume Canet et Géraldine Pailhas. Mixte de film sentimental et de film d’espionnage, Espion(s) joue avec brio avec les codes du genre. Bien au-delà d’un exercice de style, le film fait la part belle à l’émotion, servi par des interprètes exceptionnels. La clef du film est donnée d’emblée. Vincent (Guillaume Canet) travaille dans un aéroport au centre de triage des bagages. Son collègue fouille les valises pour voler deux-trois bricoles tandis que Vincent lit Le Cœur Conscient de Bruno Bettelheim. Qui connaît ce livre majeur en comprendra les implications. Pour les autres, le titre-même de ce livre renvoie au parcours initiatique que connaîtra Vincent. Ce jeune homme brillant pour le moins détaché et désabusé va devoir s’éveiller au monde, à ses misères, à sa violence, au terrorisme et… à l’amour. En effet, sa vie bascule lorsque son collègue prend feu, devant ses yeux, après avoir débouché un flacon de parfum qui lui a explosé au visage. Un homme, un syrien, vient chercher son sac. La DST s’en mêle et va impliquer Vincent dans une enquête qui va le mener à Londres auprès de Peter Burton, un homme d’affaires britannique, patron d’un laboratoire pharmaceutique, lié aux agents syriens. Vincent va se retrouver au cœur d’une conspiration terroriste qui menace la sécurité de l’Europe en utilisant les propriétés explosives du nitrométhane : un explosif liquide. Or, le seul moyen de déjouer cette conspiration est de gagner la confiance de Claire, l’épouse de Peter Burton, une femme française fragile. Pour ce faire, Vincent va devoir la séduire. « Ce film est d’abord une histoire d’amour sur fond d’espionnage. Le plus difficile c’est de garder ce point de vue jusqu’au bout en respectant certaines conventions propres au genre. Dans tout film de genre, il y a des « scènes à faire » et j’ai essayé de respecter ce cahier des charges. J’aime les récits d’espionnage parce qu’ils concernent toujours la manipulation, les faiblesses humaines, la fragilité qu’il y a en chacun de nous ». L’une des gageures du film est de se développer en Grande-Bretagne et de parler dans les deux langues, le français et l’anglais. Pour Nicolas Saada, jouer sur les deux registres du film psychologique sentimental propre à un certain classicisme français et du film noir d’action devait passer par ces deux langues. Les scènes entre Guillaume Canet et Géraldine Pailhas sont en français. Lorsqu’il est confronté aux agents secrets britanniques, en anglais. Le film fonctionne sur de nombreuses séquences remarquables. Particulièrement, une scène de repas chez l’homme d’affaire britannique est un grand moment de cinéma. Elle est construite sur différents niveaux sur un timing précis; séduction, peur d’être démasqué, mensonge sont au cœur de cette séquence avec un sens du suspens et de la construction admirable. Le Prince de New York de Sidney Lumet et Pickpocket de Bresson ont été des films de référence lors de la préparation d’Espion(s) qui fera aussi penser aux Enchaînés d’Hitchcock par son thème. L’espace urbain nocturne de Londres et sa proche banlieue est magnifié par la photographie de Stéphane Fontaine qui avait travaillé avec Jacques Audiard sur De battre mon cœur s’est arrêté. Sans oublier de traiter avec l’envergure nécessaire les scènes d’action, le film n’oublie pas qu’il s’agit du parcours initiatique de Vincent. En travaillant sur l’espace intime dans une histoire qui traite de la menace terroriste internationale, Nicolas Saada a signé un grand film. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • PERSEPOLIS (2007)
    En novembre 2000, publiée par « l’ Association », paraissait la première bande dessinée de Marjane Satrapi. Intitulé Persepolis, ce premier album très remarqué devait connaître une suite en trois volumes. La jeune femme y raconte son enfance iranienne, son exil en Autriche puis son retour en Iran. Depuis 1994, elle est installée en France. "Persepolis" a obtenu le prix du jury au dernier festival de Cannes. C’est la première fois qu’un auteur de bandes dessinées adapte son œuvre au cinéma.
    Lorsqu’elle était petite fille, les parents de Marjane ne l’emmenaient pas voir les dessins animés qui passaient dans les salles de Téhéran. Ils voulaient qu’elle devienne une « intellectuelle ». Très jeune, elle a surtout vu des films comme Le chien andalou et le 7ème sceau d’Ingmar Bergman par exemple. C’est dire qu’elle a été à bonne école ! Elle a réalisé un film très réussi. Ceux qui craindraient un côté redondant par rapport à la bande dessinée seront rassurés. Le fond ayant eu une importance fondamentale sur la forme, le film fait la preuve d’une riche inventivité pour jouer sur différents niveaux narratifs.
    En effet, l’histoire commence en 1978, lorsque la petite Marjane a 8 ans ; enfant choyée dans une famille moderne et cultivée de Téhéran. La révolution va conduire à la chute du régime du Chah. Les évènements conduisent à l’instauration de la République islamique avec ses règles de conduite répressives. Marjane grandit et porte désormais le voile mais elle n’a pas sa langue dans sa poche dans un pays placé sous le règne de la dictature où kidnappings et torture des dissidents sont monnaie courante. Le pays est désormais en guerre contre l’Irak. Pour préserver Marjane de plus en plus en butte à l’autorité, ses parents l’envoient à Vienne. Elle a 14 ans et découvre l’occident, les affres de l’adolescence et les histoires d’amour malheureuses.
    Hormis quelques éléments du décor en couleur dans un aéroport, tout le film est en noir et blanc. La couleur se satisfait de quelques imperfections. Le noir et blanc est exigeant avec le risque de lasser. Ce n’est pas le cas ici. Persépolis surprend par sa créativité, passant de scènes oniriques à des scènes de répressions policières, de flashs-backs ramenant à différents temps du passé à la ville de Téhéran avec ses immeubles modernes et à une Vienne baroque « exotique ». A l’épure du trait dont la simplicité est cependant étonnante d’expressivité, s’allient des emprunts aux codes de l’expressionnisme allemand avec ses jeux d’ombres inquiétantes, l’utilisation du fondu enchaîné et le graphisme de certaines séquences rappelant la finesse des miniatures persanes. Nombreuses transitions sur des motifs graphiques sont admirables. Le film est sur le fil avec une belle rigueur dramatique.
    "Persepolis" est habité par les voix de Chiara Mastroianni, Catherine Deneuve, Danielle Darrieux et Simon Abkarian respectivement dans les personnages de Marjane, de sa mère, sa grand-mère et son père. L’originalité de la démarche a voulu que l’enregistrement des voix se fît avant la réalisation. Les comédiens ont profité, de fait, d’une liberté qui n’est pas celle habituellement des donneurs de voix pour un dessin animé traditionnel, n’ayant pas été tributaires d’un timing ou obligés de coller aux mouvements des personnages. On retrouve l’impertinence du texte de la bande dessinée. Le parler souvent fleuri de la grand-mère est dit avec une saveur incomparable par la grande Darrieux. Film intelligent, tragique et drôle souvent, étonnant par ses trouvailles visuelles narratives, "Persépolis" fera assurément date dans l’histoire du dessin animé. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LA QUESTION HUMAINE (2007)
    Auteurs engagés, Nicolas Klotz, et Elisabeth Perceval ont réalisé précédemment Paria en 2000 et La Blessure en 2004. Paria n’a pas connu le succès public qu’il méritait. Ces films pourtant sont plus que jamais d’actualité. Nous souhaitons que La Question humaine trouve ses spectateurs. Avec ce nouveau film, Nicolas Klotz continue d’interroger avec pertinence notre société actuelle au regard de l’Histoire et précisément de la Seconde Guerre Mondiale.
    "La Question humaine" est d’abord un livre de François Emmanuel, paru en 2000 (éditions Stock). Ce récit a touché Nicolas Klotz au cœur, le renvoyant à ses propres questionnements et à son histoire familiale. Ce dernier film s’inscrit dans une trilogie : « Tandis que Paria et La Blessure travaillaient sur l’empathie avec des personnages qui sont évacués de la machine ou avec d’autres venus d’Afrique pour tenter de s’y intégrer ; La Question humaine est un film plus troublé et d’une certaine manière plus troublant parce qu’il s’interroge sur « nous », sur ceux qui font marcher la machine. » Aussi, lorsque son directeur confie à Simon une enquête sur l’un des dirigeants de l’usine de pétrochimie, Simon perd peu à peu ses certitudes et son assurance devant ce qu’il découvre. Simon travaille comme psychologue au département des ressources humaines. Ce sont des hommes comme lui qui décident de la compétence et de la santé de l’état mental des employés. Ce sont d’eux que dépendent les restructurations et les licenciements pour la bonne marche de l’entreprise. Comme un bon petit soldat, un technicien professionnel, Simon exécute les ordres et mène l’enquête avec méthode. Le film fait froid dans le dos. Il montre ces jeunes cadres dont Simon fait partie, beaux et bien mis, chacun avec sa tache impartie, servir la machine libérale avec fougue et énergie avec la conscience d’être en constante concurrence et toujours sur la sellette : « On ressent une rivalité dans la représentation ; comment s’habiller, parler, bouger, tout ça avec une jouissance aiguë de séduire, d’être performant, compétitif. Entre collègues, cet état d’excitation produit de multiples rites d’humiliation, de rapprochements, de rejets. Tout cela formate du même, de l’identique, mais comme une masse qui s’aimerait et se détesterait à l’intérieur d’elle-même. » A l’instar de ses collègues, Simon participe à des raves et pratique des bizutages dont tous connaissent les règles : ne jamais céder à la sentimentalité. Or, voilà que son sous-directeur sur lequel il doit faire son enquête, souffre d’une profonde dépression. Il est habité par la tristesse. Il apprendra à Simon que son père faisait partie du rouage de la machine nazie. Peu à peu, Simon devient malade de l’Histoire. Il découvre l’horreur du système en lisant des rapports rédigés sur l’extermination des juifs ; la réalité des faits est masquée, édulcorée au travers de ces mots qu’il ne connaît que trop bien et qui appartiennent au champ lexical de l’économie libérale.
    On appréciera la construction de ce film, sa forme, son jeu sur l’espace et sur la lumière. En ce sens, la fin du film est surprenante mais elle s’impose comme telle, absolument. Quant au casting, il n’aurait su être plus judicieux. Simon est incarné par Mathieu Amalric qui, décidément, est l’un des meilleurs acteurs de sa génération. Séquences d’une force admirable que celles les réunissant lui et Michael Lonsdale, bouleversant ! Quant à Jean-Pierre Kalfon, dans le rôle du directeur de l’usine, « il est une lame de rasoir. Elle coupe mais c’est tellement fin et tranchant, qu’on ne saigne qu’une heure après. Il est absolument net et précis. Il jubile de ce pouvoir décisif qu’il détient, une jouissance de sang-froid quasiment sexuelle. » Et Lou Castel avec lequel se clôt le film, rappelle qu’il fait partie des grands. Il fallait des comédiens de leur envergure pour soutenir ce film philosophique difficile mais qui nous hante longtemps. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • CAPITAINE ACHAB (2007)
    L’affiche est pour le moins étonnante, surréaliste et dérangeante. Pour ceux qui connaissent Moby Dick, l’idée de voir Denis Lavant dans le rôle du Capitaine Achab stimulera la curiosité mais sont-ils si nombreux ceux qui ont lu le roman de Melville ? Assurément, ce film qui est en grande partie une rêverie autour de l’enfance d’Achab en éveillera l’envie. Dorénavant complémentaires, le roman et le film sont une réflexion passionnante sur la quête d’un bonheur irrémédiablement perdu. Librement inspiré de Moby Dick d’Hermann Melville, Capitaine Achab est le second long métrage de Philippe Ramos. Ce jeune réalisateur souvent récompensé aime à se présenter comme un homme des bois. D’avoir grandi près de la nature lui a forgé ce goût pour un rapport authentique aux être et au monde. Aller au cœur de la vérité des personnages sous-tend son film autour de la figure d’Achab dont Melville ne décrit pas les jeunes années dans son roman. Philippe Ramos le fait ici avec Virgil Leclaire, un Denis Lavant enfant plus vrai que nature et qui porte avec une détermination impressionnante sur son visage et dans sa chair cette violence qui le conduira à corps perdu dans cette chasse à la baleine insensée. Capitaine Achab adulte c’est Denis Lavant qui, après Gregory Peck dans le film de John Huston, renouvelle la vision de ce personnage jusqu’au boutiste dans son combat contre la baleine blanche. Le moteur de cette quête éperdue est l’affirmation et la revendication de la liberté ; l’affranchissement des liens sociaux et conventionnels. L’enfant en a une vision incarnée à travers la maîtresse de son père. En effet, l’enfant est très tôt confronté à la violence de la perte de la mort de sa mère, remplacée peu de temps plus tard par une jeune femme libre, sauvage comme la nature environnante. Et l’enfant d’avoir une vision bucolique de l’amour avec un père heureux (Jean-François Stévenin) et de croire à cette famille improbable qu’ils forment tous les trois, insouciante et joyeuse. Très vite, un peintre moins frustre va séduire la jeune demoiselle et le drame éclatera renvoyant l’enfant définitivement dans le monde âpre de la société puritaine américaine du 19ème siècle. Le film de Philippe Ramos, construit autour de différents chapitres, ne cessera de surprendre et de jouer sur des contrastes, à commencer par ce couple qui adoptera l’enfant composé de sa tante aux prises avec Dieu et avec les affres de ses désirs retenus et d’un homme à la perversité non moins retenue mais néanmoins tangible à chaque plan… joué par l’inénarrable Philippe Katerine. Le casting est très intéressant, faisant la part belle à des comédiens venus presque exclusivement du théâtre qui donnent au texte très « écrit » de ce film leur timbre de voix et leur phrasé particulier. Dominique Blanc, vibrante femme de marin, amoureuse de son Achab abîmé dont elle panse les plaies et accompagne dans ses premiers pas d’estropié et Carlo Brandt, qui brûle du feu intérieur de ce pasteur habité par la foi et auquel on ramène l’enfant inconscient sauvé des eaux avec une Bible dans les mains. Cette rêverie autour de Moby Dick, convoque tout un imaginaire lié au 19ème siècle en Amérique, aux romans de Mark Twain et Walt Whitman accompagnée par une bande musicale qui fait la part belle à l’éclectisme, passant du classique à la pop. Surprenante encore est la chasse à la baleine qui renvoie au réel avec des images d’archives ayant permis d’échapper à la reconstitution forcément décevante. Capitaine Achab nous met dans un état particulier, par ses musiques, par cet univers esthétique où il nous plonge… Œuvre complexe éveillant chaque spectateur à sa propre sensibilité. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • BIENVENUE A BATAVILLE (2007)
    Unlimited est l’une des rares sociétés de production strasbourgeoise à l’envergure internationale ayant produit des films comme Kamosh Pani, La terre abandonnée ou 4 mois, 3 semaines et 2 jours, Palme d’or à Cannes l’an dernier. François Caillat avait déjà travaillé avec Philippe Avril, directeur général d’Unlimited sur Trois soldats allemands, enquête historico-romanesque sur un disparu de la guerre de 1940. Réalisateur de documentaires atypiques, il revient aujourd’hui avec un film sur la ville de Bata qui fut créée en 1932. Tomas Bata, tchèque d’origine, s’installa en Lorraine, dans un coin de la Moselle, pour y bâtir son usine de chaussures. Autour de l’usine, il construisit une ville pour ses ouvriers et pour les cadres de l’usine. De 1932 à 2001, Bataville fut un univers en soi, une ville-bulle régie par le tout puissant Monsieur Bata. Le documentaire de François Caillat est sous tendu par la voix off, grave et rauque, de ce directeur général tout puissant qui se présente d’emblée comme étant Dieu ! Le ton est donné. Alliant les témoignages et des parties mises en scènes de manière cocasse, Bienvenue à Bataville n’est pas un documentaire comme les autres. Sans avoir cédé à la mode ridicule du docu-fiction, François Caillat interroge les anciens employés de Bata et propose une rêverie acidulée dans un décor aseptisée de petits pavillons avec jardinets proprets. Les gens se saluent gentiment et l’on pense à The Truman Show qui dénonçait la servitude comme prix à payer pour accéder au bonheur et le préserver. Le démiurge ici est M. Bata, un « Big Brother is watching you ! » Dans sa ville, il décide de la tache impartie à chacun : un professeur de gymnastique, par exemple, devra devenir pompier car ainsi en a décidé M. Bata un jour qu’il l’a vu passer par hasard devant lui. Parce que l’on travaille chez Bata, on a droit à un logement et lorsque l’on veut y faire des travaux, il suffit d’en référer à la hiérarchie pour que les ouvriers interviennent et pour obtenir des prix. Dans ce meilleur des mondes possibles, les loisirs sont contrôlés. Sports et musique rythment le temps de Bataville et il n’est pas question de se dérober au risque d’être chassé. Les bons points et les mauvais points sont distribués. Au bout de 25 ans de bons et loyaux services, les ouvriers se voient offrir une médaille et une montre. La qualité de ce documentaire tient au double point de vue sous lequel il avance. La voix de M. Bata joue l’autosatisfaction relayée par les témoignages de ses ouvriers qui affirment avoir connu une belle période en ces années 50-60 où ils avaient du travail, gagnaient correctement leur vie. Les gens n’avaient pas la télé et s’entendaient, faisaient des fêtes ensemble. Les ballons de baudruche étaient à l’effigie de Bata, les ballons de foot et même les cartes à jouer ! Bataville apportait tout ce que bon citoyen est en droit d’attendre en matière d’infrastructures urbaines. A mesure que le documentaire avance cependant, le spectateur a froid dans le dos comme s’il avait affaire à des témoins lobotomisés et lorsque enfin la machine s’enraye parce qu’un témoin parle de paternalisme et de ses excès, il est chassé hors-champ, n’a plus droit à la parole. Ainsi le veut M. Bata. François Caillat joue le second degré avec la formidable machine qu’est le cinéma pour nous interpeller. Avec le décor kitch, la musique offre aussi un contrepoint sonore humoristique et les références à Jacques Tati, à Pierre Desproges et aux Temps Modernes de Chaplin sont autant d’hommages rendus à ces artistes qui dénoncèrent en leur temps l’absurdité ou l’horreur du système sur le ton de la comédie. François Caillat s’inscrit dans leur lignée. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • THE VISITOR (2007)
    Scénariste et réalisateur, Tom Mc Carthy s’est illustré avec The Station Agent, petit film indépendant qui enthousiasma la critique et qui rafla de nombreux prix. Il est aussi comédien. Il a tourné entre autres sous la direction de Clint Eastwood, Georges Clooney et Jay Roach. L’idée de The Visitor a germé lors de la promotion de The Station Agent dans les pays arabes. "Je me suis retrouvé à Oman et au Liban, deux pays extraordinaires. J’ai été frappé de constater à quel point je ne connaissais rien à cette région, ses habitants ou leur culture. Pourtant notre pays y a une très forte présence politique et militaire. Mais à force d’entendre ou de lire des informations dramatiques sur cette région, on en oublie qu’il y a des êtres humains qui sont touchés." De retour aux Etats-Unis, Tom Mc Carthy s’est mis à enquêter sur la communauté arabe et précisément sur les conditions de détention des immigrés sans papiers. Son enquête fut tristement édifiante. Tom Mc Carthy y a puisé matière à son film qui est d’abord construit sur une histoire d’amitié et d’amour. "The Visitor" confronte Walter (Richard Jenkins), un professeur d’université américain dépressif et vieillissant, à Tarek (Haaz Sleiman), un jeune Syrien et sa femme africaine. De cette rencontre, la vie de ce professeur en sera profondément chamboulée. Il réapprend à vivre en découvrant New-York autrement et il apprend même à jouer du djembe avec Tarek. Cette histoire d’amitié est belle et développée avec sensibilité. D’aucuns reprochent à ce film ses bons sentiments cependant que les pays occidentaux continuent de creuser ce fossé qui les sépare des pays émergents et que des hommes et des femmes voient leur rêve se briser et leur vie anéantie. Alors, quelques bons sentiments ne peuvent pas faire de mal s’ils peuvent éveiller les consciences ! The Visitor démonte le rêve américain. Lorsque Tarek est arrêté dans le métro et placé en détention car il est en situation irrégulière, Walter veut l’aider et il découvre comment fonctionne son pays. Il se heurte à des règles kafkaïennes contre lesquelles les meilleures volontés sont impuissantes. Richard Jenkins est connu pour ses seconds rôles. Ce personnage de professeur déprimé dont les yeux se décillent sur le monde, dans lequel il vit, constitue un tournant dans sa carrière : « Je l’ai dit à Tom et c’est la stricte vérité : j’ai attendu toute ma vie qu’on me donne un rôle pareil. […] j’y ai vu un homme seul, ce qui m’a toujours intéressé. Quelqu’un qui se trouve entraîné dans une situation nouvelle pour lui, mais qui n’est pas armé émotionnellement pour y faire face. Je me suis beaucoup retrouvé dans ce personnage. Et je me suis dit que le chemin qu’il parcourait était tout simplement extraordinaire. » Et ce professeur désabusé rencontre l’amour avec la mère de Tarek, magnifiquement incarnée par la belle Mouna, Hiam Abbas, que les cinéphiles connaissent bien. Le film s’achève sur un air de djembe qui exprime toute la colère, l’amertume du personnage de Walter, seul de nouveau… la folie aussi. Tous ces destins gâchés font froid dans le dos. On veut croire que le cinéma peut changer les choses et l’on se demande à quand un film français réalisé de façon aussi intelligente sur les sans-papiers et sur leur expulsion ? (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • INDIGÈNES (2006)
    Ce fut l’euphorie sur la scène du Palais des Festivals, à Cannes, lorsque la fine équipe masculine d’Indigènes reçut le prix d’interprétation. Cela faisait dix ans que Rachid Bouchareb voulait parler de l’engagement des maghrébins aux côtés de la France, dans la seconde guerre mondiale. Episode peu connu de l’histoire de ce pays qu’il était temps de traiter en ces temps agités et de réflexion pour les petits enfants de ces soldats morts pour la France.
