"Bratan" (1991) et "Kosh ba kosh" (1992) avait révélé le talent de ce jeune réalisateur tadjik. Avec "Luna Papa", primé dans de nombreux festivals, Bakhtiar Khudojnazarov continue d’explorer son univers singulier situé au cœur de l’Asie centrale ; un univers où tout peut arriver et qui met le spectateur dans un état d’heureuse jubilation.
Souhaitons que longtemps encore, face aux colosses hollywoodiens qui déferlent sur nos écrans, nous ayons la chance de découvrir un autre cinéma et que certains producteurs européens continuent à prendre des risques. Les Films de l’Observatoire, une société de production de Strasbourg, a coproduit le film. Le choix fut judicieux. "Luna Papa" mérite le déplacement. Le spectateur se voit tourneboulé de bout en bout, embarqué dans un drôle de film inclassable aux accents surréalistes. "Luna Papa" est d’une fantaisie débridée en accord avec ce qu’est l’âme slave qui est loin d’être un simple cliché, selon Khudojnazarov lui-même. Jouant avec les codes du genre, le film passe du road movie au western en passant par le burlesque, la romance et la tragédie ; le tout avec une belle frénésie servi par d‘excellents comédiens. Le ton est à hauteur de l’histoire. Il est difficile pour Safar d’assumer la charge de son fils qui est revenu fêlé de la guerre, et qui se prend pour un avion, et celle de sa fille qui attend un enfant. La délicieuse Mamlakat, pour la grande honte de la famille et du village, a été engrossée une nuit de pleine lune sans qu’elle voit par qui. Embarquant son fils et sa fille, Safar veut retrouver le mystérieux géniteur. D’après Mamlakat, il s’agirait d’un comédien d’une troupe de théâtre itinérant. A travers une Asie Centrale au confluent du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Kirghistan, la petite famille va vivre bien des aventures commentées par le bébé lui-même. D’aucuns jugeraient certaines situations du film absolument improbables. La réalité dépasse parfois la fiction. Il n’est pas si rare que des vaches tombent du ciel ! Khudojnazarov témoigne dans son film d’une belle tendresse pour ses personnages. Qui est initié reconnaît que l’on y parle le russe mais aussi le tadjik (une langue persane) et l’ouzbeck (une langue turque). Les personnages habitent un village du nom de Far-Khor, entièrement créé pour les besoins du film. Cette ville imaginaire, située dans un pays imaginaire, est faite d’un décor qui mêle des éléments d’Asie Centrale, de Turquie, de Grèce et de Mer noire. Il reflète les préoccupations politiques de Khudojnazarov. Le réalisateur souffre de l’éclatement de l’Union Soviétique qui a conduit à la création de nouveaux pays. En l’occurrence, il est nostalgique de ce temps où l’Asie Centrale ne connaissait pas de frontières. Khudojnazarov regrette que les questions de patrie se confondent à l’heure actuelle avec celles des liens du sang. "Luna Papa" est le film d’un habitant de l’Asie Centrale rêvant sa mère patrie ; un film plus politique qu’il n’y paraît et qui connaît une fin d’une poésie superbe tant du point de vue symbolique que visuel. Car "Luna Papa" est un film dont l’esthétisme est remarquable, notamment concernant l’élément eau qui est omniprésente alors que nous sommes en plein désert. Rarement scène d’amour a été filmée avec autant de sensibilité, comme si la lune ruisselait sur les corps... Un film qui est un véritable plaisir pour les sens et qui rassure sur les capacités que le cinéma a encore de surprendre et d’émerveiller.
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Son site : Ecrivain de votre vie)