Connu et reconnu pour ses films documentaires, Frederick Wiseman signe sa première oeuvre de fiction. Il a d’abord porté La Dernière Lettre au théâtre, à Boston, puis à Paris, à la Comédie Française, avant de l’adapter pour le cinéma. Sur une scène nue, entourée par des ombres, une comédienne dit un texte à portée universelle et qui trouve malheureusement des échos encore aujourd’hui... un film âpre et d’une émotion exceptionnelle.
La question de l’évocation de l’horreur des camps a toujours posé problème. Comment traiter le génocide par le biais de la fiction ? On sait la polémique que La liste de Schindler a provoquée, ainsi que La vie est belle de Benigni. Témoigner, faire oeuvre de mémoire, sans que jamais on puisse se dire que tout ça n’est que du cinéma a été l’obsession de Lanzman et lorsque Alain Resnais fait un détour par le documentaire, en signant le poignant Nuit et Brouillard, il explore la mémoire à travers le seul espace d’Auschwitz désert où il filme, sur les murs, des traces tangibles, insoutenables, de la présence de ces millions de juifs qui ont été tués. Wiseman a réussi un tour de force : allier le principe qui régit son travail de documentariste avec une scénographie et une comédienne. Il filme une femme qui raconte ce qu’elle vit, comme il le fait depuis des années dans ses documentaires qui sont autant de témoignages sociologiques. Anna Semionovna, une femme russe, juive, médecin, s’adresse à son fils, avant de mourir. Elle est enfermée dans le ghetto de la ville de Berditchev, en Ukraine. Le 15 septembre 1941, 12 000 juifs y seront exterminés par les nazis. Anna est incarnée par Catherine Samie, doyen et sociétaire de la Comédie Française et dont l’intelligence et la sensibilité de l’interprétation sont au-delà de toute critique. Elle s’impose comme une nécessité, comme s’il fallait qu’elle existât aujourd’hui sur les écrans pour dire la souffrance d’une femme au quotidien, pendant la guerre. Car, ce qui a intéressé Frederick Wiseman, dans ce chapitre du livre de Vassili Grossman, Vie et Destin, c’est qu’il parle d’un génocide et, par extension, des génocides qui sont commis un peu partout dans le monde. Comme il l’a déclaré : “Quand j’étais jeune et naïf, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, je croyais que la barbarie dont j’entendais parler dans les journaux, à la radio et aux actualités était réservée aux allemands et aux japonais mais que cela ne faisait pas partie de la vie. En grandissant, je réalisai que les assassinats à répétition sont tout simplement un des aspects de notre quotidien. Quelques exemples récents : la Bosnie, le Kosovo, la Chine, l’Algérie, le Rwanda, la Tchétchénie, le Congo, le Timor...” Le pouvoir émotionnel de La Dernière Lettre tient à son évocation des détails de tous les jours, tellement humains. Sur le visage de Catherine Samie coulent des larmes et toute sa vie se donne à lire sur sa peau parcheminée. Ses mains tavelées, se serrent sur des pommes de terre et des haricots invisibles. Sa voix rauque et grave exprime toutes les nuances de qui vit une tragédie et qui court inéluctablement vers sa fin, et le rire du désespoir s’étrangle dans sa gorge. Autour d’elle, des fantômes traversent la scène, apparaissent, disparaissent, se dédoublent, se multiplient. Jamais on n’aurait pu imaginer ce film en couleur. Le noir et blanc cher à Wiseman trouve toute sa raison d’être dans ce jeu subtil des ombres et de la lumière qui évoquent ces êtres disparus. L’ombre de Catherine Samie qui s’étire derrière elle prend tous les aspects, de celle du vieillard à celle de l’enfant qui donne la main à sa mère, du groupe de villageois dont elle parle, à l’homme désespérément seul. Avec La Dernière Lettre, Wiseman a signé un grand film, difficile, mais nécessaire. Son projet est de porter ce texte sur la scène américaine, avec une comédienne américaine. Son rêve serait que ce texte soit dit sur une scène de théâtre, à Moscou.
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Son site : Ecrivain de votre vie)