    Ils étaient fiers ces hommes du Maroc, d’Algérie et de Tunisie de participer au combat pour la liberté face au nazisme. Partis en 1943, de l’Italie à la Provence jusque dans les Vosges, les hommes qui allaient au casse pipe étaient mus par des motivations diverses. Certains y sont allés pour la paye, d’autres parce qu’ils voulaient s’installer en France et il y avait ceux qui se sentaient appartenir à cette mère patrie dont on leur avait répété les principes de la République. Rachid Bouchareb, le réalisateur de Little Sénégal, continue de s’intéresser aux liens entre l’Histoire de l’Occident et l’Histoire de l’Afrique. Il montre les différentes facettes de cet engagement à travers des personnages qui ont tous leur raison d’être là. En amont, pour écrire son scénario, il a rencontré des anciens qui ont participé à cette guerre.
    Les personnages s’inspirent de ces rencontres. Yassir, le mercenaire est interprété par un Samy Naceri quasi muet, au jeu intense. Jamel Debbouze parvient à nous faire oublier le show man comique le plus doué de sa génération. Roschdy Zem fait passer l’émotion du soldat amoureux, loin de sa belle, prisonnier de la logique de guerre et si le prix d’interprétation avait dû récompenser un seul de ces comédiens, Sami Bouajila aurait été celui-là ; impressionnant, fièvreux. Enfin, Bernard Blancan est un personnage pivot et emblématique du malaise de ces pieds noirs mal dans leur peau qui reniaient leurs origines pour avoir le droit d’exister dans l’armée française et de monter en grade. Les scènes qui les réunissent, Jamel et lui, sont parmi les plus belles du film.
    Indigènes est un film ambitieux qui s’est donné les moyens et qui nous emporte dans des scènes de guerre d’envergure. C’est un film âpre qui n’est jamais complaisant avec le spectateur. Il est particulièrement intéressant car on y parle l’arabe. C’est l’une des audaces de ce film qui fera date dans l’histoire du cinéma français et que l’on espère servir de base à des cours d’Histoire de France aux nouvelles générations.
    Grâce à Jamel Debbouze qui en est l’un des producteurs, le film a bénéficié de l’aide du Royaume du Maroc qui a mis à disposition son armée pour les figurants et sa flotte militaire. Etre une star aimée à l’avantage de voir ouvrir des portes et obtenir des facilités. Lorsque c’est au service d’un beau projet et d’un film salutaire comme celui-ci, la notoriété a du bon. Saluons l’obstination de Rachid Bouchareb et de Jamel Debbouze qui ont dû aussi solliciter les bonnes volontés des autorités françaises pour les autorisations de tournage. De fait, l’équipe venue défendre le film à Strasbourg nous a assuré que Jacques Chirac avait vu Indigènes et qu’il avait promis d’activer le dégel des pensions de ces anciens combattants. Car il faut savoir que depuis 1959, date de la fin de la décolonisation, les retraites et pensions d’invalidité versées aux anciens combattants de son ex-Empire colonial sont gelées. Il s’agit de la loi de « cristallisation ». Rachid Bouchareb et ses comédiens présentent toutefois le film comme étant celui de la réconciliation et non celui de la colère. On souhaite que ce film fasse bouger les consciences politiques. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • AZUR ET ASMAR (2006)
    Il était une fois, dans un pays lointain, gris et froid, Azur, fils de châtelain. Azur est blond aux yeux bleus. Il est élevé par une nourrice dont le fils, Asmar, est brun aux yeux noirs. Les deux garçons grandissent comme des frères jumeaux, bercés par les histoires merveilleuses de la nourrice, jusqu’au jour où le châtelain voit d’un mauvais œil leur amitié et les sépare. Azur grandit et fait le voyage jusqu’au pays du soleil pour retrouver sa nourrice et chercher la Fée des Djinns dont elle lui avait si souvent parlée.
    Véritable éblouissement pour les yeux, ce film déroule un tapis magique de décors que d’aucuns reconnaîtront ; les souks des ferblantiers et des teinturiers, les palmeraies luxuriantes et les grands porches des palais de Marrakech avec leurs murs tapissés de zelliges… De fait, Ocelot est allé dans les trois pays du Maghreb, appareil photo au poing pour collectionner un maximum de documents. Sous le charme, on se dit qu’on a déjà vu tout cela, sans le voir. Ce monde extraordinaire n’est pas une création imaginaire pour les besoins du film : « On reconnaîtra aussi des monuments de l’Andalousie, des éléments de la côte sud et est de la méditerranée. Je tenais à ce que l’on se rende compte que les décors étaient faits à partir d’éléments réels. Je voulais dire aux gens : « Ces endroits merveilleux existent : allez les voir ! » »
    Michel Ocelot a puisé ses inspirations dans les œuvres des primitifs flamands et dans les miniatures persanes. On pense à certaines illustrations des contes des Mille et une Nuits d’où le Saïmourh, cet oiseau mythique des contes persans qui emmène Asmar par delà les mondes semble s’être échappé. En revanche, le Lion écarlate aux griffes bleues qu’Azur doit apprivoiser, ainsi que la Fée des Djinns, sont pures créations de l’auteur. Ocelot a lu de nombreux livres pour créer les environnements du film ; architectures, plantes, culture. Pour la fin, il a imaginé un décor qui serait un mixte des grandes mosquées d’Istanbul et de Sainte-Sophie, en accord avec le message du film prônant l’harmonie entre les peuples et les religions.
    Car Azur et Asmar est un film sur la réconciliation possible des communautés, sur le respect de l’autre, sur la découverte d’autres cultures, sur le non-sens des préjugés. Ce film ouvre des pistes de réflexions passionnantes et nécessaires qui feront écho à l’actualité dont les enfants ne peuvent plus être épargnés aujourd’hui. En ce sens, il faut saluer l’excellente idée de ce film d’entraîner Azur dans ce pays d’Orient où les personnages qu’il rencontre parlent en arabe. L’audace de ce film est de ne pas traduire ces moments pour que l’on se mette dans la peau de l’étranger pour qui la barrière de la langue est un obstacle.
    Emportés dans les aventures haletantes des deux héros, le spectateur fera des rencontres bien surprenantes ; une princesse haute comme trois pommes avec un caractère bien trempé qui n’a qu’un rêve, être confronté à la réalité du monde extérieur ; avec ce petit bout de femme, la question de la condition de la femme est posée avec beaucoup d’espièglerie. Comme souvent dans les dessins animés, il y a le trublion de service, un élément comique. Il est représenté ici par Crapoux, un « beauf » à l’esprit assez réac et limite raciste, affublé de lunettes avec des carreaux et une monture énorme. Il est doublé par l’inénarrable Patrick Timsit. Par son physique ingrat mais drôle à la fois, le visage cramoisi et un bonnet violet sur la tête il est le petit grain de sable bienvenu dans cet univers d’une beauté à couper le souffle.
    Le charme est complet grâce à la musique créée par Gabriel Yared primé pour nombre de ses compositions aussi bien pour "Camille Claudel", "L’Amant", que Le Patient Anglais. En travaillant sur "Azur et Asmar", il a renoué avec les sonorités qui l’ont bercé : « J’ai entendu des orchestres orientaux pendant toute mon enfance, avec le son des ouds, des kanouns, des violons arabes et des naïs, ces flûtes de roseaux que l’on joue de côté. Tous ces instruments vivent encore dans ma mémoire. » Et nous sommes en accord avec Gabriel Yared lorsqu’il affirme qu’Azur et Asmar est le plus beau film d’animation qu’il ait vu jusqu’à présent : "C’est la beauté qui peut élever les gens. La beauté dans tout. Dans la couleur, dans le conte lui-même, dans les dessins, les décors, la musique, dans chaque élément. Et je pense que ce film, en plus de divertir, éclairera et élèvera tous les publics, de 7 à 107 ans !" (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • DARLING (2006)
    "Rosine" et "Qui plume la lune" ? avaient révélé une réalisatrice à l’univers singulier, entre dure réalité et fantaisie. Avec Darling, Christine Carrière parle de la vie d’une femme meurtrie, à la personnalité exceptionnelle. Marina Foïs, dans ce rôle, échappe désormais à l’image de la fofolle rigolotte qu’elle donnait d’elle jusqu’à présent ; "Darling", assurément, marquera un tournant dans sa carrière. Darling existe vraiment. En 1997, elle est allé à la rencontre de Jean Teulé qui travaillait pour Canal+ et elle lui a raconté son histoire. Il avait déclaré qu’il quitterait la télé s’il avait matière à un roman ; ce qu’il fit. Publié aux éditions Julliard, son roman éponyme, Darling, raconte la vie cauchemardesque de cette femme, entre horreur et drôlerie. Car Darling a le sens de l’anecdote. L’humour et la distance lui ont permis de survivre. L’adaptation que Christine Carrière a fait de ce roman est une réussite dans la mesure où elle n’est jamais tombé dans le travers du voyeurisme. Elle a rencontré cette femme et à partir de là, Christine Carrière a réalisé un film construit sur un équilibre entre les « différentes histoires : le roman, la vraie et dure réalité des propos de Darling qui continuait de subir une vie pas très rose et l’autre… le personnage qu’il fallait recréer pour passer au cinéma. » Darling est un personnage de femme brisée. De son enfance dans une ferme en Normandie, elle se souvient avoir été battue par son père et de ne pas avoir été aimée par sa mère. Petite fille obèse et analphabète, Catherine n’a qu’un désir, partir loin, dans l’un de ces nombreux camions-remorques qui passent à toute allure devant la ferme. La fillette trouve un réconfort auprès de la boulangère qui la prend à son service. La condition ayant été que la petite sût lire. On ne révèlera pas ici de quelle manière elle fait son apprentissage de la lecture. C’est l’une des innombrables bonnes idées de ce film qui n’invente rien pourtant. Darling finira par échapper à sa ferme bouseuse après avoir découvert le plaisir de la C.B. Le soir, elle raconte sa vie à ces routiers qui passent sans la voir. Désormais, elle s’appellera Darling. Comme dans ses rêves d’adolescente, elle finira par épouser l’un d’eux. La véritable descente aux enfers commence lorsque son beau Roméo doit quitter le camion à cause de son penchant pour la bouteille. Chronique ordinaire pour un destin malheureusement très ordinaire, Darling est l’histoire d’une femme battue comme il y en a autour de nous et que nous côtoyons sans imaginer ce qu’elles vivent au quotidien. Pour qui douterait de Darling, en pensant qu’elle maîtrise l’art de l’affabulation, le film s’ouvre sur une séquence clef à la lumière de laquelle tout le film doit se lire. Un médecin examine les radiographies du corps de Darling et s’étonne qu’elle puisse être encore en vie. Cette séquence a permis à la réalisatrice de ne jamais montrer la violence à l’écran car elle serait toujours en deça de la réalité. La violence est traitée hors champ et à travers le récit de Darling. C’est en cela que ce film est très intéressant et que Marina Foïs est bluffante. Elle allie l’humour à la douleur et elle a fait un travail physique qui rend crédible son personnage de femme meurtrie par la vie. Lorsque la vraie Darling a su qu’on allait l’incarner à l’écran, elle a exprimé le désir qu’on la fasse belle. Elle est belle car elle ne renonce pas. Quant à Guillaume Canet, dans le rôle de Roméo, il joue avec l’ambiguïté nécessaire la bêtise et l’ignominie qui le conduisent au pire. Autre jolie performance, celle de la petite Océane Decaudain qui joue Catherine, Darling petite fille. Elle occupe toute la première partie du film avec une énergie et un mordant convaincant. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • BATAILLE DANS LE CIEL (2005)
    Présenté au dernier Festival de Cannes, en sélection officielle, ce film a créé la polémique. Pour sûr, la séquence inaugurale ne peut laisser indifférent. Quand pornographique rime avec politique, cela donne un film très intéressant dans le cadre d’une production cinématographique actuelle plutôt consensuelle. Bataille dans le ciel prend souvent le risque de laisser le spectateur en plan mais, pour finir, celui-ci sort de la salle interloqué, bousculé, conscient d’avoir fait un voyage au plus près de la vérité mexicaine, dure, âpre, sans concession. Rencontre avec Carlos Reygadas...
    Pour moi, ce film est un documentaire sur le Mexique, êtes-vous d’accord ?
    Oui, c’est vrai, il y a une vocation documentaire très forte dans ce film. Mais si le contenu est documentaire, la forme est de la fiction. A la fin, il y a une sorte de symbiose ...étrange.
    Vous avez tourné caméra à l’épaule, avec des acteurs non professionnels … Cela sert aussi l’effet documentaire.
    Oui et non ! Ils ne font pas dans le film ce qu’ils font dans la vie. Ils sont là pour servir le propos du film. Ils servent la fiction mais apportent une présence documentaire par leur jeu, leur maquillage, ils portent leurs vrais vêtements… Marcos est effectivement chauffeur, fonctionnaire du Ministère de la culture depuis 25 ans mais sa femme dans le film est vendeuse de denrées alimentaires près d’une station de métro.
    Votre travail avec les acteurs est-il comparable avec celui de Mike Leigh ? Comme lui, vous ne leur donnez pas le scénario à lire.
    Je fais complètement l’inverse de Mike Leigh. Il explique à ses acteurs ce qu’ils font, d’où ils viennent, où ils vont, faisant appel à beaucoup de psychologie. Il les met dans un état d’esprit qui sert leur personnage. Moi je fais le contraire. Je veux simplement que les acteurs disent par cœur les mots que je leur apprends juste avant de tourner, qu’ils fassent ce que je leur dis juste avant. Pour moi, la psychologie n’est pas nécessaire. Pour moi c’est la présence des corps qui compte.
    Avez-vous obtenu facilement de vos acteurs qu’ils se dénudent ? Ils vous ont fait confiance ?
    Oui, tout à fait ! Tout le monde ne veut pas tout contrôler ! C’est une question de climat et de convention sociale. Evidemment, en Iran, si vous êtes en chemise cela crée un scandale. En Angleterre par exemple, on n’a pas pu sortir l’affiche avec le sein découvert.
    Mais vous saviez que la scène de la fellation allait choquer !
    Si cela provoque, si cela fait scandale, pour moi, ce n’est pas le centre du film.
    Est-ce que vous diriez que ce film est un film militant qui traite de la lutte des classes ?
    Oui ! Mais ce n’est pas militant, c’est une observation de la réalité, tout simplement. Il n’est pas besoin de militer. Il suffit d’ouvrir les yeux. Il y a une lutte des classes assez forte dans le monde et elle est particulièrement forte au Mexique.
    J’ai été gênée par le côté caricatural des personnages ; Carlos est laid, sa femme est obèse et sans scrupules. La fille de son maître, avec laquelle Carlos a des relations sexuelles est super jolie. Bref, les pauvres sont gros et moches et les riches sont minces et beaux !
    Alors si c’est une caricature, c’est pourtant comme ça ! Allez voir ! Il y a des exceptions des deux côtés mais c’est ainsi.
    On assiste à la dérive de Carlos en proie à la culpabilité … La femme de Carlos est d’une insensibilité abjecte … Cette fille de riche se prostitue… elle prend du plaisir à ça mais on ne la comprend pas … Dans votre film, il y a une sorte de décadence morale mais personne ne semble en souffrir, c’est ce qui est terrible.
    Exactement ! Avec l’individualisme, c’est le cas de tout le monde aujourd’hui. Il y a de plus en plus de gens qui dépriment mais on semble plus content que jamais. Je pense que l’individualisme, le consumérisme ont cet effet. Evidemment, personne ne semble en souffrir, mais tout le monde en souffre. Il y a une angoisse partout, un manque de sérénité énorme, un éloignement de soi-même très fort.
    Il y a aussi un manque d’émotion chez vos personnages.
    Je pense qu’il s’agit plutôt d’une incapacité à communiquer et à s’exprimer.
    Comment interpréter la fin, avec ce pèlerinage où se rend Carlos ?
    Toutes les sociétés ont créé des systèmes de nettoyage de la conscience, de la mauvaise conscience.
    Vous avez un côté pessimiste.
    Non ! Non ! Je pense que nous allons mieux quand nous prenons conscience de nous. S’il y avait plus d’écoles, les choses iraient mieux, ainsi que plus de communication, une réelle prise de conscience, une réponse aux besoins essentiels … et je crois à l’espoir. Il y a toujours l’espoir que cela aille mieux.
    Propos recueillis par Elsa Nagel (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LE TEMPS QUI RESTE (2005)
    Il a surtout filmé des femmes en pensant qu’elles portaient mieux l’émotion et l’intériorité. Ici, Ozon a voulu filmer un mélodrame au masculin. Melvil Poupaud, trop rare au cinéma, connaît ici son plus beau rôle. Un défi de tous les plans qu’il habite de son regard noir qui chavire, face à ce temps si court qu’il reste à vivre à son personnage. Toute une vie devant soi si le crabe ne s’en était pas mêlé. Romain est un jeune photographe de mode. Il a trente ans et il apprend qu’il a un cancer dont il ne pourra guérir. Plutôt que de courir après une rémission illusoire, renonçant à tout traitement, Romain se laisse couler dans ce temps qui lui reste. A l’opposé de la caméra survoltée des Nuits fauves de Cyril Collard, en 1992, à l’image de son héros condamné lui aussi mais qui continuait de vivre à cent à l’heure, la caméra d’Ozon est sereine et Romain ne choisit pas de se brûler un peu plus les ailes. Romain passe par la colère, le refus d’être malade et par l’acceptation. Ozon ne joue pas la corde de la sensiblerie et il n’a pas choisi de filmer le délabrement physique. Ce nouveau film de François Ozon, s’inscrit dans un questionnement qu’il poursuit sur la mort : « A l’origine, il y a l’idée d’une trilogie sur le deuil, commencée avec Sous le sable, « mélodrame sec » qui posait la question de comment vivre la mort de l’autre. Le temps qui reste pose celle de sa propre mort à soi. Et le troisième volet, que je ferai peut-être un jour, racontera la mort d’un enfant. » Comment réagir lorsque l’on sait que l’on va mourir ? Pour Ozon, il est important de se réconcilier avec soi-même, avec l’enfant que l’on a été, et de se libérer du rapport à l’autre. Il ne s’agit pas de régler des comptes mais d’apprendre le détachement et de préparer l’autre à la rupture. Un dîner explosif chez les parents, Marie Rivière, avec son charme fou des actrices rohmériennes et Daniel Duval, presque muet, avec sa présence physique impressionnante et son jeu contenu. Et une séquence éprouvante chez la grand-mère de Romain, la seule à laquelle il annonce sa maladie. Jeanne Moreau, dans le rôle, est bien entendu d’une justesse limpide. Les deux comédiens nous offrent un moment d’émotion pure, un échange sensible sur cette situation si triste qui veut qu’un jeune homme, beau dans la force de l’âge meure avant sa grand-mère. Et puis il y a la rupture avec le petit ami, l’amoureux, l’autre que l’on aime et que l’on préfère quitter avant… Celui dont on veut s’épargner la pitié, le regard apeuré sur son corps qui s’abîme. Il est difficile de parler de ce film car il ne faut surtout pas déflorer le tournant de l’histoire. Non que l’issue soit surprenante – nous ne sommes pas au pays des miracles – mais Romain va se retrouver embarqué dans une situation qu’il n’aurait pas pu imaginer s’il ne s’était su condamné. Nous retrouvons alors une Valéria Bruni-Tedeschi naïve, désemparée et très touchante. Le temps qui reste est un film très épuré qui sert le parti pris d’une pudeur émotionnelle. Vu le sujet, de façon étonnante, il a pourtant été tourné en Scope. Ce format, qui prend tout son sens à la fin du film, a obligé François Ozon a des cadrages très larges ou bien très serrés. Le gros plan, au plus près des visages et des regards, renforce le degré d’intimité qui se crée entre Romain et le spectateur qui l’accompagne. La gageure du film était d’instaurer ce rapport dérangeant et de nous réconcilier peut-être avec l’idée de la mort, d’accepter cette idée intolérable que nous puissions accueillir la mort en souriant, comme Romain. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • CAMPING SAUVAGE (2005)
    Le scénario a été écrit après que Denis Lavant et Isild Le Besco ont donné leur accord pour incarner les personnages de Blaise et de Camille. Le film a été fait sur mesure pour eux. Les deux comédiens sont impressionnants ; figures de proue d’un certain cinéma, celui de Léos Carax et Claire Denis pour l’un, Benoît Jacquot et Emmanuelle Bercot pour l’autre. Les deux réalisateurs se sont rencontrés dans le cadre d’un atelier vidéo au cinéma Jean Vigo à Gennevilliers. Etudiants à Paris VIII, en section cinéma, ils réalisent des courts métrages en binôme et depuis, ils travaillent ensemble. Ils ont déjà un univers bien à eux, avec une même approche de la violence. Dans Le rat (2001, moyen métrage d’une heure), elle est poussée à son paroxysme, dans Camping sauvage, une scène de cauchemar risque bien de devenir une séquence d’anthologie. Après avoir vu ce film, on ne peut plus considérer la pétanque comme un loisir pépère. En revanche, celui qui déteste le camping reste convaincu d’avoir raison. Il l’a su déjà après avoir vu, en son temps, Dupont-Lajoie, film auquel on pense ici, même si du point de vue sociologique, ce n’est pas du tout pareil. Dans Camping sauvage, on retrouve la promiscuité qui fait cohabiter toutes les générations, avec ces regards malsains des hommes murs portés sur les Lolita et cet ennui qui pèse sur cette « immense prison en extérieur où les arbres à perte de vue qui s’élèvent très haut dans le ciel participent à cet enfermement. » Dans ces allées sinueuses où stationnent les caravanes, le destin de Blaise va croiser celui de Camille. Avec son visage marqué, et au détours d’une ou deux allusions, on sent qu’il a tout un vécu derrière lui. Il a une femme et un enfant à charge. Son beau-frère, le directeur du camping, l’a embauché comme moniteur de voile, pour le dépanner, car le couple est dans le besoin. Camille, elle, a 17 ans. Elle est blonde, lumineuse. Elle est en vacances avec ses parents et son grand-père. Le barman du camping est son petit ami mais rien ne convient à la jeune fille qui vit les affres douloureuses de l’adolescence. Entre moues boudeuses, injures et esclandres, Camille, dans sa jupe trop courte, est un archétype. Isild Le Besco incarne parfaitement le personnage. Blaise va s’affoler devant cette jeune fille révoltée contre tout et tout le monde. Le voyeurisme omni présent dans le camping et cette façon que les gens ont de se mêler de ce qui ne les regarde pas, car il faut bien tuer le temps, va réveiller, et exacerber, chez ce couple étrangement assorti, une envie de liberté, une envie de ruer dans les brancards de cette société. Les réalisateurs filment à merveille les tensions qui se nouent et ils ménagent un suspens efficace. On appréciera les séquences de nuit qui relèvent presque du cinéma fantastique par contraste avec les scènes de jour. Lorsque finalement, Blaise est obligé de quitter le camping, on croit que le film connaît son dénouement mais au contraire, il prend alors un tournant inattendu. Blaise va vivre avec Camille une adolescence qu’il n’a jamais connue, sans doute. On croit à ce couple improbable et c’est une réussite de ce film. Les envolées poétiques et la réalité brute se mêlent. On saluera la démarche jusqu’au-boutiste du film qui est aussi sa limite. Sans avoir défini les tenants psychologiques des personnages, il nous laisse, spectateur, sur notre faim, avec un sentiment de vanité. Sans doute aurait-il mieux valu que, dès le générique, il soit précisé que le film était inspiré d’un fait divers. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • ENTRE SES MAINS (2005)
    Les films d’Anne Fontaine ne laissent pas indifférent. Entre ses mains ne déroge pas à la règle et le casting est étonnant. Il fallait une belle intuition pour imaginer Benoît Poelvoorde dans un rôle d’une telle teneur dramatique. Sans son accord, Anne Fontaine n’aurait pas réalisé ce film et elle aurait eu raison. Il y est magistral. Face à lui, Isabelle Carré est parfaite, évidemment.
