En 1963, Amalia Escriva, encore bébé, dut quitter l’Algérie. Sa famille paternelle y était établie depuis cinq générations. Réalisatrice de documentaires sur la mémoire de ce pays, Amalia Escriva aborde pour la première fois ce sujet par le biais de la fiction. Dans ce film, elle parle de sa grand-mère qui se suicida à 37 ans. Un film étrange et trouble qui exerce un charme certain.
Dans le rôle d’Eugénia, la grand-mère, Jeanne Balibar apporte par son jeu, par son phrasé si particulier, la fêlure nécessaire à ce personnage qui jusqu’à la fin préserve son mystère. Nous sommes en 1903, des algériens se sont révoltés dans le village de Margueritte et ont tué sept européens. Jean Corveler, le mari d’Eugénia (Bruno Todeschini) est l’avocat des inculpés. Le procès a lieu à Montpellier. A son retour en Algérie, il retrouve Eugénia. Elle s’est suicidée en ne laissant que ces mots : “Avec tout mon amour”. Le récit ira à rebours. Il racontera la relation en marge de Jean avec Adèle (magnifique Dominique Blanc), une institutrice aux idées avant-gardistes et farouche militante de la cause des algériens. Le film va explorer ce monde clos des colons et de ses intrigues. Pourquoi les parents d’Eugénia, des riches espagnols, tiennent-ils à ce que leur fille épouse cet avocat qui est pourtant un enfant naturel ? Quel secret cache Dolorès (Dominique Reymond), la soeur d’Eugénia ? Le film avance en se déroulant par boucles. Grâce à cette structure, le film rebondit sur autant de moments forts qui tendent à cerner les raisons énigmatiques de la mort d’Eugénia. Amalia Escriva voulait ainsi privilégier le “suspens psychologique” plutôt que le “suspens événementiel”. En ce sens, le film est déroutant. S’attachant aux relations entre les personnages, il laisse hors champ l’espace algérien dont l’une des seules incursions est le chant lointain d’un muezzin. Les paysages de campagnes sont déserts. Il n’y a pas âme qui vive. Lorsque pour son mariage avec Eugénia, Jean, qui est progressiste, fait venir un orchestre d’algériens, cela fait scandale. Les colons aimeraient tant ce pays sans les Arabes ! La réussite de ce film est de faire sentir de manière sensuelle l’Algérie, avec son soleil qui oblige à vivre reclus dans les maisons aux rideaux tirés derrière lesquels la lumière est éblouissante. La chaleur qui pèse donne de la moiteur aux corps et les libère des corsets. Si Amalia Escriva ne parle pas directement du peuple algérien, elle dénonce avec intelligence la vie des colons repliés sur eux-mêmes, constituant un microcosme d’intrigants avec leur propre hiérarchie. De fait, les colons espagnols n’étaient pas les mieux considérés ; à peine mieux que les juifs. Mais l’Algérie était aussi le terreau des idées nouvelles. Dans ce pays fleurissaient les esprits progressistes, anarchistes et anti-colonialistes. Quant aux femmes, à l’aube du 20ème siècle, elles revendiquaient, comme le personnage d’Adèle, le droit à l’amour libre et aux paradis artificiels. Dans un style dépouillé, avec des scènes proches du théâtre, Amalia Escriva a signé un film que l’on pourra juger un peu cérébral et difficile. Mais en se laissant charmer et en ayant en tête l’espace off algérien, le film s’avère pourtant passionnant. Il porte un regard particulier et original sur cette période dont le personnage d’Eugénia est en quelque sorte le symbole : "une Algérie à l’identité bafouée, qui n’a pas le droit à la parole".
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Son site : Ecrivain de votre vie)