Alors que certains croient que les Dinosaures sont le cinéma de demain, aveuglés par la débauche d’effets spéciaux quand ceux-là sont aussi vieux que le cinéma lui-même, d’autres découvrent une nouvelle façon de concevoir le cinéma avec Vies, le dernier Cavalier. Un film audacieux qui ne saurait pas être vu ailleurs que dans l’intimité d’une petite salle de cinéma à échelle humaine.
Mine de rien, le dernier film de Alain Cavalier innove et s‘inscrit dans la nouvelle tendance qui veut que tout un chacun puisse aujourd‘hui faire son cinéma. Point d’équipe technique lourde, point de contraintes de tournage, au contraire. Avec sa caméra numérique, Alain Cavalier est seul et nous voyons ce qu’il voit. Vies est une histoire de regard et il n’est pas innocent que ce film de portraits soit inauguré par la dernière journée d’un chirurgien des yeux avant sa retraite. Celui qui redonne la vue va laisser sa place à un sculpteur puis à un boucher et enfin à celui qui ne sera jamais vu, à la présence absente, et pour cause, puisqu’il s’agit d’Orson Welles. Alain Cavalier filme tous les jours de sa vie même si son avant-dernier film, Rencontres, date de 1996. Tous les personnages de son nouveau film sont des amis ou des gens avec qui il avait déjà travaillé, comme celui du boucher, il y a cinq ans. A l’heure de la psychose des carnivores, l’image de cet homme qui coupe des tranches de boeuf, tellement confiant dans l’avenir de sa profession, fait déjà figure de document. Alain Cavalier a filmé de nombreuses personnes de son entourage. Le film sur le chirurgien n’était pas destiné à être montré au grand public. Cavalier a filmé son ami de trente ans, dans la salle d’opération de l’Hôtel-Dieu. C’est grâce à sa petite caméra qu’il a pu le faire, n’étant une gêne pour personne. Ce que rend sensibles la DV de Alain Cavalier, ce sont le temps et l’espace ; l’action prise en temps directe dans un espace donné, à travers le seul champ du regard, dans un rapport de proximité inédit au cinéma. Lorsque l’on lui parle de Dziga Vertov et des cinéastes du Dogma, Cavalier sourit. Pour lui, ce ne sont que des théories. A l’entendre parler, il ne se prend pas au sérieux et ne se prend surtout pas pour un révolutionnaire de l’image. Son école est son regard porté sur le monde depuis qu’il est enfant. Ce qui l’intéresse, c’est le rapport qui s’instaure entre le sujet qui regarde et celui qui est regardé. Le spectateur est forcément inscrit dans ce rapport ; le spectateur qui imagine le sculpteur travailler quand il ne voit que les objets achevés. La partie consacrée à Orson Welles est la plus intéressante. Non seulement il s’agit là d’un film d’un réalisateur sur un autre réalisateur, mais en plus sur ce génie que tout le monde connaît. Alain Cavalier suit, dans une vieille maison à la campagne, Françoise Widhoff qui a travaillé là avec Welles pendant deux ans. La maison est abandonnée, elle a été squattée. Elle est dans un état de délabrement total avec des vieux objets qui traînent. La voix de Françoise évoque Welles à travers les pièces désertes que l’œil de Cavalier parcourt du regard en les découvrant à mesure qu‘il avance, dans un plan-séquence que rien ne doit gêner, pas même un lacet défait. Le trivial côtoie le pathétique et l’ombre immense de Welles plane. On est ému, on voit l’homme derrière l’Ours, trop lourd pour le pauvre mobilier de la maison, plein de doutes par rapport à sa création, se dérobant aux appels de ses producteurs. Il aimait le mensonge. C’était son échappatoire. On se demande comment il se fait que les collectionneurs ne se soient pas encore emparés de ces extraits de scénario, écrits en lettres capitales, qui jonchent le sol. Petite anecdote : il mangeait les salades du jardin sans les laver, dit Françoise, et Oja Kodar, sa compagne, avait tellement peur des microbes ! Françoise Widhoff avoue avoir appris la vacuité avec Orson Welles. Et nous, spectateurs, avons senti son incroyable présence dans cette maison perdue dans la verdure. Nous le connaissons un peu mieux, nous qui croyions ne plus rien pouvoir apprendre sur lui. Nous l’avons “vu” autrement, comme un homme, tout simplement.
(
Son site : Ecrivain de votre vie)