    Claire travaille dans une compagnie d’assurances. Elle s’occupe d’un dégât des eaux survenu chez Laurent Kessler, un vétérinaire. Du jour où ils se rencontrent, il ne peut plus se passer d’elle. Il lui offre des fleurs, l’invite au restaurant, à un karaoké. Laurent aime les femmes. C’est un chasseur dont les boites de nuit sont le terrain de prédilection. Les femmes y sont faciles. Avec Claire, c’est différent, Laurent découvre le sentiment amoureux. Le jeu de la séduction auquel il se livre serait banal, si un serial killer ne sévissait pas dans la région, égorgeant à coups de scalpel. Claire est fascinée par Laurent. Fascination, amour et effroi se mêlent en une histoire d’amour passionnelle...
    ... Pour notre plus grand plaisir. Entre ses mains est un film à suspens, un thriller amoureux et intime, librement adapté du roman de Dominique Barberis, Les Kangourous. Anne Fontaine se défend d’avoir voulu faire un film de genre, mais il y a un côté héroïne hitchcockienne chez la blonde et lumineuse Isabelle Carré. En petits talons, gants et manteau ceinturé, elle marche dans les rues de Lille. Les pavés sont mouillés en cette période de Noël. Une ambiance particulière règne. Benoît Poelvoorde joue l’élégance des stars hollywoodiennes, vêtu de costumes sombres et de chemises blanches. On pensera aussi à Jack l’éventreur qui s’en prenait aux prostituées, à ces serials killers impuissants, violeurs à coups de couteau et que seul l’Amour peut sauver.
    Entre ses mains est la rencontre de deux solitudes. Claire est mariée, elle a une petite fille et mène une vie rangée. Trop rangée sans doute, ce qui expliquerait le trouble qu’elle ressent. Elle plonge dans cette histoire d’amour qui l’éveille à elle-même, à ses peurs, ses fantasmes. Entre ses mains est une histoire d’amour fou. La gageure du film est de nous amener à trouver attachant cet homme romantique en diable, si malheureux et inquiétant à la fois. Le pari est de nous faire épouser les sentiments de Claire et avec elle de nous attacher à cet homme qui pourrait être le serial killer dont tout le monde parle en ville. Anne Fontaine joue avec un talent admirable sur les points de vue jusqu’au moment ou le film bascule. La mise en scène est rigoureuse, la narration tirée au fil du cordeau. Le doute parcourt le film sur l’identité de Laurent. Des indices sont distillés pour le cinéphile jubilant à jouer au détective. Et l’émotion est de tous les plans. C’est bien d’une histoire d’amour dont il s’agit avec un suspens qui court. Quand vont-ils finir par tomber dans les bras l’un de l’autre ? Et le spectateur est amoureux à son tour de Claire et de Laurent, fragiles, à fleur de peau, chacun éveillé à son propre désir de se sentir exister, chacun étant l’élu dans le cœur de l’autre, à la vie à la mort. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • BRODEUSES (2004)
    Très joli premier film sur la création, Brodeuses a obtenu le Grand Prix de la Semaine de la Critique à Cannes. Lola Naymark, déjà remarquée dans Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, prête sa chevelure rousse flamboyante à Claire son personnage de brodeuse et c’est à un feu d’artifice des sens que ce film nous convie. Elle roule sur sa mobylette à travers la campagne, le visage fermé et volontaire, pour se rendre sans joie au supermarché où elle travaille comme caissière. Son ventre s’arrondit et elle le camoufle sous les épaisseurs de ses pulls. Elle n’a que 17 ans et elle s’est aperçue trop tard de sa grossesse pour avorter. Heureusement, elle a une passion : la broderie. Mais pas la broderie de grand-mère faite de fleurettes sur napperon. Troc de choux contre peau de lapins... Elle se fournit en fourrures sur lesquelles elle coud des arabesques étonnantes de perles. Elle fera aussi une étole de soie brodée de rondelles de plomberie. Cette association de la matière brute avec le raffinement va séduire Madame Mélikian qui a embauché Claire lorsque la jeune fille a pris un congé maladie pour échapper aux regards. Cette dame est brodeuse professionnelle et travaille pour des grands couturiers parisiens. Le film prend son épaisseur avec le face à face de ces deux femmes. Ariane Ascaride a délaissé ses rôles de marseillaise bonne vivante pour jouer ici une mère orpheline depuis peu de son grand fils, mort dans un accident. Vêtue de noir, elle a tout d’une grande tragédienne, en douleur contenue. Aussi brune et ténébreuse que Claire irradie de lumière (on pensera à Vermeer et à sa demoiselle au turban bleu), c’est à la rencontre de la nuit et du jour que nous assistons, à celle de la lune et du soleil associés dans l’art de la broderie et déroulant devant nous un voile qui évoque la voie lactée. Puis elles brodent des roses rouges et des fleurs pour une robe de Christian Lacroix, et la création de la terre s’ébauche sous nos yeux. Ce film est un bonheur pour les sens, par son jeu des matières, des couleurs et de la lumière. Mais c’est aussi de l’éveil de Claire à la sensualité dont il est question, directement liée à l’acceptation de la maternité. Lorsqu’elle apprend sa grossesse, elle décide qu’elle accouchera sous X. Mais face à Mme Mélikian qui a perdu son fils, prête à mourir désormais, Claire grandit. Ce film allie de manière originale la sensualité à la grossesse. Tandis qu’elle s’épanouit dans sa passion de la broderie, Claire accepte sa maternité. Elle délaisse ses vêtements informes et se moule dans des robes au décolleté affriolant. Et parce que le désir sexuel est exacerbé, elle va, sans états d’âme, s’abandonner dans les bras d’un jeune homme dont elle est certes amoureuse mais qui s’apprête à partir pour quelques années. Ils s’embrassent dans un champ de blé baigné par le soleil... C’est l’appétit de vivre de Claire, neuf et absolu, en symbiose avec la Mère nature, qui est fêté. Dans Brodeuses, l’idée s’impose que, décidément, ce sont les femmes qui détiennent le secret de la Création. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LES REVENANTS (2004)
    Robin Campillo signe un premier long métrage d’une belle maîtrise. Avec le choix d’une réalisation tirée au cordeau et un sujet difficile, Robin Campillo n’est pas complaisant avec le spectateur. Les revenants est un film qui ne peut laisser indifférent et qui fête l’émergence d’un nouvel auteur avec lequel le cinéma français devra heureusement compter.
    Avec cette manière dont Robin Campillo entre dans le vif du sujet en nous demandant d’admettre l’impensable, on pense à ces films américains des années 50 comme Le village des damnés. De la même façon, point de digressions, de fioritures et de fin qui se dilue dans des atermoiements... D’emblée, le film s’ouvre sur une foule qui marche. Il s’agit de morts qui sont sortis de leur tombe et qui défilent sous les yeux de leurs proches, dans les avenues de cette ville où ils ont vécu. Ces morts ne se différencient pas des vivants. Une cellule de crise se tient chez le maire. Il faut dresser un campement pour accueillir les revenants. Les familles peuvent venir les chercher. Ainsi, le maire voit-il revenir sa propre épouse et un jeune couple retrouve son petit garçon. Mais ces retrouvailles se font sans joie. Le film est admirable dans sa manière de parler du travail de deuil et de l’impossibilité évidente des vivants à accepter que leurs disparus “vivent” près d’eux . Même Rachel repousse le moment de se jeter dans les bras de Mathieu qu’elle a tant aimé et qui a disparu tragiquement trop tôt, après des non-dits regrettables. Géraldine Pailhas et Jonathan Zaccaï sont remarquables et nous offrent une scène finale pleine d’étrangeté et de poésie qui renoue avec le mythe d’Orphée et d’Eurydice, en accord avec ce film de genre tel que se présente Les revenants.
    En effet, avec son titre et son postulat de base, Les revenants s’inscrit dans la tradition du film fantastique. Pourtant, ce film raconte autre chose et c’est en ce sens qu’il est passionnant. On pensera à Ressources humaines et à L’emploi du temps, les films de Laurent Cantet dont Robin Campillo avait été le chef monteur et le scénariste. Ces film, comme Les revenants, parlent de notre société où la dimension économique prévaut. De façon troublante, la préoccupation fondamentale des notables de cette ville est celle de la rentabilité par le travail de cette nouvelle population. Mais elle se montre inefficace : “La question que se posent les personnages du film à propos des revenants est celle de leur intégration. Alors on peut penser aux réfugiés, mais aussi aux vieux, aux immigrés, à toutes ces petites différences qu’on fait en permanence, et qui ont toujours à voir avec un état de mort, une forme de non-inscription dans la vie”. Et, lorsque la nuit ces morts errent dans les rues cela déplaît aux autorités. Cela fait désordre dans cette ville où tout est contrôlé. Les militaires sont appelés à la rescousse. Le film ouvre alors sur d’autres interprétations, d’autres images que nul spectateur ne peut ignorer : “Et quand, à la fin du film, des troupes de soldats et des policiers se déploient dans la ville cela peut évoquer des scènes d’attentats. Un plan est d’ailleurs directement inspiré d’une image vue à la télévision, après la prise d’otages au théâtre Nord-Ost à Moscou : celle des cadavres assis dans un autobus. En le tournant, j’avais en tête ces vers terrifiants d’Aragon : C’étaient des temps déraisonnables / On avait mis les morts à table.”
    Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Cela fait froid dans le dos. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LA PETITE CHARTREUSE (2004)
    Après Les blessures assassines qui traitaient de l’affaire des sœurs Papin, Jean-Pierre Denis revient avec un film bien différent, adapté du roman éponyme de Pierre Péju (Prix du livre Inter 2003). La noirceur du propos a été gommée au profit du conte ; un conte moderne tendre et cruel d’où l’on sort tout tourneboulé.
    Le cinéma fait ici l’éloge de la littérature à travers un personnage de libraire, Etienne Vollard, magnifiquement interprété par Olivier Gourmet. Il ne s’agit pas de la littérature de salon susurrée autour d’une tasse de thé mais de celle qui a prise avec la nature, la vie et la survie. Car il s’agit bien pour ce gros ours de libraire de survivre dans ce monde où il ne se sent pas admis car il a eu dans le passé un comportement répréhensible. Trop porté sur la bouteille ! C’est tout ce que l’on saura. Jean-Pierre Denis s’intéresse aux conséquences et à cet homme qui ne semble heureux que lorsqu’il fait des randonnées en solitaire dans les hautes montagnes enneigées. Etienne se raccroche aussi aux livres, comme à une bouée de sauvetage. Pour cet amoureux du froid, les livres de Jack London sont ceux qu’il préfère. Il n’oublie aucun livre. Il souffre d’hypermnésie. Une drôle de maladie dont il fera profiter une petite princesse endormie suite à un accident. Ce n’est pas un baiser qui va la réveiller mais les mots dits par ce prince charmant malheureux. Mais se réveiller ne veut pas dire que la vie a gagné sur la mort. Pour ce faire, l’ours devra porter sa petite poupée et la réchauffer de ses larmes qu’il n’avait jamais su verser. Ne déflorons pas la fin de cette merveilleuse histoire si merveilleusement racontée et jouée.
    La petite chartreuse est un miracle cinématographique qui parle à la part d’humanité cachée dans le cœur du spectateur. Il parle de rédemption mais sans pathos, sans sensiblerie. Qui sauve qui ? La petite chartreuse réunit des personnages qui souffrent tous de solitude et qui sont enfermés dans une sorte de silence, leur cri de détresse étranglé dans leur gorge, incapables de dire leur difficulté d’exister et de faire bonne figure dans cette société. Pascale, la maman célibataire de la petite fille, est incapable d’assumer son rôle de mère responsable. Elle-même est encore une enfant qui arrive une fois de plus en retard à l’école de sa fille et qui apprend qu’elle a été renversée par une camionnette. Au volant, il y avait Etienne qui n’a pu éviter la petite fille. Pascale va s’appuyer complètement sur cet homme et le destin de ces trois personnages va se tisser d’une façon très émouvante. Etienne va devenir une mère et un père de substitution pour la petite Eva... un clown aussi... La réussite de ce film tient aussi à ce casting qui réunit Olivier Gourmet avec son physique de bûcheron et une Marie-Josée Croze diaphane, avec une fragilité et un désarroi à fleur de peau, sans compter Bertille Noël Bruneau, sélectionnée parmi 250 fillettes et qui s’impose à l’image avec une détermination impressionnante au fond de ses grands yeux bleus. Et puis il y a le site grandiose de la Grande Chartreuse où Etienne va se ressourcer. L’eau vive, la pierre, la terre, la neige et ce vent qui emporte les parapentistes comme autant d’oiseaux multicolores sont des éléments récurrents dans ce film à la vie à la mort. Ils rappellent que l’homme appartient à cette mère Nature, à la fois dangereuse et protectrice, et son salut dépend de l’harmonie qu’il saura trouver avec elle. La petite chartreuse a le charme des contes qui parlent directement au cœur et qui vous trottent longtemps dans la tête. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • PRENDRE FEMME (2004)
    Dans Mon trésor de Keren Yedaya, Ronit Elkabetz incarnait une mère à la dérive, prise dans l’engrenage de la prostitution. Poignante ! Dans Prendre femme écrit avec son frère, elle joue Viviane, une femme prisonnière des traditions contre lesquelles elle se bat. La condition féminine en Israël traitée par des femmes est un sujet brûlant qui donne lieu à un cinéma fort et âpre, d’une grande intensité dramatique.
    Prendre femme se passe à Haïfa, en juin 1979, au lendemain de la venue du président Anouar El Sadate en Israël, à la Knesset. Que cette histoire de femme avide d’une nouvelle liberté trouve son ancrage à ce moment-là n’est pas innocent. “Cette période a été très particulière au Proche-Orient et notamment en Israël car elle laissait entrevoir, pour la première fois, une espérance de tous les possibles. Dehors c’est la paix, à l’intérieur de la maison chacun mène sa guerre”. Ronit et Shlomi Elkabetz parlent de leur mère d’origine marocaine, immigrée au début des années 60, comme de nombreux juifs d’Afrique du Nord qui avaient regagné la terre promise. Or, ils ont emporté avec eux leur lot de traditions qu’ils ont maintenues, tout en étant confrontés aux valeurs de la vie moderne en Israël. La première scène du film est emblématique de l’enfermement de la jeune femme aux prises avec une culture et une société traditionnelle patriarcale et machiste. La caméra, au plus près du visage de Viviane, tourne autour d’elle, la cerne, tandis que ses frères la jugent, tant en hébreu qu’en arabe. Viviane veut quitter son mari. Viviane est mariée depuis vingt ans à Eliahou. Ils ont trois enfants. Plus rien ne les lie que la haine de l’une et la résignation de l’autre. Viviane rêve d’un mari qui ait des ambitions et qui la surprenne. Eliahou ne comprend pas sa femme. Pourquoi ne se contente-t-elle pas de son gentil mari ? Il ne joue pas son maigre salaire et il ne la bat pas pourtant ! Elle devrait lui être reconnaissante de ce confort ouaté qu’il lui offre. Il est très religieux et chante même à la synagogue. Mais Viviane, elle, ne supporte plus que ses enfants soient privés de vacances à cause de Shabbat.
    Le film est porté par le talent de ses interprètes. Simon Abkarian (Eliahou) est tout en douleur contenue. Ronit Elkabetz a le magnétisme des grandes tragédiennes. Elle a quelque chose d’Anna Magnani et c’est à Gena Rowlands dans Une femme sous influence de Cassavetes que l’on pense, par son énergie au bord de la crise de nerf. Elle est à la fois femme forte et fragile, à fleur de peau. Elle explose avec une dureté sans concession face à son mari. Elle est désarmée et désarmante face à cet homme qui fut un temps son amant et qui lui propose une autre vie (excellent Gilbert Melki). Mais elle est si lucide toujours. Dans ses accès de colère et par ses exigences, Viviane revendique une vie qui ne se réduirait pas au seul confort familial et au dévouement à son époux. C’est en cela qu’elle choque ses proches et ses voisins. Au-delà du contexte, assurément, ce film parle avec talent et émotion des femmes opprimées en général : “Viviane n’est pas folle. Elle veut vivre, mais sa vie est ancrée dans une réalité âpre qui ne tolère ni questionnement, ni réflexion. Alors elle doit choisir entre couper tous les ponts ou continuer de porter son fardeau. Le cri de Viviane reflète celui des femmes de par le monde, qui aspirent à la liberté, à la réalisation de soi, à l’égalité et à l’amour”. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • BIENVENUE AU GITE (2003)
    Il avait réalisé en 2001 Filles perdues, cheveux gras, une comédie qui avait surpris par son mélange des genres et par sa fantaisie. Déjà, Marina Foïs, découverte avec les Robins des bois, proposait son jeu particulier. Elle s’est imposée comme une comédienne avec laquelle le cinéma français doit désormais compter. Avec Bienvenue au gîte, elle et Claude Duty se sont de nouveau accordés. Elle a comme partenaire Philippe Harel qui a laissé un temps le tournage de Tristan pour faire l’acteur. Une réussite de drôlerie. Ce film a été présenté en avant première, dans le cadre de Ciné Cool, rendez-vous annuel des cinéphiles ravis de se refaire une santé, dans l’obscurité des salles après la canicule. Cet été pourtant, pas de quoi faire trop grise mine entre l’honorable Coût de la vie, les déjantés Pirates des Caraïbes et des rétrospectives respectables... Bienvenue au gîte inaugure sur un ton plein d’humour cette nouvelle saison cinématographique. Sur le thème des citadins agités qui opèrent un retour aux sources à la campagne, le film de Claude Duty s’inscrit dans une tendance (on pense au bien moins réussi Une hirondelle a fait le printemps). Derrière cette envie de renouer avec les joies simples de la nature, un malaise. Caroline et Bertrand sentent bien que leur couple a besoin d’autres horizons pour s’épanouir. Ils quittent Paris et débarquent en Provence où ils ont racheté le gîte de leur copine Sophie, une baba cool qui a su marquer là ses goûts ethniques et kitchs. Or, Sophie est partie sur un coup de tête amoureux et les voilà dans ce gîte qui est un bonheur pour les scouts et les randonneurs qui se couchent avec les poules mais se lèvent aussi avec elles. Sophie leur a caché que dans le même village, ils ont un gîte concurrent où tout est luxe calme et volupté, version gay. Claude Duty s’attache à suivre ses personnages dans des scènes très réussies comme celle du rafting avec un Philippe Harel à contre emploi. Marina Foïs, elle, refait la déco du gîte et se donne pour objectif de réhabiliter le village en remettant au goût du jour une vieille fête à l’ambiance moyenâgeuse. Le naturel de la jeune cadre dynamique parisienne va reprendre le dessus, au grand dam des villageois qui ne comprennent pas son souci de perfection despotique. Bertrand non plus ne la comprend pas, lui qui se prend d’une véritable passion pour les oliviers et qui ne se verrait plus quitter cette Provence où il se sent enfin en harmonie. C’est en cela que Bienvenue au gîte n’est pas qu’une comédie. Le couple ne va pas mieux parce qu’il est allé vivre ailleurs et qu’il a tourné la page. En revanche, il a trouvé la meilleure manière de fonctionner. La fin du film est édifiante. Bienvenue au gîte est un film sympathique et servi par des acteurs au mieux de leur forme. On saluera ainsi la présence de Bulle Ogier en maire éthérée, Julie Depardieu au jeu toujours décalé et désopilant et Annie Gregorio, à toute épreuve, avec un sens talentueux du comique. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LA PROPHÉTIE DES GRENOUILLES (2003)
    Le dessin animé français se porte bien. Il est créatif, drôle et intelligent. L’enfant qui voulait devenir un ours, Les triplettes de Belleville et tout récemment Le chien, le général et les oiseaux ont rencontré un public ravi. La prophétie des grenouilles, devrait plaire à son tour. C’est une merveille graphique, pleine de charme, de poésie et d’humour... le résultat d’une aventure et d’un chantier de six ans qui a nécessité un million de dessins et une équipe de deux cents personnes... Ferdinand est un marin quinquagénaire, devenu fermier. Il a la voix de Piccoli. Il chante et joue de la guitare. Sa femme est africaine et versée dans les danses de la pluie. Tom, leur enfant adoptif, a neuf ans. Ils vivent au milieu de nulle part. Tout près, il y a un zoo, et lorsqu’un déluge s’abat, comme l’avait annoncé les grenouilles de l’étang, c’est naturellement dans la maison de Ferdinand que le loup, le tigre, le lion, le zèbre, la girafe et deux éléphants viennent s’abriter. Ce jour-là, la copine de Tom, Lili, est aussi à la ferme. Partis à la dérive, dans leur maison-bateau, il leur faut attendre la décrue. Comment ce petit monde va-t-il cohabiter lorsqu’il n’y a que des frites à manger et que volailles, cochons et moutons de la ferme chatouillent les papilles des carnivores mis au supplice ? Comment la tortue perfide (la voix est celle d’Anouk Grinberg) va-t-elle semer la zizanie et mener à bien sa machination secrète avec ses complices les crocodiles ? Inspirée par l’histoire de l’Arche de Noé, La prophétie des grenouilles renoue avec les grands contes et les peurs ancestrales qui nous habitent : la mort des parents, le déchaînement des éléments naturels, la peur d’être dévoré, celle de devenir un monstre. Mais il est aussi question d’amour, de tolérance, des difficultés surmontées à vivre ensemble, de l’acceptation de la différence et de la dénonciation de toutes les formes de dictature. Lorsqu’il s’agit de punir la tortue, Ferdinand est le porte-parole d’un réalisateur amoureux de la vie et résolument contre la peine de mort. Jacques-Rémy Girerd se plaît à répéter que ce qui l’intéresse c’est le vivant et ne trouve pas si incongru d’avoir commencé, autrefois, des études de médecine. On ne s’étonnera pas qu’il ait réalisé une série de films d’animation intitulés Ma petite planète chérie qui sont une approche sensible et concrète des questions liées à l’environnement. L’univers graphique de La prophétie des grenouilles a été créé par Iouri Tcherenkov dont on appréciera la liberté et la fraîcheur. Il a su traduire, avec sa sensibilité propre, l’imaginaire de Girerd qui passe par la saisie du petit détail “vrai” qui apporte sa touche d’humanité : “une main passée doucement sur un visage, un enfant endormi qu’on remonte avec tendresse sur ses genoux, un déhanchement imperceptible, une chaise qui se renverse par erreur, une douleur dans une épaule.” La gageure de ce film était que l’émotion l’emporte sur la technique et que la technique serve l’émotion. Le résultat est étonnant. Le déluge, sur fond de musique symphonique, fera frémir plus d’un spectateur par la beauté visuelle de la mer déchaînée dont les vagues évoquent celles des estampes japonaises. Et il y a l’humour... Il est omniprésent, à commencer par l’affiche du film. Il est présent dans les dialogues et les deux éléphants, auxquels Galabru et Annie Girardot ont prêté leur voix, valent le détour. Pour les petits et les grands, vieux et très vieux... La prophétie des grenouilles est un film qu’il ne faudrait surtout pas manquer. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • L'HISTOIRE DU CHAMEAU QUI PLEURE (2003)
    Un chameau nous interpelle, avec un sourire à la Joconde... Impossible de manquer l’affiche de ce film atypique. Comme Nanouk l’esquimau, réalisé en son temps sur le même principe de mêler réalité et fiction, avec des acteurs non professionnels, ce "documentaire narratif", exerce un charme indéniable. Ce devait être un film de fin d’étude : un documentaire de 60 minutes pour la télévision. C’est devenu un film de cinéma vendu dans le monde entier. Curieusement, alors que fleurissent les chaînes thématiques et que les spectateurs semblent déserter les salles obscures au profit d’une consommation de films à domicile, avec une préférence marquée pour les films “d’action”, il y a un réel engouement du public pour le documentaire auquel les salles de cinéma accordent désormais une place. Le succès des films de Michael Moore, du fort intéressant Supersize me, et, plus près, de Salvador Allende par exemple, est édifiant. L’histoire du chameau qui pleure conjugue la force brute du documentaire avec la pure émotion. On s’attache très tôt à cette petite famille qui vit sous une yourte et dont la seule source de revenu est l’élevage des chameaux. Lorsqu’une chamelle refuse d’allaiter son petit, c’est un drame : “Nul ne peut grandir sans amour, c’est le message de ce film, dans lequel on voit un bébé chameau qui ne pas survivre car il lui manque l’essentiel : l’amour d’une mère.” Or, en Mongolie, depuis des siècles que les nomades vivent auprès des chameaux, ils les connaissent si bien qu’ils savent les émouvoir, comme s’ils avaient su mettre à nu leur âme avec un langage secret. Pour éveiller le sentiment maternel d’une chamelle, il faut qu’un violoniste joue près d’elle et qu’une femme chante : “le rituel musical n’est accompagné d’aucune parole, seulement de quatre lettres “HOOS”. La chanson est une répétition continue de ces lettres. Le mot en lui-même n’a aucun sens, mais il produit un effet. [...] Pour un mouton, par exemple, on utilise les quatre lettres “TOIG”. Il faut répéter ces quatre lettres trois fois. A chaque animal correspond un son. Chacun a le sien. Et c’est sans doute ce son qui fait que l’animal se sent plus proche de l’humain. Je ne sais pas comment cela s’est développé, mais cette tradition est là, et tout le monde y recours en cas de besoin.” Et cela marche ! Laissez-vous emporter par l’émotion de ce chameau qui pleure à grosses larmes... sans trucage. L’histoire du chameau qui pleure est aussi une histoire d’amour entre quatre générations qui vivent sous le même toit, un document exceptionnel. On les regarde vivre, on s’émeut des rires des enfants, on mesure les ans d’une vie rude sur les visages tavelés et l’on écoute avec eux, tapis sous la yourte, le vent de la tempête qui gronde à l’extérieur. Lorsque les deux fils vont chercher le violoniste à la ville, le plus petit est subjugué par la télévision que tous ont ici et l’on sait déjà avec regrets que les programmes télé supplanteront bientôt la richesse de l’imaginaire dont font preuve ces nomades. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • MILLE MOIS (2003)
    En 1981, le Maroc connaît des mouvements de rébellion sévèrement réprimés. Le père du héros de ce film est emprisonné pour avoir manifesté. On cache la vérité à Mehdi, son fils de sept ans. On lui fait croire qu’il est parti travailler en France. Autour de Mehdi gravitent d’autres personnages : sa mère Amina, son grand-père Ahmed, l’instituteur amoureux, poète d’une seule poésie, un caïd et son frère, véritables figures burlesques, et la jeune et jolie Malika au destin tragique qui écoute Babouchka en boucle et qui fume en cachette. Ce film parle avec simplicité de ces hommes et de ces femmes qui vivent dans un village au cœur de l’Atlas, au mois du Ramadan. Bensaidi s’est plu à les filmer dans ces espaces immenses désertiques où seuls circulent les grands taxis bondés et les fameux camions Ford. On saluera la sobriété de ce film qui ne joue jamais la carte du folklore. Il témoigne d’un renouveau dans le cinéma marocain dès lors qu’il existe un mouvement général d’ouverture grâce à une presse dynamique. Bensaidi ne fait pas du cinéma militant. Il fait du cinéma motivé par le désir et pour “le plaisir de faire exister ces personnages extravagants, singuliers, qui ont peuplé [s]on enfance”. Lorsqu’il traite de l’oppression du régime, Bensaidi procède par allusion. Son utilisation du hors-champ participe aussi à cette façon d’évoquer ces années de plombs où le pouvoir politique et policier, même invisible, était partout présent. Les gens savaient alors que “les murs avaient des oreilles”. D’emblée le ton du film est donné. Une poule vient perturber la prière d’Ahmed en voulant s’installer sur son tapis. Avec un regard iconoclaste mais résolument prudent, Faouzi Bensaidi mélange les genres. Il mêle la comédie au drame car “on ne pleure jamais autant que dans un mariage et l’on ne rit jamais tant que dans un enterrement”. Les comédiens non professionnels apportent une justesse aux personnages. Les chihats, ces chanteuses qui viennent animer une scène de mariage, à la fin du film, sont girondes à souhait et l’ambiance qui règne à cause d’un musicien ivre brise avec l’image traditionnelle que l’on se fait d’une telle cérémonie dans un pays musulman. Le caïd est une caricature grand guignolesque de l’arriviste roublard. Le préposé à la diffusion des programmes télé abuse de son pouvoir d’être aux manettes lorsque passe le feuilleton sentimental que tout le village suit avec assiduité. Mille Mois surprend par sa forme inattendue qui laisse les personnages sortir du cadre sans que la caméra les suive. Le petit Mehdi est attachant, ce gardien de la chaise de l’instituteur qu’il transporte sur sa tête. Bensaidi enfin, fait la part belle aux femmes. Il témoigne de la place qu’elles occupent dans la société marocaine. Elles n’ont rien des esclaves soumises dont l’Occident a acheté le cliché. Avec Milles Mois, souhaitons que le cinéma marocain prenne un élan et fasse mieux connaître ce pays si riche d’histoires.
  • VIVRE ME TUE (2003)
    Le projet de monter ce film date d’avant Nationale 7, premier long métrage nombreuse fois primé de ce réalisateur aguerri à la maîtrise du scénario par une expérience prolifique d’auteur pour la télévision. Avec sa structure tirée au cordeau, Vivre me tue captive et émeut, servi par trois comédiens que Sinapi juge être les meilleurs acteurs français du moment : Sami Bouajila, Jalil Lespert et Sylvie Testud. Jean-Pierre Sinapi a découvert le roman éponyme dont il s’inspira pour son film, par hasard en librairie. Il était signé par Paul Smaïl. Il racontait son histoire et celle de son frère aux prénoms bien français, habitant Barbès, mais dont les physiques trahissaient leur origine maghrébine. Ce roman a donné envie à Sinapi de le porter à l’écran, d’autant plus que ses parents italiens étaient venus s’installer en France après la guerre. Ce roman, riche d’émotions dues à cette sincérité d’un auteur qui parle de lui, cachait pourtant une supercherie. Lorsque Sinapi a voulu rencontrer l’écrivain Paul Smaïl, il a appris que ce jeune homme existait certainement, mais que l’auteur de ce roman n’était autre que Jacques-Alain Léger. Ce dernier n’a pas participé à l’écriture du scénario et Jean-Pierre Sinapi a eu le bonheur de se voir entièrement libre d’adapter le livre. Il a étoffé par exemple judicieusement le personnage de Myriam, joué par Sylvie Testud. Ce personnage clef permet une référence à l’amour courtois et de rappeler qu’il a trouvé sa place en occident grâce à l’influence des poètes arabes de la regrettée Andalousie, du temps de la circulation florissante des cultures. Mais si Paul, armé d’un DEA sur Moby Dick, trouve en Myriam une amie de cœur et d’esprit, il se refuse pourtant le bonheur d’une relation amoureuse pleinement vécue. Car Vivre le tue... Le malaise d’être né à Barbès et de n’avoir jamais mis les pieds au Maroc, d’être français alors qu’à chaque entretien où il se présente pour un emploi à hauteur de ses études, on lui tend le miroir de “l’arabe” est une situation insupportable. Il fait comme si tout allait bien pourtant, avec son sourire, en disant qu’il s’appelle Smaïl avec l’accent anglais. Et derrière le masque de la gaieté, il est touché au plus profond par un autre drame ; le drame d’avoir un jeune frère dépressif chronique, incapable de faire des études et dont la seule passion est le body-building. Sa passion le conduira à se mettre en danger à coups d’anabolisants et autres potions magiques redoutables et mortelles. Si Sinapi a finalement réalisé Vivre me tue après Nationale 7 c’est parce qu’il ne trouvait pas son culturiste. Sami Bouajila était d’emblée préposé au rôle de Paul Smaïl et c’est enfin la rencontre avec Jalil Lespert qui a été décisive. Il fallait que Jalil s’entraîne près d’un an pour devenir la masse de muscles qu’il fait saillir dans Vivre me tue. Pour se préparer à ce rôle, il a refusé toutes les propositions qui s’offraient. C’est dire comme il croyait dans le projet de Sinapi. Il a eu raison. Vivre me tue est un grand film, intelligent, sensible, drôle parfois, et qui parle, au-delà des problèmes de l’intégration, de la question de l’identité et de la réalisation de soi. Le choix final de Paul Smaïl, inattendu, est un formidable plaidoyer pour la liberté de dire non au système. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • DEPUIS QU'OTAR EST PARTI (2003)
    Venue du documentaire, Julie Bertuccelli signe là son premier long métrage. Loin d’être une novice, elle a été l’assistante à la réalisation de Kieslowski, Tavernier et Otar Iosseliani auquel le titre de son film fait un clin d’œil. C’est avec lui qu’elle a découvert la Géorgie, un pays si attachant qu’elle a décidé d’y camper ses personnages aux prises avec une drôle d’histoire. On l’a découverte dans "Voyages" d’Emmanuel Finkiel. Petite mamie voûtée sous le poids de ses 90 ans, Esther Gorintin a commencé sa carrière de comédienne en 1999 et depuis, elle ne cesse de tourner. Dans ce film de Julie Bertuccelli, dans le rôle d’Eka, elle crève l’écran. A ses côtés on reconnaîtra la petite gamine de Bouge pas, meurs et ressuscite qui a bien grandi et la belle présence de Nino Khomassouridze, une actrice géorgienne. Ces trois femmes représentent trois générations. Leurs ambitions et leurs désirs sont emblématiques de l’évolution que la Géorgie a connue et connaît. Dans la maison d’Eka, il y a une bibliothèque pleine de livres en français et c’est naturellement en France qu’Otar est parti faire fortune. Il écrit à sa mère et lui téléphone régulièrement jusqu’au drame : Otar meurt sur un chantier. La fille et la petite fille d’Eka sont incapables de lui avouer que son fils adoré est mort. Elles entretiennent le mensonge. Et puis Eka décide d’aller voir son fils à Paris, emmenant avec elle Marina et Ada. Partie d’une histoire vraie, Julie Bertuccelli a tissé avec talent la fiction et une réflexion sur ce pays qui a la particularité d’entretenir des relations affectives et culturelles avec la France : “J’ai aimé la Géorgie sans me dire que j’allais y tourner un film mais quand m’est venue cette idée d’histoire, il était évident pour moi que ça devait se passer là-bas. D’abord parce que la dramaturgie allait me permettre de parler de manière plus intense de ce pays passionnant. Et puis j’avais envie de parler de la France mais pas de faire un film sur la France vue de l’intérieur. Je voulais traiter de l’imaginaire étranger, jouer du décalage, tourner une fiction loin de chez moi mais parler de moi avec cette distance, la distance d’un regard autre.”. Julie Bertuccelli traite son sujet avec beaucoup de sensibilité, et c’est de tout un pan de l’histoire de la Russie qu’elle parle à travers ses trois comédiennes. Dans cette famille, les hommes sont absents. Le père d’Ada est mort en Afghanistan et le nouvel amant de Marina, sa mère, ne semble pas être autorisé à s’installer dans cet univers féminin. Marina, dans la fleur de l’âge, a un diplôme d’ingénieur mais elle est réduite à revendre de la brocante. Grâce à sa connaissance du français, Ada peut travailler ponctuellement comme interprète, mais elle est très mal payée. La réalité économique du pays est décrite par touches et une séquence dans un hôpital est éclairante de l’état de déréliction dans laquelle se trouve la Géorgie. A travers le mensonge, la fiction s’épanouit, émouvante et tendre. Elle aboutit à une fin toute à fait surprenante, à hauteur du suspens ménagé. Il n’est pas étonnant que ce scénario ait été primé. Quant au film, il a obtenu le prix de la critique à Cannes. Gageons que le succès de ce film dépasse le cadre des festivals. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • SON FRÈRE (2003)
    Deux frères se rapprochent à l’issue de l’épreuve de la maladie. Thomas est atteint d’une maladie du sang. Toute hémorragie pourrait lui être fatale. Bruno Todeschini, impressionnant, joue ici son plus beau rôle face à un Eric Caravaca, magistral lui aussi, tout en émotion retenue. Ce nouveau film de Patrice Chéreau est éprouvant. Récompensé à Berlin d’un ours d’argent, ce réalisateur signe là son film le plus épuré et le plus audacieux.
    Dans le roman éponyme de Philippe Besson (éd. Julliard), l’émotion tient beaucoup au point de vue subjectif : on croit qu’il s’agit de l’histoire personnelle de l’auteur. Cette question du point de vue s’est-elle posée lors de l’écriture du scénario ?
    Je savais que c’était le problème principal à résoudre. C’est cela certainement qui m’a attiré dans le roman. Les deux frères... Comment ils se retrouvent... Comment ils se sont éloignés. Ce n’est pas dans le roman d’ailleurs, je crois. Dans le roman, ils ne s’étaient pas éloignés. C’est moi qui ai rajouté cet élément-là. Quand on fait un film, on fait la critique du roman. Il y a une chose que j’ai éliminée tout de suite, c’est l’histoire de la danoise avec qui il avait un enfant et il y a deux choses que j’ai changées parce que je n’y croyais pas. D’abord cet amour total entre les deux frères qui était déjà une fusion... Alors que je pense qu’il fallait qu’ils la trouvent... C’est esquissé dans le roman mais c’est plus fort dans le film. Ensuite le fait que ce soit le plus âgé qui meurre et non pas le plus jeune. Je trouvais cela excessivement romantique que ce soit le plus jeune. En plus, je suis parti de moi. Le roman est à la première personne et le premier scénario que j’ai écrit était aussi à la première personne : du point de vue du frère cadet. Donc je l’ai écrit du point de vue du frère cadet. Je ne sais pas écrire en frère aîné puisque je suis un frère cadet. Ce “je” du roman me convenait.
    Ce film parle viscéralement au spectateur en tant qu’être de chair et de sang. C’est la grande différence avec le roman. Les descriptions cliniques s’inscrivent dans l’imagination du lecteur qui en fait ce qu’il veut, alors qu’à l’écran, elles sont montrées de façon presque documentaire. On peut avoir une réaction épidermique de rejet.
    Ce n’est pas documentaire mais je ne pouvais pas faire autrement que de ne pas tricher avec la réalité. La réalité de l’hôpital s’impose d’une façon telle, les enjeux de l’hôpital - qui est un endroit où l’on soigne et un endroit où on ramène à la vie - sont des enjeux tels que je n’avais pas envie de faire de la littérature dessus. La vérité des gestes et la vérité des lieux s’imposait. Ce n’est pas documentaire mais je ne pouvais pas aller au-delà d’une certaine barrière de fiction, au-delà d‘un certain niveau de fiction. Quant à la réaction des spectateurs, je pense que c’est bien : chacun réagit très fort en voyant ce film. Je pense que c’est bien comme cela.
    Vous aimez être au plus près des corps et des visages...
    Les visages sont des choses extraordinaires à filmer. Je ne me lasserai jamais de filmer un visage et des regards. Ce sont des paysages incroyables. J’ai plus de mal avec les paysages. J’ai fait une tentative dans ce film tout de même, en Bretagne, pour la scène de l’hémorragie dans les marais salants avec la petite fille. Brusquement, j’ai eu envie de faire un plan archi large. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai eu envie. J’ai pris le risque, j’ai eu l’impression vraiment de prendre un risque. Je me suis dit que si je voulais prendre cette scène de près comme d’habitude, je n’aurais pas de matériel.
    Il y a la scène magistrale du rasage du corps de Bruno Todeschini avant l’intervention chirurgicale. Cela m’a fait penser à Renée Falconetti dans la Jeanne d’Arc de Dreyer qui se fait couper les cheveux en direct. Là, c’est pareil. Pour le coup, le cinéma ne peut pas tricher. Il ne peut pas y avoir de répétitions...
    Il y a eu des répétitions. On a répété beaucoup la veille.
    Oui, mais à un moment donné on rase vraiment !
    Oui ! Et une seule fois !
    Et une seule fois ! C’est peut-être pour cela que le spectateur ressent tellement d’émotion face à cette scène...
    Cette scène m’a appris quelque chose de tout à fait étonnant sur le cinéma. C’est un corps qui se fait raser... L’effet émotionnel est sans commune mesure avec les moyens mis en œuvre. Il y a deux infirmières, une tondeuse, de la mousse à raser et un rasoir jetable. C’est archi simple. En théorie, on ne fait que raser quelques poils (beaucoup en l’occurrence), mais, surtout, il y a une transformation du matériel qui est une scène triviale - d’une certaine façon incroyable - dans une scène d’émotion ou une métaphore de la souffrance de cet homme. C’est très surprenant. J’ai moi-même été surpris du résultat. La scène va bien au-delà de ce que l’on voit. Et finalement, c’est cela le cinéma. C’est d’arriver à aller au-delà de ce que l’on voit. C’est à la fois réel et en même temps, il y a un truc magique.
    La façon dont vous filmez Todeschini fait qu’il évoque la figure du Christ. Est-ce que c’était voulu ou bien cela s’est-il imposé ?
    L’iconographie du Christ raconte, que l’on soit croyant ou pas (je ne suis pas croyant) la souffrance de l’homme. C’est une souffrance qui a été donnée en exemple. Quand on la montre en peinture - je pense à un tableau de Holbein qui est à Bâle, ce Christ mort qui paraît-il a été peint d’après un noyé dans le Rhin - Cela fait référence absolument à la souffrance universelle de l’homme et la solitude de l’homme dans sa souffrance. Je vois bien que dans cette scène y ressemble. Je n’ai pas souhaité faire à tout prix un Christ mais je ne pouvais pas m’y opposer.
    Quel est le rapport entre la maladie de Jean-Hugues Anglade dans la Reine Margot et celle de Thomas dans Son frère ?
    Aucun, il s’agit de poison dans La Reine Margot.
    Mais il y a cette même idée du sang qui jaillit.
    Oui ! Oui ! C’est un film avec une hémorragie qui arrive à un moment donné. Disons que c’est fait par le même metteur en scène qui est fasciné par les hémorragies, par les corps qui saignent... Je ne sais pas... J’ai renoncé à aller fouiller dans mon inconscient.
    Propos recueillis par Elsa Nagel
    Son site : Ecrivain de votre vie
  • UN HOMME, UN VRAI (2003)
    Comment parler de l’amour entre un homme et une femme d’aujourd’hui ? Les frères Larrieu, auxquels on souhaite un avenir aussi riche que celui d’autres frangins célèbres, passés derrière la caméra, se sont attaqués, pour leur premier long métrage, à cette histoire éternelle, pleine de rebondissements, avec un ton original et plein d’humour. Ces deux réalisateurs autodidactes, pyrénéens, ont été sensibilisés très tôt au cinéma, grâce à un oncle qui faisait des petits films amateurs, se plaisant à filmer les pique-niques familiaux aussi bien que les parades amoureuses des coqs de bruyère. Cette enthousiasme pour le cinéma sous toutes ses formes se ressent à la vision d’Un homme, un vrai qui s’ouvre sur un film d’entreprise, se poursuit à la manière de Jacques Demy (avec des chansons et la musique signées Philippe Katerine), lorgne du côté du Mépris de Godard et s’achève sur un document animalier. Un homme, un vrai réunit deux comédiens d’une belle énergie ; Mathieu Amalric et Hélène Fillières. Il s’appelle Boris, elle s’appelle Marylin. C’est un artiste qui écrit des scénarii et elle est une jeune cadre supérieure. Rien ne les prédisposerait à se rencontrer (et plus si affinité) si ce n’est un coup de foudre irrésistible qui va les unir. Un homme, un vrai est construit autour de trois parties distinctes, trois âges du couple considéré “cinq ans plus tard”. Aussi, après la rencontre placée sous le signe de l’amour éternel que chante Amalric à sa belle, nous les retrouvons avec deux enfants. Marylin est surbookée, sans cesse entre deux avions. Boris est un homme au foyer qui a laborieusement écrit un scénario en cinq ans. Il se voit obligé de se rendre à ses rendez-vous dans les boites de production, où il tente de placer son scénario, avec son plus petit dans les bras, lorsque celui-ci a de la fièvre et qu’à la crèche on n’en veut pas. Ainsi en va-t-il des beaux débuts amoureux qui virent au cauchemar lorsque Boris va, avec les enfants, accompagner Marilyn pour un week-end de travail à Ibiza. Le film atteint alors des sommets de drôlerie. Pourtant, le drame va surgir. Cinq ans plus tard, on mesure l’étendue de l’échec. Boris est devenu guide de montagne et il a emmené les enfants vivre avec lui. Depuis cinq ans, il n’a pas vu Marylin. Il organise des randonnées dans la montagne, dans le but d’observer la parade des coqs de bruyère ; spectacle suffisamment rare pour attirer des visiteurs américains parmi lesquels se trouvera Marilyn. Cette dernière partie est étonnante et doit beaucoup à l’interprétation inattendue d’Amalric en guide bourru, barbu mais tout à fait à l’aise dans un corps tout en muscles. Les frères Larrieu ont joué avec l’image de l’Amalric intello qui faisait partie de la bande à Desplechin. Ils l’avaient déjà fait tourner dans La brèche de Roland (en 1999) où son personnage était très maladroit. Or, il s’agissait d’une composition. “C’est en réalité un garçon physique et très adroit. On s’amusait à le définir ainsi : “un guide de haute montagne dans un garçon très féminin”, “un tigre dans un chat”, “un cosaque dans une chambre de bonne”, “un Casanova à l’allure d’étudiant attardé”... Bref, un garçon complet - il s’occupe aussi très bien des enfants - qu’on avait envie d’appeler “un homme, un vrai””. Hélène Fillières a très bien su, elle aussi, nourrir son personnage de femme qui se cherche en elle pour devenir une femme, une vraie, pour l’homme qu’elle aime. Un homme, un vrai parle du couple d’aujourd’hui avec une vision optimiste et positive, alliée à un vrai sens de la comédie et à une belle croyance dans le cinéma. Le spectateur ravi de ce film se demande longtemps : “Qui se fait son cinéma ?” (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • VODKA LEMON (2003)
    Hiner Saleem vit à Paris depuis dix ans, après avoir fui son pays pour échapper à l’oppression de Saddam Hussein : “Mes papiers disent que je suis né en 1964 au Kurdistan “irakien”. Car il y a un Kurdistan irakien, turc, iranien, même un Kurdistan syrien. Mais il n’y a pas de Kurdistan kurde”. Son rêve le plus cher serait que le Kurdistan, partagé en 1923 en quatre Etats, par le traité de Lausanne, soit enfin reconnu. L’émotion est au rendez-vous de Vodka Lemon, de même que la tendresse et l’humour. Dans un film précédent, "Vive la mariée... et la libération du Kurdistan" (1997), Hiner Saleem portait un regard décalé et souriant sur les Kurdes de Paris. Ici, il s’agit des Kurdes d’Arménie.
    Ce rapport distancé au monde est un gage de survie : “Selon un célèbre orientaliste du 17e siècle, “le peuple kurde est le plus triste et le plus joyeux des peuples”. Même dans les moments vraiment très difficiles, tragiques, il y a toujours un petit truc qui nous fait éclater de rire”. Car la misère est le lot de chacun des personnages de Vodka Lemon, mais le misérabilisme ne l’emporte jamais. La fin du film témoigne de la confiance du réalisateur dans la dignité intacte de ses frères kurdes.
    Le film procède par petites touches. La séquence inaugurale vaut le détour et donne le ton. Un vieillard, couché dans un lit est conduit à vive allure à travers les steppes enneigées pour se rendre à un enterrement où il jouera un air de flûte, non sans avoir auparavant retiré son dentier. Film tragi-comique et empli de nostalgie, Vodka Lemon donne une idée de l’état de déréliction dans laquelle se trouve les régions de l’ex Union soviétique où tout se revend sur les marchés. Hamo, un veuf d’une soixantaine d’années, se sépare de ses seuls biens, une armoire, une télévision et son uniforme militaire. Il a deux fils dont l’un est allé faire fortune à Paris. En fait de fortune, c’est le fils qui demandera à son père de lui envoyer de l’argent, alors que Hamo ne gagne que sept dollars par mois de retraite. Tous survivent comme ils le peuvent, sous des températures voisinant les -20°. Peu importe le climat ; un banquet de mariage se tient sous la neige, les gens fument et discutent sur des chaises à l’extérieur... Ces plans servent un effet visuel certain, mais ils témoignent aussi d’un marasme économique : “A l’époque soviétique, le gaz était gratuit. Les gens laissaient même les fenêtres ouvertes. Aujourd’hui, ils ne peuvent pas se permettre d’allumer le gaz plus de dix minutes par jour. Ils ne chauffent qu’une seule pièce et se rassemblent tous dedans. Entre la chambre chauffée et les toilettes, il y a trente degrés de différence ! Du coup les gens s’assoient et restent beaucoup à l’extérieur”. La poésie est présente... un chauffeur de bus chante Tombe la neige d’Adamo et Hamo lance des regards amoureux à une jolie veuve. Mais une scène de violence, entre une jeune pianiste obligée de se prostituer, et son souteneur, ouvre le film sur la terrible réalité de ces hommes et de ses femmes, dans ce pays oublié du reste du monde. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LE CHIEN, LE GÉNÉRAL ET LES OISEAUX (2003)
    Pour que Moscou ne tombe pas entre les mains de Bonaparte, un général russe a mis le feu à la ville grâce à des oiseaux dont il avait enflammé les ailes. Des années plus tard, le général, devenu vieux, est hanté par des cauchemars. Les oiseaux lui en veulent. Il est veuf, il s’ennuie. Un chien se prend d’affection pour lui. Le général finit par l’adopter. Ensemble, avec d’autres chiens, ils vont vouloir libérer tous les oiseaux.
    Francis Nielsen est tombé dedans quand il était petit. Né à Annecy, capitale de la bande dessinée, il a très tôt tripoté les cellulos. De La Ballade des Dalton au Chaînon manquant, en passant par des adaptations de Vuillemin et de Manara avec Le Parfum de l’invisible, Francis Nielsen s’est imposé comme producteur et réalisateur à la télévision. Il travaille actuellement sur les albums de Boule et Bill. Passionné par son métier, Francis Nielsen est un curieux de la vie. Grand voyageur, son imaginaire s’alimente de visions et d’impressions qui trouvent leur place dans son art. Avec Le chien, le général et les oiseaux, il témoigne de son amour pour la Russie et la culture russe.
    Ce film a été réalisé d’après un livre de Tonino Guerra, le scénariste entre autres d’Antonioni, de Fellini et de Théo Angelopoulos. Les illustrations qu’en avait fait Sergueï Barkhin ont inspiré l’univers pictural. Les perspectives de guingois, l’architecture des maisons, la composition du cadre, les personnages en apesanteur et les rêves du général qui vole en compagnie de son chien sont autant de références à Chagall. Les illustrations de Barkhin sont des monochromes. Il a donc fallu chercher du côté des icônes et du folklore russe pour les couleurs. L’impression de matière fait aussi l’originalité de ce dessin animé où la neige, les manteaux de fourrure, le poil des chiens, les oiseaux etc. atteignent un degré de réalisme étonnant, tout comme la bande son avec le vent qui souffle, le bruit des pas et le lac gelé dont la glace craque. Ce sont autant d’éléments qui contribuent à un effet de proximité qui entraîne notre adhésion. Comme se plaît à le répéter Francis Nielsen : “c’est vrai puisqu’on le voit” se mettant ainsi dans la peau et dans le cœur des enfants et des grands ayant su conserver une âme candide.
    Construit sur une situation très simple, Le chien, le général et les oiseaux ne joue pas sur des effets spectaculaires. Le rythme de ce film respecte le temps de la narration. Les distances que les personnages ont à parcourir sont rendues sensibles. Le traîneau du général traverse longtemps la toundra gelée. Le général doit passer par des couloirs qui n’en finissent plus pour rencontrer le Tsar et plaider la cause des oiseaux. Les grands se laisseront porter par la beauté picturale et par l’étrangeté de la situation. Ils se laisseront surprendre, dans le contexte, par l’arrivée du cortège d’un sultan monté sur un éléphant rose. Les petits (moins de 4 ans s’abstenir) riront de ce chien obstiné à vouloir rester avec le général et de la fâcheuse détermination qu’ont les pigeons à bombarder le général de leurs fientes, l’obligeant à sortir avec un parapluie. Tous seront séduits par cette histoire de chère liberté qu’il faut défendre à tout prix. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • L'ANGE DE L'EPAULE DROITE (2002)
    En 1998, Le Vol de l’Abeille a été primé dans de nombreux festivals. Djamshed Usmonov a joué ensuite dans La Route, réalisé par son ami Darezhan Omirbaev. Avec "L’Ange de l’épaule droite", il est revenu à la réalisation. Le tournage s’est déroulé dans un contexte économique difficile, dans un Tadjikistan ruiné par sept ans de guerre civile, tandis qu’éclatait la guerre en Afghanistan. Une légende musulmane raconte que sur chacune de nos épaules se tient un ange qui consigne les bonnes et les mauvaises actions. A l’heure de notre mort, nos actions sont pesées sur la balance de la justice pour décider si nous allons en enfer ou au paradis. L’ange qui pèse sur l’épaule gauche de Hamro, le personnage principal, a sans doute déjà rempli son registre de mauvaises actions lorsque le film commence. Hamro revient dans son village auprès de sa mère mourante, après dix années d’absence dont quelques unes en prison. Or, il s’agit d’un piège qu’elle lui tend pour qu’il règle ses dettes et regagne son honneur. Djamshed Usmonov a eu l’idée de son film suite a une discussion qu’il a eue avec son frère. Celui-ci lui a dit : “Je n’imagine pas ma vie sans maman. Je ne sais pas ce que je deviendrai quand elle mourra.” Les paroles de son frère l’ont étonné et touché. “Sa remarque aurait été naturelle dans la bouche d’un enfant, mais détonnait dans celle de cet homme mûr et durci par la vie.” Hamro, la “brute”, revenu de Moscou, marche dans les rues du village, deux grosses pierres dans les poches. Mais il cache un cœur sensible et il va tout faire pour regagner la respectabilité ; reprendre son emploi de projectionniste et s’attacher à un petit garçon que l’on dit être son fils alors qu’il peut-être le fils de n’importe quel autre homme du village, à commencer par le maire. Elle est longue, malgré tout, pour Hamro, la route vers l’honorabilité... On ne s’étonnera pas que le roman préféré de Djamshed Usmonov soit Le Maître et Marguerite de Boulgakov et qu’il affectionne tout particulièrement le réalisme fantastique de Gogol, Borges, Marquez et Kafka. En effet, la séquence d’ouverture donne le ton. Dans ce village, règne la loi des petits arrangements avec les représentants de l’ordre. Tout se négocie à la force de poignées de mains énergiques au grand pouvoir comique. La mère de Hamro, à la fin, conclura un pacte où la naïveté s’allie à la croyance, pour aboutir à un miracle. Pour Djamshed Usmonov, rien n’est impossible. Pour lui, le cinéma est un art qui permet “d’élargir les frontières de l’existence, de la réalité”. C’est ainsi que son héros se débat dans monde étrange où les superstitions sont encore vives tandis que débarquent des mafieux moscovites qui, eux, n’ont aucun état d’âme, et pour lesquels le seul dialogue est la violence. Cette incursion permet à Djamshed Usmonov de porter un regard aigu sur un certain cinéma : les villageois regardent un film où se joue un meurtre pendant que dans la cabine de projection, Hamro se prend une balle dans le ventre. La bobine s’achève. L’écran devient blanc. Pour Djamshed Usmonov, si un plan au cinéma devait évoquer la mort, ce serait celui-là, mieux que si des flots d’hémoglobine coulaient. Djamshed Usmonov habite désormais à Paris. Il retournera à Asht, ce village Tadjik des montagnes où il est né, pour y tourner son prochain film. Après des études d’arts puis un passage au Tadjik film Studio à Douchanbe, il a vécu sept ans à Moscou, en vivant de petits boulots, comme balayeur et laveur de carreaux. La nuit, il consignait ce qu’il observait le jour. Il a matière à faire une vingtaine de films. On n’a pas fini de parler de Djamshed Usmonov. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LA DERNIÈRE LETTRE (2002)
    Connu et reconnu pour ses films documentaires, Frederick Wiseman signe sa première oeuvre de fiction. Il a d’abord porté La Dernière Lettre au théâtre, à Boston, puis à Paris, à la Comédie Française, avant de l’adapter pour le cinéma. Sur une scène nue, entourée par des ombres, une comédienne dit un texte à portée universelle et qui trouve malheureusement des échos encore aujourd’hui... un film âpre et d’une émotion exceptionnelle. La question de l’évocation de l’horreur des camps a toujours posé problème. Comment traiter le génocide par le biais de la fiction ? On sait la polémique que La liste de Schindler a provoquée, ainsi que La vie est belle de Benigni. Témoigner, faire oeuvre de mémoire, sans que jamais on puisse se dire que tout ça n’est que du cinéma a été l’obsession de Lanzman et lorsque Alain Resnais fait un détour par le documentaire, en signant le poignant Nuit et Brouillard, il explore la mémoire à travers le seul espace d’Auschwitz désert où il filme, sur les murs, des traces tangibles, insoutenables, de la présence de ces millions de juifs qui ont été tués. Wiseman a réussi un tour de force : allier le principe qui régit son travail de documentariste avec une scénographie et une comédienne. Il filme une femme qui raconte ce qu’elle vit, comme il le fait depuis des années dans ses documentaires qui sont autant de témoignages sociologiques. Anna Semionovna, une femme russe, juive, médecin, s’adresse à son fils, avant de mourir. Elle est enfermée dans le ghetto de la ville de Berditchev, en Ukraine. Le 15 septembre 1941, 12 000 juifs y seront exterminés par les nazis. Anna est incarnée par Catherine Samie, doyen et sociétaire de la Comédie Française et dont l’intelligence et la sensibilité de l’interprétation sont au-delà de toute critique. Elle s’impose comme une nécessité, comme s’il fallait qu’elle existât aujourd’hui sur les écrans pour dire la souffrance d’une femme au quotidien, pendant la guerre. Car, ce qui a intéressé Frederick Wiseman, dans ce chapitre du livre de Vassili Grossman, Vie et Destin, c’est qu’il parle d’un génocide et, par extension, des génocides qui sont commis un peu partout dans le monde. Comme il l’a déclaré : “Quand j’étais jeune et naïf, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, je croyais que la barbarie dont j’entendais parler dans les journaux, à la radio et aux actualités était réservée aux allemands et aux japonais mais que cela ne faisait pas partie de la vie. En grandissant, je réalisai que les assassinats à répétition sont tout simplement un des aspects de notre quotidien. Quelques exemples récents : la Bosnie, le Kosovo, la Chine, l’Algérie, le Rwanda, la Tchétchénie, le Congo, le Timor...” Le pouvoir émotionnel de La Dernière Lettre tient à son évocation des détails de tous les jours, tellement humains. Sur le visage de Catherine Samie coulent des larmes et toute sa vie se donne à lire sur sa peau parcheminée. Ses mains tavelées, se serrent sur des pommes de terre et des haricots invisibles. Sa voix rauque et grave exprime toutes les nuances de qui vit une tragédie et qui court inéluctablement vers sa fin, et le rire du désespoir s’étrangle dans sa gorge. Autour d’elle, des fantômes traversent la scène, apparaissent, disparaissent, se dédoublent, se multiplient. Jamais on n’aurait pu imaginer ce film en couleur. Le noir et blanc cher à Wiseman trouve toute sa raison d’être dans ce jeu subtil des ombres et de la lumière qui évoquent ces êtres disparus. L’ombre de Catherine Samie qui s’étire derrière elle prend tous les aspects, de celle du vieillard à celle de l’enfant qui donne la main à sa mère, du groupe de villageois dont elle parle, à l’homme désespérément seul. Avec La Dernière Lettre, Wiseman a signé un grand film, difficile, mais nécessaire. Son projet est de porter ce texte sur la scène américaine, avec une comédienne américaine. Son rêve serait que ce texte soit dit sur une scène de théâtre, à Moscou. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • VENDREDI SOIR (2002)
    Réalisatrice audacieuse, Claire Denis affirme un cinéma toujours plus radical. En 1999, avec Beau travail, son exploration du thème du désir passait par l’érotisme dans le corps de la légion, et l’amour vampirique cannibale était au cœur du très envoûtant "Trouble every day". Avec Vendredi soir, d’après le roman d’Emmanuèle Bernheim, Claire Denis nous surprend encore en traitant la rencontre d’un homme et d’une femme, au plus près des corps. Ces corps dont Claire Denis rend palpable le grain de la peau, en les filmant au plus près jusqu’à tendre à l’abstraction, ce sont ceux de Jean (Vincent Lindon) et de Laure (Valérie Lemercier). Très gros plans des yeux de Laure au dessin d’ailes d’oiseau, bouche étonnée ; un casting inspiré pour des personnages qui parlent très peu. Lorsqu’ils parlent, leur parole a si peu d’intérêt qu’elle est à peine audible ou bien couverte par la musique. L’important est ailleurs. Vendredi soir est un film sur le désir qui emporte comme un grand courant, un désir qui fait littéralement chavirer. Le début du film campe Paris en un univers nocturne urbain complètement irréel comme s’il s’agissait du décor d’un conte. Il pleut sur la ville et la tour Eiffel domine ce monde aquatique. Telle un phare, elle envoie ses faisceaux de lumière. Les transports en commun font grève en cette année 1995 et les Parisiens sont dans leur voiture comme dans des sous-marins. Chacun est dans sa bulle. Dans l’une de ces voitures se trouve Laure. Elle a fini de faire ses cartons pour déménager et aller vivre avec l’homme qu‘elle aime. Pour l’heure, elle se rend à une soirée chez des amis. A la radio, des bulletins d’info répètent que Paris est paralysé. Il faut rester patient et ne pas hésiter à prendre à son bord l’un de ces piétons qui fait du stop. C’est ainsi que Laure accueille Jean. Le fantasme de la rencontre d’une femme et d’un homme que le désir va précipiter dans les bras l’un de l’autre est en marche et le cinéma de Claire Denis va exalter leurs émois avec toute la maîtrise de son art. Jean est un “vrai” homme, avec sa barbe d’une journée, et l’odeur de son eau de toilette qui fait palpiter le nez de Laure, mêlée à celle de la cigarette. Laure respire avec un plaisir évident la fumée qui envahit sa voiture, elle qui a arrêté de fumer. Elle observe à la dérobée son compagnon. Et nous épousons les mouvements de la pensée de la jeune femme qui se prend à imaginer emmener cet homme à cette soirée où elle est invitée. Ce serait une mauvaise idée. Elle passe un coup de fil à ses amis : elle ne viendra pas ce soir. A partir de là tout devient possible. Un baiser échangé qui dure, le premier baiser, si timide et déjà plein de fougue, des mains qui s’effleurent sans se toucher, un gant tombé sur la chaussée humide et l’enseigne d’un hôtel qui brille dans la nuit, lieu attirant de la transgression, comme dans l’imagerie d’Epinal des fantasmes sexuels. C’est tout le charme de ce film qui joue sur le double registre du réel et du rêve. Un soin tout particulier est apporté aux atmosphères que créent le chromatisme, le grain de la photo et l’utilisation du ralenti qui suspend le temps, comme autant d’effets de la mémoire à l’œuvre qui veut capturer à jamais cette rencontre particulière. Mémoire éveillée du spectateur familier du cinéma de Claire Denis, lorsque Grégoire Colin marche dans la rue et qu’un légionnaire est assis dans un bar. Ces citations nous rappellent que nous sommes au cinéma et que tout y est possible. Cette liberté souffle sur le film. Elle est enivrante. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • L'ENFANT QUI VOULAIT ETRE UN OURS (2002)
    Face au nouveau Disney qui revient tous les Noëls, les autres films d’animation connaissent des sorties plus confidentielles. Pourtant, ce film de Hastrup mérite vraiment d’être vu. Il a été produit par Les Armateurs qui avait déjà soutenu en son temps Kirikou et la sorcière. Petits et grands seront sous le charme de cette fable au pays des Inuits. D’une beauté magique et poétique, L’enfant qui voulait être un ours raconte comment un bébé esquimau grandit avec une maman ours et un corbeau très drôle, gourmand et maladroit. Lorsque ses parents le retrouvent et le ramènent dans la civilisation, il n’a qu’un désir : devenir un ours. Le génie de la montagne pourra-t-il l’aider ? On est loin ici de toute mièvrerie. Certaines séquences sont même assez impressionnantes, traduisant la dureté de la vie dans le Grand Nord où l’ours, l’animal le plus dangereux de la banquise, est au cœur des peurs et nourrit les mythologies. Mais l’ours est aussi un animal menacé par l’homme. L’enfant qui voulait être un ours est à la fois un film d’une belle force romanesque et un film qui a l’intérêt d’un documentaire. C’est un film audacieux qui surprend. Le choix de vie de ce petit enfant élevé par un ours est contre nature. Pourtant, sentimentalement parlant, on le comprend. Quel est le spectateur qui n’a pas eu un pincement au cœur en voyant Mowgli quitter Bagheera et ce cher Baloo pour aller vivre parmi les hommes ? Ici, le film chante la liberté du cœur, et la magie propre au conte accomplit l’impossible. Le graphisme, les couleurs, le rythme du récit s’accordent avec cette histoire, formant un tout artistique harmonieux. L’enfant qui voulait être un ours est un film d’animation réalisé de manière traditionnelle au crayon et au pinceau. Il y a une pureté dans le trait au service de l’expression, l’immensité de l’espace est rendu par un travail sur la lumière et les ciels aquarellés de roses et de rouges flamboyants traduisent la magnificence des aurores boréales. A cela s’ajoutent la musique de Bruno Coulais et les créations sonores de Niels Arild. La musique, très inspirée, accompagne sans souligner. Elle est créatrice de l’atmosphère et elle émeut. Elle allie le chant d’un enfant aux chants étranges de Kaya Brüel et de Marie Boine, une grande chanteuse norvégienne. Les rythmiques ont été réalisées avec des matériaux naturels comme des pierres ou des branches d’arbres, des jouets, des trombones qui grondent, etc. L’enfant qui voulait être un ours est un plaisir pour l’imaginaire et un régal pour les sens. C’est un film qui se démarque avec bonheur des dessins animés survoltés, aux couleurs criardes et aux sons agressifs, qui sont malheureusement une tendance d’aujourd’hui. Ce film met dans un état d’apesanteur et dépayse. On ne saurait le recommander aux enfants de moins de cinq ans, à moins qu’ils ne soient déjà des blasés des émotions. De plus, beaucoup de subtilités du scénario leur échapperaient et ce serait dommage. Pour les autres, de 5 à 77 ans, ce film est un cadeau cinématographique de fin d’année, dont il ne faudrait pas se priver. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • INTIMITÉ (2001)
    Ours d’or à Berlin et prix d’interprétation féminine pour Kerry Fox, prix du meilleur film européen, Intimité est sorti déjà auréolé. Il est vrai que c’est un grand Chéreau. "Intimité" fait partie de ces films qui vous marquent longtemps. D’abord il y a l’Angleterre avec ses couleurs acidulées qui tranchent, ses pubs enfumés et la grisaille de ces quartiers populaires. On pourrait se croire dans un film de Mike Leigh ou de Ken Loach sauf qu’ici il ne s’agit pas d’un portrait social mais de celui d’un homme et d’une femme aux prises avec les tourments de l’amour. Quoi de plus banal si ce n’est qu’avec Chéreau rien n’est simple, est surtout pas une histoire d’amour. Ce qui surprend ici, c’est la sobriété. Avec moins d’esbroufe que dans Ceux qui m’aiment prendront le train, la caméra est mise au service de l’authenticité, avec un regard au combien respectueux de cet homme et de cette femme qui font l’amour le mercredi après midi, sans échanger un mot. Ceux qui même... était placé sous influence de Lars von Trier, Intimité, sous celle de Wong Kar-wai. Et quand on dit à Chéreau que l’on a aussi pensé à Cassavetes en voyant son film, il prend cela comme un grand compliment, s’étant toutefois interdit de penser à cette référence écrasante et à Gena Rowlands à laquelle pourtant Kerry Fox ressemble parfois de façon étonnante. Le film est sorti en même temps que des rumeurs, démenties par Chéreau lui-même, à propos de la censure que connaîtra la sortie vidéo en Angleterre. C’est dire comme le sexe à l’écran scandalise toujours. Il est certain que jamais on n’a vu des scènes d’amour filmées de cette manière, au plus près des corps et de leur alchimie dermique. Rien de choquant ceci-dit, on est loin de la pornographie. Le tour de force de Chéreau est d’annoncer ainsi toute la problématique de son film. Comment un homme et une femme peuvent continuer à s’aimer sans se connaître ? Qu’est-ce que l’on sait de l’autre alors que l’on partage les caresses les plus intimes ? Tout le film est une quête de l’Autre, de ce qu’il est, de ce qu’il pense, au risque de comprendre qu‘il est tout simplement impossible que cette quête aboutisse. Une séquence de filature dans les rues est édifiante, ainsi que la rencontre de l’amant (extraordinaire Mark Rilance - au physique bien plus intéressant que celui de Gary Oldman qui était préposé pour le rôle) et du mari (non moins extraordinaire Timothy Spall). Intimité est une adaptation d’un roman et d’une nouvelle de Hanif Kureishi (l’auteur du scénario de "My Beautiful Laundrette"). Le scénario n’a pas été écrit en anglais et ce jeu des distances mené de bout en bout contribue non seulement à cette atmosphère particulière du film mais sert tout à fait le propos, du moins en ce qui nous concerne ; spectateur français. C’est comme lorsque l’on danse sur un slow dont on ne comprend pas toutes les paroles : rien ne freine l’émotion. Chéreau n’a envisagé, à aucun moment, de tourner en France, avec des comédiens français. C’est un parti pris de réalisation vraiment pertinent, et j’encourage vivement le spectateur à aller voir le film en VOST ... ne serait-ce que pour entendre parler Marianne Faithfull dont les apparitions à l’écran raviront les fans. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • AVEC TOUT MON AMOUR (2001)
    En 1963, Amalia Escriva, encore bébé, dut quitter l’Algérie. Sa famille paternelle y était établie depuis cinq générations. Réalisatrice de documentaires sur la mémoire de ce pays, Amalia Escriva aborde pour la première fois ce sujet par le biais de la fiction. Dans ce film, elle parle de sa grand-mère qui se suicida à 37 ans. Un film étrange et trouble qui exerce un charme certain. Dans le rôle d’Eugénia, la grand-mère, Jeanne Balibar apporte par son jeu, par son phrasé si particulier, la fêlure nécessaire à ce personnage qui jusqu’à la fin préserve son mystère. Nous sommes en 1903, des algériens se sont révoltés dans le village de Margueritte et ont tué sept européens. Jean Corveler, le mari d’Eugénia (Bruno Todeschini) est l’avocat des inculpés. Le procès a lieu à Montpellier. A son retour en Algérie, il retrouve Eugénia. Elle s’est suicidée en ne laissant que ces mots : “Avec tout mon amour”. Le récit ira à rebours. Il racontera la relation en marge de Jean avec Adèle (magnifique Dominique Blanc), une institutrice aux idées avant-gardistes et farouche militante de la cause des algériens. Le film va explorer ce monde clos des colons et de ses intrigues. Pourquoi les parents d’Eugénia, des riches espagnols, tiennent-ils à ce que leur fille épouse cet avocat qui est pourtant un enfant naturel ? Quel secret cache Dolorès (Dominique Reymond), la soeur d’Eugénia ? Le film avance en se déroulant par boucles. Grâce à cette structure, le film rebondit sur autant de moments forts qui tendent à cerner les raisons énigmatiques de la mort d’Eugénia. Amalia Escriva voulait ainsi privilégier le “suspens psychologique” plutôt que le “suspens événementiel”. En ce sens, le film est déroutant. S’attachant aux relations entre les personnages, il laisse hors champ l’espace algérien dont l’une des seules incursions est le chant lointain d’un muezzin. Les paysages de campagnes sont déserts. Il n’y a pas âme qui vive. Lorsque pour son mariage avec Eugénia, Jean, qui est progressiste, fait venir un orchestre d’algériens, cela fait scandale. Les colons aimeraient tant ce pays sans les Arabes ! La réussite de ce film est de faire sentir de manière sensuelle l’Algérie, avec son soleil qui oblige à vivre reclus dans les maisons aux rideaux tirés derrière lesquels la lumière est éblouissante. La chaleur qui pèse donne de la moiteur aux corps et les libère des corsets. Si Amalia Escriva ne parle pas directement du peuple algérien, elle dénonce avec intelligence la vie des colons repliés sur eux-mêmes, constituant un microcosme d’intrigants avec leur propre hiérarchie. De fait, les colons espagnols n’étaient pas les mieux considérés ; à peine mieux que les juifs. Mais l’Algérie était aussi le terreau des idées nouvelles. Dans ce pays fleurissaient les esprits progressistes, anarchistes et anti-colonialistes. Quant aux femmes, à l’aube du 20ème siècle, elles revendiquaient, comme le personnage d’Adèle, le droit à l’amour libre et aux paradis artificiels. Dans un style dépouillé, avec des scènes proches du théâtre, Amalia Escriva a signé un film que l’on pourra juger un peu cérébral et difficile. Mais en se laissant charmer et en ayant en tête l’espace off algérien, le film s’avère pourtant passionnant. Il porte un regard particulier et original sur cette période dont le personnage d’Eugénia est en quelque sorte le symbole : "une Algérie à l’identité bafouée, qui n’a pas le droit à la parole". (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LE CAS PINOCHET (2001)
    Avec ce film, Grand prix au Festival international du documentaire à Marseille, Patricio Guzman continue d’explorer la mémoire du Chili. Il relate la manière dont Pinochet a été arrêté à Madrid, jusqu’à son assignation à résidence, conjuguant le point de vue de l’Histoire avec les récits des victimes de la torture. Le débat qui suivit la projection du film, projeté en avant-première au cinéma Star, a été d’une rare émotion. Une femme reconnut sa belle-mère, dans l’une des victimes du régime de Pinochet, et apprit, ce soir-là, ce qu’elle avait subi. Car, à l’instar de ceux qui revinrent des camps nazis, nombreux sont ceux et celles qui n’ont jamais parlé de ce qu’ils ont vécu - pas même à leurs proches, surtout pas à eux. Ce silence est symptomatique. Entre ceux qui ont peur, et les révisionnistes qui considèrent Pinochet comme un “sauveur de la Patrie“, la société chilienne a fait comme si de rien n’était, assurant à son dictateur la paix d’une retraite paisible. Celui qui s’était cru intouchable a malgré tout rencontré la justice en la personne de Carlos Castresana, un jeune procureur de Madrid qui découvrit un article légal permettant à la justice espagnole d’intervenir dans n’importe quel pays où l’on pratique génocide, torture ou terrorisme. A Londres, où il était arrivé le 22 septembre 1998 pour se faire opérer du dos, Pinochet est arrêté par Scotland Yard. Plus tard, la chambre des Lords supprime son immunité parlementaire. Il est assigné à résidence, dans la banlieue de Londres, pendant plus d’un an. Plan mémorable du documentaire montrant l’accolade et le baiser affectueux que Margaret Thatcher donne au dictateur pour l‘assurer de son soutien ! Pinochet est renvoyé ensuite au Chili, pour des raisons de santé, par le gouvernement de Tony Blair. Au Chili, 200 plaintes ont été déposées contre lui, des charniers ont été découverts dans les jardins des maisons où se pratiquaient les tortures. La Cour Suprême, à son tour, lui retire son immunité parlementaire et Pinochet est assigné à résidence depuis le 29 janvier 2001, sur ordre du juge Juan Guzman. Pinochet vit chez lui, bien au chaud, la conscience tranquille sans doute, puisqu’il serait atteint de démence sénile. Le documentaire de Patricio Guzman met à vif la mémoire du Chili et de ses victimes pour faire front à l’amnésie et pour raconter les péripéties peu banales qui ont conduit à ce que la justice puisse se faire. Ainsi, s’exprimant sur son film, il a déclaré : “C’est aussi un film sur “l’incrédulité”, sur un événement qui semblait “irréel”, sur un “accident” qui a permis à la justice de lever l’impunité d’un tyran connu du monde entier. Le film raconte comment “l’impossible” est devenu possible. Et surtout comment une action judiciaire d’une telle ampleur a pu être mise en place alors que personne, absolument personne n’aurait pu, jusque là, imaginer qu’elle puisse aboutir.” Désormais, la statue d’Allende trône à Santiago. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • MARTHA ... MARTHA (2001)
    Sandrine Veysset a beaucoup de talent et l’intuition d’un casting toujours parfait. Valérie Donzelli dont c’est le premier rôle au cinéma, et Yann Goven découvert dans le film d’Orso Miret, De l’histoire ancienne, campent un couple étonnant aux prises avec les démons du passé, la folie et la désespérance. Un film très noir, bouleversant. Dans "Y’aura t’il de la neige à Noël ?", le premier film de Sandrine Veysset, le personnage de la mère était tout amour pour ses enfants et le père était méchant et tyrannique. Dans Victor... pendant qu’il est trop tard, Victor était adopté par une femme en manque d’enfant et il n’y avait pas de père. Dans Martha... la mère aime sa fille mais elle échoue à jouer son rôle de mère. C’est le père qui s’occupe de la petite Lise. Comment Martha pourrait-elle être une mère attentive quand elle-même a souffert d’une enfance perturbée marquée par un lourd secret ? Sandrine Veysset n’explique rien ; elle suggère au travers de petits détails aidant le spectateur attentif à comprendre ce personnage féminin écorché qui n’a pas sa place dans le monde et auquel sa propre mère nie le droit à l’existence en refusant de la nommer. Martha... Martha ou le droit de vivre... en composant avec le sentiment de l’échec et celui de la culpabilité. Elle n’a jamais vraiment grandi Martha. Jouant au Monopoly avec sa fille de sept ans, elle se prend encore plus au jeu qu’elle, et dans une séquence impressionnante par sa tension, elle finit par manger avec les doigts, s’en mettant partout, bavant, opérant une véritable régression. De fait, Martha est à la fois la petite fille que représente sa propre fille, et sa mère, à laquelle elle finirait par ressembler et qui a perdu la mémoire. Il n’est pas innocent que ce film de Sandrine Veysset soit placé sous le signe de l’eau ; l’eau qui lave, l’eau où l’on se noie, l’eau qui est source de vie. Avec Martha se pose la question du sentiment maternel qui ne va pas de soi et en cela ce film est audacieux. A la fois touchante et détestable, Martha est un personnage border line. Sandrine Veysset filme avec intelligence cette histoire de personnage en équilibre à la frontière fragile entre normalité et folie dans laquelle il est si facile de basculer. Le tour de force était de ne pas tomber dans la sensiblerie, ni l’excès. L’interprétation des trois comédiens jouant la mère, le père et l’enfant est irréprochable, tout comme la réalisation. Sandrine Veysset est aussi peintre. Elle aime jouer avec la matière, elle aime le côté bricolage que le cinéma permet. Lise, la petite fille, fait un cauchemar et rarement rêve d’enfant n’a été si bien exprimé à l’écran. De même, à la fin, diaphane dans une longue robe blanche, Martha semble perdre en existence pour en gagner à l’écran. Le grain de l’image devient comme palpable et vibre des jeux entre l’ombre et la lumière. Précisément, les derniers plans s’inscrivent dans le registre du fantastique poétique. On pense à La dame du lac, on pense à ces histoires de fantômes qui errent éternellement en quête de paix et qui apparaissent parfois aux vivants. L’émotion qui se dégage de la fin tient au fait qu’elle est ouverte et offerte au spectateur qui l’interprètera selon sa propre sensibilité. Martha... Martha est un film délibérément sombre qui peut déranger ; c’est ce qui fait sa force. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • IN THE MOOD FOR LOVE (2000)
    Un titre qui est à lui seul un poème... Une histoire d’amour belle à donner le frisson... Deux comédiens superbes et un style à couper le souffle... In the mood for love confirme encore une fois le talent de Wong Kar-wai et fait la preuve, avec d’autres films aujourd’hui, que la surprise cinéphilique se trouve du côté de l’Asie. "In the mood for love" c’est une époque, celle des années 60 à Hong Kong où les femmes portaient des tenues collet monté alors que les jupes étroites étaient fendues sur la jambe juchée sur des talons qui n’en finissaient pas, et où la musique latine était à la mode, portée par des musiciens venus des Philippines. Wong Kar-wai a situé son film dans un immeuble tenu par une vieille chinoise, fréquentant d’autres chinois émigrés, parlant le mandarin et jouant au mah-jong. C’est à cette époque que se croisent Su Li-Zhen (Maggie Cheung) et un journaliste écrivain, Chow Mo-wan (Tony Leung). Le hasard veut qu’ils emménagent le même jour dans des appartements voisins. Le mari de Li-Zhen n’est pas là. Il est sans cesse en déplacement à l’étranger et la femme de M. Chow travaille dans un hôtel. Elle rentre toujours très tard. Li-Zhen et M. Chow vont mettre leur solitude en commun et comprendre que leur époux et femme sont amants. Ils vont essayé d’imaginer la rencontre et les premières approches amoureuses ; jeu subtil et risqué car il s’agit pour Li-Zhen et M. Chow de ne pas faire comme les deux amants. Leur relation devient de plus en plus ambiguë mais la vie sépare ceux qui s’aiment comme dit le poète. Reste le secret de ce qui n’a jamais été dit et que la déesse Écho elle-même ne pourra répéter à ces Bouddhas placides des ruines du temple d’Angkor où, des années plus tard, M. Chow se promène, seul. L’ambiguïté sur la nature des relations de Li-Zhen et M. Chow est préservée. Des scènes d’amour ont été tournées mais pas montées. Le mystère reste entier. Imaginer qu’il ne se passe rien entre eux est bien plus troublant encore et plus intéressant. Qui a connu un amour passionnel non consommé sait l’émoi que suscite un simple échange des regards, le frémissement et le cœur qui bat à tout rompre au seul effleurement de l’être secrètement aimé. Tout concourt à éveiller l’émotion amoureuse servi par le couple le plus glamour depuis que le glamour n’existe plus sur les écrans. Il n’est pas étonnant que cela se passe dans les années 60 avec Maggie Cheung à la beauté hiératique, et qui porte des robes fourreaux soulignant ses hanches de manière suggestive et gracieuse. Et avec Tony Leung (Prix d‘interprétation à Cannes) dont la façon particulière de fumer évoque un dandy d‘un temps révolu. De fait, toutes ces robes différentes que porte Maggy Cheung n’ont rien à voir avec de la coquetterie ou bien à viser un effet esthétisant. Il s’agit de la mémoire à l’œuvre ; on pense à Delphine Seyrig dans "L’année dernière à Marienbad". Il n’est pas étonnant que le temps soit tellement présent par l’occurrence d’une horloge qui occupe tout l’écran, et par la mention des dates. Le film est inauguré par une phrase évoquant la rencontre de cet homme et de cette femme en 1962. Alors qu’un film qui se déroule est forcément perçu au présent, cette phrase inaugurale renvoie tout le film qui va se dérouler dans le passé : les événements ont déjà eu lieu. Comment se sont-ils passés ? Comment était-Elle habillée ? L’originalité de la démarche de Wong Kar-wai est d’avoir traité l’adultère du côté de ceux qui sont trahis. On ne verra jamais les deux amants, alors que jouant à imaginer leur rencontre, leurs repas en amoureux et leurs mots échangés, Li-Zhen et M. Chow les font exister. Ils jouent les deux rôles et c’est ce qui fait tout le vertige de ce film. Lorsque Li-Zhen dit à l’homme, face à elle et qui nous tourne le dos, qu’elle sait tout de sa trahison, le plan est troublant. En fait, il s’agit de M. Chow et non de son mari. L’illusion était parfaite. Ils ne faisaient que répéter. Ils jouent leur personnage et, à travers eux, c’est l’autre couple que l’on voit. D’ailleurs, il est dit que les deux femmes possèdent les mêmes sacs et que les deux hommes portent les mêmes cravates. Un plan de Maggie Cheung, dans l’embrasure d’une porte, assise en train de lire un journal, est étonnant. L’incongruité de ce plan veut qu’elle porte des pantoufles alors qu’elle est vêtue, comme d’habitude, d’une robe très élégante. Plus tard, on a le même plan avec Tony Leung qui s’approche d’elle. On ne les entend pas. Ils offrent l’image type d’une femme et de son mari surpris dans un quotidien banal. Couples finalement interchangeables inscrits dans la mémoire de quelqu’un qui cherche à se souvenir, ils sont les personnages fantomatiques d’une histoire qui se passe en dehors d’eux, comme M. Chow met dans son histoire de chevalerie qu’il est en train d’écrire le voisin ivre mort qui vient de rentrer. Ne sommes-nous pas tous des personnages dans l’Histoire qui nous porte et que nous ne faisons pas ? Troublantes images d’archives, vers la fin du film, de la visite de De Gaulle au Cambodge, comme quelque chose de tellement réel soudain qui fait irruption. Nous sommes en plein territoire aux frontières incertaines du rêve et de la mémoire. Jamais autant qu’ici, les effets de style de Wong Kar-wai n’ont été justifiés. La mémoire est à l’oeuvre, portée par une valse qui revient, obsédante, comme un pur moteur qui relance la machine de l’affect. L’intuition du style et du montage au service de la pure émotion est impressionnante ; le ralenti, la suspension du geste, la distance toujours parfaite avec le sujet, le traitement admirable de la couleur et de la lumière, un mouvement de caméra à l’inverse de ce que l’on attend et qui est tout simplement bouleversant. Du grand art ! (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • COMÉDIE DE L'INNOCENCE (2000)
    On reconnaît un auteur à sa capacité de créer un monde personnel, avec ses thèmes récurrents, son style reconnaissable entre tous. Raoul Ruiz est de ceux-là qui marquent indéniablement l’histoire du cinéma. Sa plus grande réussite à ce jour est son Temps Retrouvé, magnifique transposition du monde proustien à l’écran. Comédie de l’innocence témoigne des questions toujours plus vives d’un cinéaste sur le jeu et le pouvoir de la manipulation. Film à l’atmosphère étrange, "Comédie de l’innocence" est une adaptation d’un roman de Massimo Bontempelli intitulé Il Figlio die due Madri. Moins noir que le roman, le film relève du “fantastique ensoleillé” selon l’expression de Ruiz qui nous embarque encore une fois dans un univers où toute vérité se dérobe à l’interprétation. "Comédie de l’innocence" obéit au principe fondamental du fantastique qui veut qu’à la fin tout puisse recommencer et que l’on se demande, sans pouvoir répondre, quel sens accorder à tout cela. Le cinéma de Raoul Ruiz est jubilatoire car le spectateur doit se faire joueur, opérer une lecture de chaque plan, déceler les indices qui émaillent le dialogue et avoir suffisamment d‘humour pour admettre s‘être fourvoyé dans des fausses pistes. Avec ce nouveau film, il est face à une histoire rocambolesque et inquiétante dont il doit dénouer les fils. Il n’est pas innocent que l’un des personnages, joué par Isabelle Huppert, s’appelle Ariane. Mais qui devons-nous suivre ? Qui devons-nous croire ? Le jour de ses neuf ans, le petit Camille, fils d’un couple de “cultureux” petits bourgeois (Huppert et Denis Podalydes), décrète que sa mère n’est pas sa mère. Sûr de lui, il va retrouver Isabella (Jeanne Balibar) qui a perdu un fils du même âge. Curieusement, avec son air de faune, et son appartement où pousse une végétation luxuriante habité par des statues Dogon, Isabella fait figure de mère originelle. C’est comme si à travers la quête de l’enfant, il s’agissait de renouer avec des racines primitives, retrouver le paradis du berceau de l’humanité qui a perdu son innocence. Chez les parents de l‘enfant, il y a des tableaux abstraits sur des grands murs blancs et partout trônent des bustes de plâtre aux yeux vides. Leur regard se pose sur les objets et les êtres. Huppert/Ariane les oriente au gré de ses préoccupations. Elle regarde le monde à travers ces statues. Elle est absente au monde et à son propre enfant. Elle passe à côté de l’essentiel. En ce sens, faire se rencontrer Balibar et Huppert, opposées en tous points, a été une excellente idée du casting. Faut-il voir une critique d’un certain milieu ? Raoul Ruiz n’exclut pas cette interprétation. De fait, pour lui, cette société bourgeoise est en elle-même fantastique. Le film aurait pu s’intituler “Les Joueurs”. Ariane est décoratrice de théâtre, se servant de ses propres poupées qu’elle garde jalousement. Son frère (Charles Berling), avec qui elle a des rapports bien ambigus, est un psychiatre très influent qui joue avec ses petites voitures d’enfant. Camille, leur digne descendant, joue au manipulateur et, à l’instar de sa mère, regarde le monde avec distance, à travers une petite caméra. Le vertige du fantastique est bien que l’on ne sache pas qui manipule qui, et nous, spectateurs ravis, nous nous laissons prendre au piège des enchantements de M. Raoul Ruiz qui nous promène dans son monde des illusions et des facéties. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • DE L'HISTOIRE ANCIENNE (2000)
    Avec De l’histoire ancienne, Orso Miret signe un premier film où l’on sent déjà la patte d’un véritable auteur. Le choix des comédiens est impressionnant de justesse avec Brigitte Catillon, Olivier Gourmet (La Promesse) et une révélation : Yann Goven dans le rôle de Guy, un homme qui perd son père, un ancien héros de la Résistance, et qui sombre dans un délire envahissant en étant en proie aux questionnements, au doute et au sentiment de la culpabilité. Que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’un film historique, ni d’un film sur l’Histoire. Déjà, lorsque vous étiez à la Femis en 1989, vous vous intéressiez à la Résistance, au rapport de notre société avec le passé et à la manière dont celui-ci se mêle au présent. Pourquoi une telle obsession ? D’un point de vue personnel, familial, c’est vrai que je me sentais concerné et puis on vit dans un pays où il me semble qu’il suffit de s’intéresser à l’actualité pour voir que ces événements ont encore un poids très lourd sur le présent, même soixante ans après ; on a pu le vérifier il n’y a pas si longtemps avec les derniers grands procès de l’Occupation et avec le procès Papon en particulier. Je me sentais concerné par tout cela parce que c’est l’histoire de mon pays. Du point de vue du cinéma, il est intéressant d’aborder un tel sujet parce que cela renvoie à quelque chose qui n’est plus, à une époque du passé, et donc à quelque chose que l’on ne peut pas filmer sauf à faire des reconstitutions ou des flashs back que je m’interdisais. Je me suis donné une sorte de challenge : comment filmer tout cela au présent parce que justement cela se manifeste dans le présent et que ce n’est pas que du passé ? Cela fait beaucoup de raisons pour avoir eu envie de faire ce film : des raisons personnelles, des raisons politiques et des raisons de cinéma. Il y a un malentendu sur la Résistance. Comment l’expliquez-vous ? L’image a été complètement brouillée, récupérée par tous les bords politiquement, que ce soit par De Gaulle ou par les communistes. Ils ont fondé leur légitimité dans la Résistance. Ils l’ont instrumentalisée, ils s’en sont servie. Du coup, l’histoire a été longue à s’écrire et quand il reste des témoins, c’est difficile de faire l’Histoire ; on est confronté à la mémoire de chacun. Et puis, comme le père dans mon film, je pense que nombreux ont été ceux qui ne savaient pas quoi faire de leur image de héros, notamment par rapport à leurs enfants. Le plus simple était de ne plus rien leur dire, de ne pas leur donner de leçons, de les mettre devant leur responsabilité. L’autre chose est que l’on a l’image de l’ancien combattant bavard, arborant ses médailles, racontant ses souvenirs de guerre ; ce qui n’est pas forcément le cas de tout le monde. Pour ceux qui ont connu des expériences limites comme la déportation ou la torture, il est difficile de s’exprimer. Ce que l’on oublie trop - il ne s’agit pas de mythifier d’une autre façon la Résistance - c’est que pour la plupart, c’était leur jeunesse - ils avaient 15-25 ans. Ils vivaient cela comme une aventure, sans mesurer toujours les conséquences de leurs actes. Il y avait une fraternité et, par ailleurs, c’était aussi un combat politique. Ils étaient très durs entre eux. Ce sont souvent les poètes qui en ont le mieux parlé. René Char qui était au maquis en parlait comme d’une expérience humaine, morale et esthétique extraordinaire. Au sortir de la guerre, il emploie cette expression : “l’épaisseur triste du réel”. C’était paradoxal, ils étaient déprimés par la libération. Le Comité National de la Résistance a espéré changer la France, la vie politique, la vie tout court, mais ce programme n’a pas tenu, on est revenu au système des partis et tous étaient déprimés. Yann Goven que l’on voit pour la première fois au cinéma est étonnant. Comment l’avez-vous découvert ? Je voulais que ce soit un inconnu. Je n’aime pas les jeunes comédiens marqués par des rôles précédents. Je voulais me laisser surprendre aussi parce que c’est un personnage proche de moi, d’un moment de ma vie, de ma personnalité. Je voulais le construire dans le casting. Photo, c.v.... On en a vu des centaines et puis on est tombé sur une photo floue d’un type qui baissait la tête. Il n’y avait rien dans le c.v., un peu de théâtre, mais très mal présenté. Cela nous a intrigué parce que pour se vendre aussi mal, cela en disait déjà beaucoup sur sa psychologie, sur son rapport à l’image. Cela m’a donné envie de le rencontrer et tout de suite il s’est passé quelque chose : je lui parlait du sujet et il ne disait pas un mot. Il avait un espèce de truc bizarre. Il n’était pas là. Il avait cette présence-absence du personnage de Guy. Et il s‘est révélé un excellent comédien. Personnages en amorce comme s‘ils étaient espionnés, fluidité des mouvements de caméra, ellipses, contrastes entre l‘ombre et la lumière... Votre film est très écrit. Est-ce que tout cela était défini avant le tournage ? Un film se construit à tous les stades de la réalisations. Il y a des choses préméditées et d’autres qui sont apparues au tournage et au montage. Parfois il y a des choses qui sont des références à des cinéastes que j’ai aimés du point de vue de la mise en scène et du cadre. C’est vrai que j’aime beaucoup Antonioni. Il filme toujours en retrait avec une présence fantomatique de la caméra, pour une raison simple, c’est que le sujet aussi s’y prête. Dans l’Avventura, il est question d’un fantôme, celui de la deuxième femme, la troisième partie du trio, qui est absente et qui les hante. C’est des choses auxquelles j’ai réfléchi par rapport à mon propre sujet, à la figure du père, sans forcément copier des plans. Le début du film est un souvenir très transposé de l’Hôtel des Invalides, un documentaire de Franju. Pour votre prochain film, vous sentez-vous libéré du passé ou avez-vous encore des choses à explorer par rapport à ce thème ? Il y aura des rapports au passé mais le point commun avec De l’histoire ancienne sera de montrer un individu pris dans une société qu’il essaye de comprendre, qu’il essaye de déchiffrer, qui est pris dans un travail d’interprétation, un peu comme Guy par rapport à son père ou à l’Histoire. Ce sera sûrement un personnage pris dans la même activité frénétique d’interprétation qui n’arrive pas bien à saisir le monde qui l’entoure. Extrait d’un entretien avec Orso Miret (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • UN TEMPS POUR L'IVRESSE DES CHEVAUX (2000)
    Tourné dans les montagnes du Kurdistan iranien, à la frontière de l’Iran et de l’Irak, ce film est un hommage à la volonté sans limites dont l’homme peut être capable. Lorsque c’est, comme ici, pour une cause perdue d’avance, cela atteint au sublime. Le tour de force était de ne pas tomber dans le pathétique. Film âpre, passionnant, Un temps pour l’ivresse des chevaux est le film à découvrir de la rentrée. Décidément, le cinéma iranien se porte bien. On connaissait Abbas Kiarostami et Mohsen Makhmalbaf. Deux réalisateurs remarquables s’imposent à leur tour : Samira Makhmalbaf qui a obtenu le Prix du Jury pour Le tableau noir, et Bahman Ghobadi. Il a obtenu la Caméra d’or pour ce premier film dont le titre est déjà à lui seul tout un poème. En fait de chevaux, il s’agit de mulets qui transportent des marchandises en contrebande de l’Iran en Irak, et retour. Le froid et tel dans ces montagnes enneigées que l’on donne de l’alcool aux animaux pour qu’ils supportent le voyage. Le film s’ouvre sur des petites mains qui empaquettent des verres tandis que la voix off d’une fillette commence à raconter l’histoire de sa famille. Ils sont cinq frères et sœurs, orphelins, qui subsistent comme ils le peuvent. L’un d’eux souffre d’une maladie grave. Il a quinze ans. Il est porté comme un bébé, le corps disloqué. Chaque jour l’affaiblit davantage jusqu’au jour où le médecin conseille de l’opérer. Il pourrait survivre huit à neuf mois de plus. Mais cela coûte cher. La grande sœur se sacrifie en acceptant d’épouser un homme qu’elle n’aime pas : un Irakien qui promet de les aider et de payer l’opération en Irak. Mais la famille du marié refuse de prendre en charge ce petit bout d’homme que sa sœur a emmené avec elle dans un sac ficelé sur un mulet. Comment défier le froid et la pauvreté ? Comment faire un pied de nez à la mort qui rôde ? Avec toute l’énergie du désespoir, l’aîné va s’acharner contre le destin. Le film ne cède à aucune compassion. Il n’est pas temps de s’apitoyer car le temps presse. C’est l’urgence d’agir, de trouver de l’argent, de passer la frontière qui est le moteur, de faire se relever un mulet, couché dans la neige parce qu’il est ivre alors qu’il faut vite échapper à une embuscade. Proches du documentaire, les séquences avec les contrebandiers sont vraiment intéressantes avec des plans d’une fulgurante beauté quand les hommes sont perdus dans ces paysages immenses, désolés, entre ciel et neige. En ombres chinoises, les silhouettes se détachent sur les crêtes blanches, et c’est avec une caméra à distance que les moments les plus graves sont traités, leur donnant plus de force encore, comme lorsque l’enfant malade est rejeté par la belle-famille de sa sœur et qu’un cheval est donné en compensation. C’est la réalité de ce pays qui est évoquée aussi avec le témoignage de cet adolescent obligé de faire de la contrebande parce qu’il ne peut cultiver le lopin de terre qu’il possède. Le terrain est miné. Entre fiction et documentaire, filmé avec une belle maîtrise, Un temps pour l’ivresse des chevaux est un film émouvant qui a su échapper à la sensiblerie. Avec ses grands yeux noirs portés sur nous, ce petit d’homme en ciré jaune, assis dans la neige, ne pleure pas. Il nous interpelle. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • VIES (2000)
    Alors que certains croient que les Dinosaures sont le cinéma de demain, aveuglés par la débauche d’effets spéciaux quand ceux-là sont aussi vieux que le cinéma lui-même, d’autres découvrent une nouvelle façon de concevoir le cinéma avec Vies, le dernier Cavalier. Un film audacieux qui ne saurait pas être vu ailleurs que dans l’intimité d’une petite salle de cinéma à échelle humaine. Mine de rien, le dernier film de Alain Cavalier innove et s‘inscrit dans la nouvelle tendance qui veut que tout un chacun puisse aujourd‘hui faire son cinéma. Point d’équipe technique lourde, point de contraintes de tournage, au contraire. Avec sa caméra numérique, Alain Cavalier est seul et nous voyons ce qu’il voit. Vies est une histoire de regard et il n’est pas innocent que ce film de portraits soit inauguré par la dernière journée d’un chirurgien des yeux avant sa retraite. Celui qui redonne la vue va laisser sa place à un sculpteur puis à un boucher et enfin à celui qui ne sera jamais vu, à la présence absente, et pour cause, puisqu’il s’agit d’Orson Welles. Alain Cavalier filme tous les jours de sa vie même si son avant-dernier film, Rencontres, date de 1996. Tous les personnages de son nouveau film sont des amis ou des gens avec qui il avait déjà travaillé, comme celui du boucher, il y a cinq ans. A l’heure de la psychose des carnivores, l’image de cet homme qui coupe des tranches de boeuf, tellement confiant dans l’avenir de sa profession, fait déjà figure de document. Alain Cavalier a filmé de nombreuses personnes de son entourage. Le film sur le chirurgien n’était pas destiné à être montré au grand public. Cavalier a filmé son ami de trente ans, dans la salle d’opération de l’Hôtel-Dieu. C’est grâce à sa petite caméra qu’il a pu le faire, n’étant une gêne pour personne. Ce que rend sensibles la DV de Alain Cavalier, ce sont le temps et l’espace ; l’action prise en temps directe dans un espace donné, à travers le seul champ du regard, dans un rapport de proximité inédit au cinéma. Lorsque l’on lui parle de Dziga Vertov et des cinéastes du Dogma, Cavalier sourit. Pour lui, ce ne sont que des théories. A l’entendre parler, il ne se prend pas au sérieux et ne se prend surtout pas pour un révolutionnaire de l’image. Son école est son regard porté sur le monde depuis qu’il est enfant. Ce qui l’intéresse, c’est le rapport qui s’instaure entre le sujet qui regarde et celui qui est regardé. Le spectateur est forcément inscrit dans ce rapport ; le spectateur qui imagine le sculpteur travailler quand il ne voit que les objets achevés. La partie consacrée à Orson Welles est la plus intéressante. Non seulement il s’agit là d’un film d’un réalisateur sur un autre réalisateur, mais en plus sur ce génie que tout le monde connaît. Alain Cavalier suit, dans une vieille maison à la campagne, Françoise Widhoff qui a travaillé là avec Welles pendant deux ans. La maison est abandonnée, elle a été squattée. Elle est dans un état de délabrement total avec des vieux objets qui traînent. La voix de Françoise évoque Welles à travers les pièces désertes que l’œil de Cavalier parcourt du regard en les découvrant à mesure qu‘il avance, dans un plan-séquence que rien ne doit gêner, pas même un lacet défait. Le trivial côtoie le pathétique et l’ombre immense de Welles plane. On est ému, on voit l’homme derrière l’Ours, trop lourd pour le pauvre mobilier de la maison, plein de doutes par rapport à sa création, se dérobant aux appels de ses producteurs. Il aimait le mensonge. C’était son échappatoire. On se demande comment il se fait que les collectionneurs ne se soient pas encore emparés de ces extraits de scénario, écrits en lettres capitales, qui jonchent le sol. Petite anecdote : il mangeait les salades du jardin sans les laver, dit Françoise, et Oja Kodar, sa compagne, avait tellement peur des microbes ! Françoise Widhoff avoue avoir appris la vacuité avec Orson Welles. Et nous, spectateurs, avons senti son incroyable présence dans cette maison perdue dans la verdure. Nous le connaissons un peu mieux, nous qui croyions ne plus rien pouvoir apprendre sur lui. Nous l’avons “vu” autrement, comme un homme, tout simplement. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • PARIA (2000)
    Après deux films très décevants, "La nuit bengali" (1988) et "La nuit sacrée" (1993), Nicolas Klotz a eu envie de se confronter au réel pour s’éloigner du théâtre filmé et se rapprocher plus du cinéma. Paria a été tourné en DV qui permet de coller au plus près des personnages. Loin de l’effet mode, la DV sert ici le sujet. Paria se présente comme un film étrange, aux frontières du documentaire et chargé de l’émotion propre aux belles fictions. Paria s’inspire du travail journalistique de Hubert Prolongeau qui a écrit un livre intitulé Sans domicile fixe. L’expérience de documentariste de Nicolas Klotz a sans doute aussi nourri le projet de Paria. Qui voit le film doit pourtant savoir qu’il ne s’agit ici que de mise en scène et d’histoires imaginaires. Car, même si l’on suit d’abord le personnage de Victor, il s’agit aussi de Momo, de Blaise et des autres. Tout le talent de Klotz a été de ne pas traiter une histoire particulière mais de l’inscrire en regard d’autres destins, avec une générosité accordée à tous. C’est ce qui fait que le film ne tombe pas dans le voyeurisme mais donne l’idée d’une belle aventure de cinéma très humaine. Le sujet devait échapper à tout prix à la compassion ou bien, au contraire, à un point de vue frileux et distant. La DV, le parti pris d’être au plus près du réel, avec peu d’éclairage dans les lieux exigus, donnent cette vérité qui était nécessaire au film. Victor se retrouve avec des hommes et des femmes sans domicile fixe, dans un bus qui les conduit à un centre d‘hébergement dans la banlieue de Paris. On est la nuit du réveillon de l’An 2000. Tout s’est vite enchaîné lorsque deux jours plus tôt, on lui a volé son scooter de livreur et qu’il a été expulsé de chez lui. Il a aussi rencontré son premier amour alors que Momo, un jeune sans abri, tchatcheur charmant et Don Juan de ces dames, lui a présenté des filles pour faire la fête. Entre coups de gueule et confidences, ils deviennent copains d’un soir, unis dans la même souffrance du manque du père, témoins de la misère physique et morale qui règne dans le centre d’hébergement, confrontés ensemble à la mort et à l‘image de ce que pourrait être leur destin. Victor, c’est Cyril Troley, un jeune garçon qui n’avait jamais fait de cinéma et qui a une justesse de jeu étonnante. Momo, c’est Gérald Thomassin qui nous blouse complètement ; méconnaissable, un vrai titi parisien, un prince de la rue maître des entourloupes qui va marcher dans une combine de mariage blanc absolument irrésistible. Thomassin apporte au film un vrai talent comique. Il est drôle, pathétique aussi, plein de charme et d’inventivité. Au-delà du pur plaisir cinéphilique, la vraie réussite de Paria est que le spectateur, au sortir de la salle, regarde autrement tous ces hommes et ces femmes sans abris, non plus avec la peur ou bien le mépris, mais, du moins avec sympathie, au moins sans indifférence. Comme le déclare Nicolas Klotz dans le dossier de presse : “On voulait essayer de comprendre qui étaient les gens de ce monde là. Que voulaient dire les chiffres des statistiques qu’on nous balançait à la radio, la télé, etc. comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle ? Derrière ces chiffres, il y avait bien des hommes, des femmes, des générations. Nous avons vite compris qu’ils n’étaient pas des fantômes venus d’une autre planète. Ils étaient bien là, en l’an 2000, avec une force et une énergie de vie incroyables. Tous ces hommes écrasés, niés par la barbarie d’un système - qu’il s’appelle capitalisme ou totalitarisme - résistent dans leur malheur qu’ils portent comme des géants. [...] Et chaque jour ils doivent inventer leur quotidien au milieu d’une richesse obscène qui déborde derrière les vitrines, qui envahit les rues de millions de voiture. [...] Nous avons essayé de filmer l’humanité, la sensibilité, la vie, contre l’indifférence, contre le massacre organisé.” (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LOIN (2000)
    "Loin" a été tourné à Tanger avec une caméra vidéo. Cela donne une légèreté et un dynamisme qui s’accordent avec ce que Téchiné voulait être un film d’aventures. Il révèle des jeunes inconnus qui parlent aussi bien le français que l’arabe. Loin confirme le goût du romanesque de André Téchiné et étonne par sa liberté narrative. Après son très décevant "Alice et Martin", Téchiné nous revient avec un film qui vaut le détour. On est loin du Sud-Ouest cher à l’auteur. Le film se passe d’abord dans le port d’Algésiras puis à Tanger. Les fidèles de Téchiné retrouveront Gaël Morel et Stéphane Rideau. Les deux hommes, devenus adultes depuis Les roseaux sauvages, se retrouvent et la réalité et la fiction se mêlent pour le plaisir du spectateur. Gaël Morel est un jeune réalisateur venu enquêter sur les immigrés clandestins tandis que Stéphane Rideau joue le rôle de Serge, un chauffeur routier. Les deux copains se retrouvent par hasard à Tanger mais tout les sépare. Reste que Tanger est une petite ville et que tout le monde finit par se connaître. Les deux mondes fréquentés par les deux hommes se croisent. L’une des figures centrales est un vieil américain (Jack Taylor), un avatar du célèbre écrivain Paul Bowles. Autour de lui gravitent des jeunes marocains qui trouvent leur intérêt à fréquenter le vieil homosexuel. Serge revient souvent à Tanger où il retrouve sa maîtresse Sarah (Lubna Azabal) et son ami Saïd (Mohamed Hamaïdi) dont le rêve est de quitter le Maroc pour découvrir le monde, si proche et si loin, que l‘on voit de l‘autre côté du détroit de Gibraltar. L’étape, pour Serge, va durer trois jours. Lui qui pensait n’avoir plus rien à perdre, a succombé à la tentation de planquer du shit dans son camion. Mais rien ne se passe comme prévu. André Téchiné a eu le talent d’éviter de faire un film “exotique” ou de proposer un film-rêverie autour de la ville de Tanger. Les paysages sont utilisés à des fins de dramaturgie avec des abords de ville où traînent les gosses des rues livrés à eux-mêmes. Les terrains vagues sont rocailleux, poussiéreux. Des éoliennes géantes, soudain sur la route, confèrent une dimension magique au voyage de Serge. Même l’océan, dont le bleu attire sur les prospectus touristiques, n’a pas sa place ici. Curieusement, il s’étale, noir d’encre, face à Sarah et à François qui, dans la nuit, évoquent leur ami commun ; moment de sérénité comme Téchiné aime en proposer à la fin de ses films quand, au bord de l’eau, toutes les tensions se dénouent. Ici, l’océan remplace la Garonne. Tanger est un personnage à part entière du film. Tanger, ville-labyrinthe. Tanger d’où l’on peut voir l’Espagne par temps clair. Tanger, ville mythique où se croisèrent des figures célèbres comme les Stones, Burroughs et Genet. Tanger où juifs, chrétiens et musulmans vécurent en harmonie avant que les juifs partirent nombreux. Loin évoque cette réalité tangéroise à travers le beau personnage de Sarah dont la famille a adopté Saïd. A Tanger vit un monde cosmopolite ; ville au confluent des mers, pointe de l’Afrique et antichambre de l’Europe. Il y a les occidentaux qui rêvent leur vie et les africains qui rêvent de partir et qui attendent la barque où le camion qui leur fera passer le détroit. Tanger est la ville de tous les trafics. Loin en donne une approche quasi documentaire concernant le monde des chauffeurs routiers. André Téchiné a signé un film qui donne une vision très juste de Tanger et du Maroc d’aujourd’hui. Outre des personnages comme Saïd, personnage emblématique des préoccupations de nombreux marocains et dont on appréciera le caractère secret, Téchiné fait de très jolis portraits de femmes. Ce sont les femmes qui font progresser le Maroc. Contrairement aux hommes, elles ne veulent pas partir. L’une d’elle, Nezha, est ophtalmo et fait tardivement un enfant toute seule. Sarah, l’amoureuse de Serge, tient une pension. Farida, jeune célibataire, dirige de main de maître l’entreprise d’import-export du port. Elles font preuve d’un courage et d’une sagesse que les hommes n’ont pas. Téchiné construit autour d’elles des séquences d’un grand charme, à la fois fluides et libres. Soulignons enfin la présence inattendue de Yasmina Reza, éthérée, fragile, gracile, étonnante. Loin se présente comme une parenthèse. André Téchiné va tourner son prochain film avec Catherine Deneuve et Daniel Auteuil. Gageons que fort de son expérience marocaine il continuera à regarder le monde autrement. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • ADIEU PLANCHER DES VACHES ! (1999)
    Chaque film de ce cinéaste géorgien installé en France depuis 1990, est une source de plaisir intense, que ce soit Il était une fois un merle chanteur (1970), réalisé en Union Soviétique, en passant par l’inénarrable Chasse aux papillons (1992). Original, sans cesse surprenant, et plein de charme, Adieu plancher des vaches ne déroge pas à la règle. Nicolas, 19 ans, vit avec sa famille dans un château. Le père (Iosseliani lui-même) passe son temps à boire en regardant tourner des trains électriques. Les enfants s’ennuient. La mère – peu tendre et épouse tyrannique – a des airs de Diva et chante lors de soirées mondaines qu’elle organise en femme d’affaires redoutable, désireuse d’entretenir les bonnes relations. Elle se déplace en hélicoptère et tout cela ne serait pas si original si elle n’avait pas pour animal de compagnie un marabout dont chaque apparition à l’écran est saugrenue à souhait. Iosseliani pratique avec un talent fou l’art de surprendre par une situation surréaliste, un détail insolite, et ouvre son film sur des moments de pure poésie. En ce sens, le prologue est admirable. La mise en images opère dans un espace clos qui n’est jamais montré dans son ensemble. La surprise naît du mouvement de la caméra et du montage : le spectateur est amené à s’étonner de plan en plan, incapable d’anticiper ce qu’il va voir. Iosseliani fait un cinéma osé et audacieux dans le contexte actuel du marché du cinéma. Son film est quasiment muet et travaille avec le hors-champ – notamment en jouant sur les sons. Il n’est pas surprenant d’apprendre que la rencontre de Jacques Tati a beaucoup marqué Otar Iosseliani, ainsi que celle de René Clair. Son film est habité par des personnages avec des trognes incroyables et ils sont souvent proches de figures burlesques. Avec sa manière de filmer le Paris des bistrots, des bords de Seine où l’on fait de la barque, c’est aussi à Renoir et à Jean Vigo que l’on pense. Il est étonnant ce monde que décrit Iosseliani, avec ce fils de châtelain qui se déguise en pauvre et fréquente des SDF et des clochards, et ce pauvre qui se déguise en dandy séducteur, tandis que la femme de leur cœur se méprend sur leur compte. Ce film est jubilatoire car chaque personnage joue à être un autre. Il s’opère des chassés-croisés, des rendez-vous manqués et quand ceux qui n’auraient jamais dû se rencontrer se rencontrent – scène pleine d’émotion que celle du châtelain qui tue le temps en buvant et d’un vieux clochard qui boit en goûtant le temps qui passe et qui chantent des chansons oubliées… « Adieu plancher des vaches » et on largue les amarres. La fin est très curieuse encore, pour notre grand plaisir, comme la défense et l’illustration que bien évidemment « in vino verita est ». (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • LUNA PAPA (1999)
    "Bratan" (1991) et "Kosh ba kosh" (1992) avait révélé le talent de ce jeune réalisateur tadjik. Avec "Luna Papa", primé dans de nombreux festivals, Bakhtiar Khudojnazarov continue d’explorer son univers singulier situé au cœur de l’Asie centrale ; un univers où tout peut arriver et qui met le spectateur dans un état d’heureuse jubilation. Souhaitons que longtemps encore, face aux colosses hollywoodiens qui déferlent sur nos écrans, nous ayons la chance de découvrir un autre cinéma et que certains producteurs européens continuent à prendre des risques. Les Films de l’Observatoire, une société de production de Strasbourg, a coproduit le film. Le choix fut judicieux. "Luna Papa" mérite le déplacement. Le spectateur se voit tourneboulé de bout en bout, embarqué dans un drôle de film inclassable aux accents surréalistes. "Luna Papa" est d’une fantaisie débridée en accord avec ce qu’est l’âme slave qui est loin d’être un simple cliché, selon Khudojnazarov lui-même. Jouant avec les codes du genre, le film passe du road movie au western en passant par le burlesque, la romance et la tragédie ; le tout avec une belle frénésie servi par d‘excellents comédiens. Le ton est à hauteur de l’histoire. Il est difficile pour Safar d’assumer la charge de son fils qui est revenu fêlé de la guerre, et qui se prend pour un avion, et celle de sa fille qui attend un enfant. La délicieuse Mamlakat, pour la grande honte de la famille et du village, a été engrossée une nuit de pleine lune sans qu’elle voit par qui. Embarquant son fils et sa fille, Safar veut retrouver le mystérieux géniteur. D’après Mamlakat, il s’agirait d’un comédien d’une troupe de théâtre itinérant. A travers une Asie Centrale au confluent du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Kirghistan, la petite famille va vivre bien des aventures commentées par le bébé lui-même. D’aucuns jugeraient certaines situations du film absolument improbables. La réalité dépasse parfois la fiction. Il n’est pas si rare que des vaches tombent du ciel ! Khudojnazarov témoigne dans son film d’une belle tendresse pour ses personnages. Qui est initié reconnaît que l’on y parle le russe mais aussi le tadjik (une langue persane) et l’ouzbeck (une langue turque). Les personnages habitent un village du nom de Far-Khor, entièrement créé pour les besoins du film. Cette ville imaginaire, située dans un pays imaginaire, est faite d’un décor qui mêle des éléments d’Asie Centrale, de Turquie, de Grèce et de Mer noire. Il reflète les préoccupations politiques de Khudojnazarov. Le réalisateur souffre de l’éclatement de l’Union Soviétique qui a conduit à la création de nouveaux pays. En l’occurrence, il est nostalgique de ce temps où l’Asie Centrale ne connaissait pas de frontières. Khudojnazarov regrette que les questions de patrie se confondent à l’heure actuelle avec celles des liens du sang. "Luna Papa" est le film d’un habitant de l’Asie Centrale rêvant sa mère patrie ; un film plus politique qu’il n’y paraît et qui connaît une fin d’une poésie superbe tant du point de vue symbolique que visuel. Car "Luna Papa" est un film dont l’esthétisme est remarquable, notamment concernant l’élément eau qui est omniprésente alors que nous sommes en plein désert. Rarement scène d’amour a été filmée avec autant de sensibilité, comme si la lune ruisselait sur les corps... Un film qui est un véritable plaisir pour les sens et qui rassure sur les capacités que le cinéma a encore de surprendre et d’émerveiller. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • J'IRAI AU PARADIS CAR L'ENFER EST ICI (1997)
    Ce film renoue avec le genre du film noir à la Melville et lorgne aussi bien du côté de films comme "Mean Streets" et "Les Affranchis" de Martin Scorsese que de Sonatine de Takeshi Kitano. Il emprunte son titre à une phrase cathare, ces chrétiens qui furent massacrés au 13° siècle par l’Eglise romaine et qui pensaient que l’enfer était ici parce que les épreuves étaient sur terre. Ce film est également une adaptation des débuts de la vie de Saint François d’Assise. Mais, comme le précise Xavier Durringer, il ne s’agit pas d’un film catho, « c’est un film qui parle de l’homme et qui pose la question suivante : un homme qui plonge dans l’obscurité, dans l’enfer, peut-il, s’il le veut, de l’intérieur, en voyant les hommes vivre autour de lui, changer sa vie et son destin ? » Cet homme, Durringer l’a rencontré en la personne de Jean Miez. De la petite délinquance aux larcins les plus graves, jusqu’au braquage d’un fourgon postal qui lui valut 18 ans de prison, il connut la rédemption. Il appartenait à ce monde des bandits qui obéissaient à un code de l’honneur et à des règles particulières et qui n’existe plus. Son regret est qu’aujourd’hui la drogue ait tout pourri. C’est avec Jean Miez que Durringer a écrit le scénario de son film. Il fut très présent sur le tournage et il incarne l’un des personnages. De fait, grâce à cette collaboration, le film est un document intéressant sur le milieu du grand banditisme et vaut pour sa dimension très réaliste. La violence est ainsi traitée, tangible, insupportable. Mais ce n’est pas un film sur la violence. Xavier Durringer filme l’ascension vers la grâce de son héros avec une sensibilité talentueuse. Il a signé un film très personnel qui vaut le détour pour la justesse des situations alliée à une maîtrise du montage, pour la caméra au service du rythme des acteurs, pour le dialogue intelligent et souvent drôle et pour un traitement de l’espace et de la lumière qui crée cette atmosphère si particulière au genre du film noir. J’irai au paradis car l’enfer est ici bénéficie d’un casting étonnant. Outre Arnaud Giovaninetti dans le rôle principal de François, et Gérald Laroche dans celui de Rufin, son ami et complice, on notera la présence de comédiens excellents qui ont tous une « gueule » comme on n’a plus l’habitude d’en voir au cinéma. La cinquantaine, le visage marqué, la gouaille et la voix cassé par les Gitanes sans filtre, ils viennent aussi bien du milieu du théâtre que de la prison. Certains ne sont pas des comédiens professionnels comme Jean-Pierre Léonardini, le chef de la Culture à L’Humanité qui fera penser à Seymour Cassel, l’acteur fétiche de John Cassavetes et qui a demandé à jouer dans ce film en disant qu’il n’était peut-être pas acteur mais que voyou, il pouvait le faire ! Le choix du titre comme celui de l’affiche n’est sans doute pas judicieux et peuvent rebuter de nombreux spectateurs. La bande annonce orientée autour de la violence ne traduit pas le climat de ce film qui mérite d’être vu, autant par les cinéphiles que par le grand public, surtout par ceux qui croient que seuls les Américains sont capables de réaliser de bons films de genre. (Son site : Ecrivain de votre vie)
  • BREAKING THE WAVES (1996)
    Grand prix au Festival de Cannes 1996, Breaking the waves est le nouveau film de Lars von Trier qui a déclaré avoir voulu raconter une simple histoire d’amour. Sentimental certes mais pas sentimentaliste, Breaking the waves est un film hallucinatoire sur la passion. Certains films ont raison de nos résistances de critiques cinéphiles passés maîtres dans l’exercice de la double lecture distante et analytique. Breaking the waves est de ceux-là, nous portant, avec Bess, son héroïne pleine de grâce, à laisser libre cours à la libre émotion. Quand l’affect l’emporte sur l’intellect, quand on retrouve le regard naïf de la première fois… alors s’opère au cinéma une expérience magique, et la rencontre du spectateur avec les personnages de ce film en est une. Quand on voudrait résister, pourtant, d’emblée, lorsque le film commence, c’est à nos sens qu’il est fait appel. Notre équilibre et la clarté de notre vision sont mis à l’épreuve par des plans qui se choquent, par les mouvements désordonnés de la caméra à l’épaule, nous obligeant physiquement à nous accommoder à cet univers du chaos et à y entrer. Lars von Trier utilise ces procédés aux mêmes fins que ces plans de Bess, le regard dirigé vers nous, spectateurs lovés au fond de notre fauteuil qui pensions nous en sortir indemne quand notre compassion, au sens propre du terme, est ainsi sollicitée. Il n’est pas étonnant qu’il soit très tôt fait allusion au Christ. Et Bess est une figure christique au féminin ; bas résille et talons aiguille, elle monte son chemin de croix vers l’église qui l’a rejetée, en poussant une lourde mobylette tandis qu’elle se fait lapider. Puis, heureuse, elle sourira enfin à Dieu, ce père qui ne lui répondait plus et qui l’assure de nouveau de sa présence lorsqu’elle se rend en barques aux enfers, avant d’en revenir meurtrie, le visage blessé comme par des épines quand des marins l’ont lacéré avec leur couteau. Le miracle de cette histoire extraordinaire veut que Jan devenu un paralytique moribond à la suite d’un accident de travail, sur une plate-forme navale, se lèvera et marchera de nouveau, comme Bess l’avait annoncé. La gageure de ce film est de traiter de la foi capable de « déplacer les montagnes », de la croyance en tant qu’absolu permettant que Bess sauve son mari Jan de la mort, parce qu’elle est sure que l’amour peut tout : miracle que la croyance dans le pouvoir du cinéma nous fait espérer et exiger finalement. Si le miracle n’a pas lieu sur cet écran où peuvent se projeter tous nos désirs, où pourrait-il encore avoir lieu ? Film généreux, le spectateur est invité à entrer dans cet univers du merveilleux. Ainsi sont exploitées les possibilités qu’offre l’identification-projection du spectateur au personnage, ainsi qu’une construction toute particulière du film qui marque des pauses : des plans fixes sur des paysages, traités comme des peintures et sur lesquels se font entendre des standards des années 70, comme Suzanne de Léonard Cohen ou Child in Time de Deep Purple, nous donnent des frissons et nous rappellent qu’il n’existe pas d’émotion désincarnée. Comme des fenêtres sur le temps et la mémoire, ces plans où il ne se passe rien renvoient le spectateur à lui-même. Ainsi peuvent s’ouvrir les écluses de sa propre histoire confondue avec celle de l’humanité et ses sentiments refluer en synchronisme avec ceux qu’il ressent face à Bess. Le titre même de ce film ne renverrait-il pas alors à ces pauses dans le flot des images où l’émotion du spectateur trouve sa place en l’éveillant à sa propre bonté ?
  • LES AILES DU DESIR (1987)
    Je suis las de mon existence d'esprit. Je veux être maintenant et non plus depuis toujours et à jamais. Ne plus lire toutes les senteurs d'un monde impalpable et interdit. Supprimer un voyeurisme total condamné au toucher virtuel dans une écoute intensive ou l'on ne peut s'impliquer. Sortir d'exaltations privées de véritables larmes ou de sourires francs que seuls les enfants perçoivent sans en définir le sens. Un ange ne fait toujours que passer. Cesser dans un état inexistant de contempler la joie, la nostalgie ou la misère des autres dans une ville grise et poussiéreuse, accablée par le souvenir sombrant lentement dans ses interrogations et son mal de vivre. Sortir du néant, briser cette solitude ou l'on appartient à rien ni à personne. Être illuminé par le mouvement. Se blottir concrètement au creux d'un épaule en devenir ou désespérée. Conquérir une histoire dans l'espace et le temps. Pour arriver à cela, il faut être mortel et s'intégrer dans le seul concept susceptible d'entretenir la vie sans en définir la véritable chose en soi. La thématique des sens et ses diversités attire un esprit carbonisé par l'ennui, dans l’impossibilité de ressentir le nomadisme de ses contemporains. "Les ailes du désir" est un film remarquable sur la spasmophilie d'une ville persécutée par son histoire, faisant de ses habitants des éléments perturbés par la présence permanente d'un traumatisme. Une cité euphorique et désemparée, sur le bas coté, cherchant à reconquérir une identité dans le doute et l'excès.