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Critique(s)/Commentaire(s) Publiques de
Maxime Stintzy

  • DEATH WISH (2018)
    Usé par trop de suites (4 jusqu’en 1994) et d’imitations, le personnage phare de Paul Kersey avait sans doute besoin, 44 ans après son premier Death Wish, d’un sérieux coup de jeune que s’efforce ici paradoxalement de lui donner Bruce Willis, dix piges de plus qu’à l’époque Charles Bronson, son inoubliable incarnation initiale. Et, hormis Mel Gibson (aussi volontiers vindicatif qu’expéditif ), qui d’autre que le sulfureux Eli Roth pour reprendre le flambeau du défunt Michael Winner et s’atteler aujourd’hui, sans trop l’édulcorer, à l’un des thrillers les plus controversés des seventies (après Dirty Harry) ? Mais, acteur moins en vue que la star précitée, l’ex-« inglourious basterd » s’est borné à coiffer la casquette du cinéaste sanguinaire pour élargir son « public averti » et aborder, avec sa lenteur d’exposition coutumière, un univers bien balisé où on ne l’attendait guère. Rompu, loin de nos jungles urbaines, aux périls occultes du Green Inferno amazonien et d’autres lieux dantesques coupés du monde (cabane sylvestre ou Hostel slovaque), il feint de rejoindre enfin la prétendue civilisation pour y effectuer, l’arme au poing par procuration, un parcours cathartique étrangement voisin de celui du Belge Fabrice du Welz, passé, deux ans avant lui, de la sauvagerie répulsive de Calvaire et Vinyan au nettoyage en règle du salutaire Message from the King. Qu’ils aient tous deux été « parachutés » importe peu – l’auteur du nouveau script de Death Wish, Joe Carnahan (réalisateur du Territoire des loups !) en ayant d’abord abandonné le tournage californien à Gerardo Naranjo (avec Benicio del Toro en tête d’affiche) – car ils y ont chacun vite retrouvé leurs marques. Convenons toutefois que, si Chadwick Boseman (Black Panther en herbe) a rejoint le panthéon des meilleurs « vigilantes » aux côtés de Bronson, bien sûr, de Michael Caine (Harry Brown), Thomas Jane (The Punisher) et Jodie Foster (A Vif), ce ne devrait hélas pas être le cas de Bruce Willis, aminci et rajeuni pour son come-back attendu de père exterminateur, mais qu’on préférait en John McClane (qu’il s’apprête d’ailleurs à retrouver). Sarcasmes, justes accès de rage contenue et maladresses de bon aloi préservent cependant l’attrait de son Paul Kersey, encombré cette fois d’un frère inutile (Vincent D’Onofrio) et rebaptisé « The Reaper » (« le Faucheur ») par les réseaux spéciaux qui, actualisation oblige, suivent ses assauts nocturnes et s’écharpent à son sujet, toutes couleurs confondues. Point de surenchère, cependant, dans la composition beaucoup plus prudente et méthodique de son tableau de chasse : avec huit morts (dont un seul Afro-américain, dealer et bourreau d’enfants honni par ses semblables, et le diabolique Beau Knapp en apothéose), il en aligne même deux de moins, compensés si l’on veut par l’extrême sadisme d’une longue scène d’anthologie (celle du garage) qui suffirait à justifier l’interdiction du film aux moins de 12 ans. Les amateurs du cinéma d’Eli Roth se rassureront de le reconnaître là à sa façon d’y faire rimer nerf sciatique et soude caustique. Il n’en glisse pas moins insensiblement du « vigilante movie », aussi accablé qu’arbitraire, au plus tonique « revenge movie ». Déjà orphelins de Charlie, les fans de western ne lui pardonneront pas, eux, d’en avoir effacé le sousjacent modèle culturel, trahissant le propos de Brian Garfield (79 ans), l’auteur du roman que ce genre révéla en 1960 (avec Range Justice) et hissa au sommet. Fort emblématique à cet égard, le pistolet Glock 17 que le second Kersey, chirurgien, rafle aux urgences, quand le premier, architecte (mais ex-médecin militaire) se voyait offrir un colt par son client d’Arizona après la visite d’Old Tucson. Un bref usage ambivalent du split screen le montrera ensuite retirer la balle d’un blessé sur le billard et en placer d’autres simultanément dans son chargeur, chez lui. Il y a ainsi quelques bonnes trouvailles dans ce prétendu remake ouvert sur les chapeaux de roues (de la police) et non plus sous les palmiers d’Hawaï (où Hope Lange précédait Elisabeth Shue, has been itou, en blonde épouse massacrée). La ville du Justicier elle-même a changé par simple souci de cohérence, New York étant devenu, grâce à la vraie tolérance zéro du maire Rudolph Giuliani (1994- 2001), l’une des plus sûres au monde. Lieu d’exil final du veuf en (et sans) pétard dans le film amer de Winner, Chicago reste ici son violent port d’attache en voie d’apaisement – un choix que renforce celui de Rogier Stoffers, le chef op de Brimstone (2016), ténébreux western hollandais. Ses splendides images nocturnes n’annoncent-elles pas La Prophétie de l’horloge, imminent retour d’Eli Roth au fantastique ?
  • THELMA (2017)
    Après Ca, on y attendait Thelma et on n’avait pas tort puisque ce fut sans doute là le meilleur film de la 10e édition du FEFFS. Mais étrangement absente du palmarès comme de sa propre vie, l’insondable étudiante éponyme revint en Norvège les mains vides. Les 3 jurés, adeptes du grand écart, préférèrent hélas Laisser bronzer les cadavres à Sitges, lestés de leur Méliès d’argent, et miser l’Octopus d’or sur le succès ciblé de Double Date. Entre ces deux pôles opposés d’ultra-violence satisfaite, le pensum expérimental pseudo-leonien des Français Hélène Cattet et Bruno Forzani ou le pop corn movie grand-guignolesque de l’Anglais Benjamin Barfoot (3/4 Knock Knock, 1/4 Hitchcock), il restait cependant, à l’image du labyrinthe intime de l’Américain Bill Watterson (Dave made a maze, réconfortant Prix du Public), un vaste espace moins balisé et plus propice au questionnement. Vue par Kornel Mundruczo (lauréat de l’Octopus d’or 2014), La Lune de Jupiter le survola malgré son paradoxal excès de pesanteur et les voisins spectraux de The Crescent (Seth A. Smith) s’y plantèrent les pieds dans l’eau, à la tombée de la nuit. Mais quelques brèves séquences seulement nous parurent atteindre la quintessence du fantastique au sein de la compétition strasbourgeoise, distillant leur subtil venin soit dans Animals de Greg Zglinski (parent ici de Polanski), soit dans Thelma de Joachim Trier. Glaciale à double titre, la meilleure d’entre elles ouvre le second, plus accessible jusqu’en ses abîmes que l’onirisme volontiers abscons du premier. Lentement, une fillette y traverse à pied un lac gelé, en compagnie de son père, et s’arrête un instant pour observer, sous la surface, un banc de poissons qui semblent de leur côté la guetter en contreplongée. Arrivé avec elle à la lisière d’un bois, l’homme lui désigne un faon immobile plus loin, parmi les arbres, et braque son fusil dans sa direction, puis, laissant la petite à sa contemplation inquiète de l’animal, prend du recul pour changer de cible et la viser, de très longues secondes durant, dans la nuque. La poignante, mais banale leçon de chasse s’est muée en projet suspendu d’infanticide qu’un flash-back ultérieur nous invitera même, contre toute attente, à devoir presque légitimer. Et nul besoin de sang sur la neige, à ce stade-là : le malaise, fait d’angoisse latente et de contagieuse incertitude, s’est insinué en nous et ne nous quittera plus tout au long de cette envoûtante variation nordique sur la figure pubère névrosée de Carrie, pourtant familière des cinéphiles et des fans de Stephen King. C’est en plongée cette fois que nous la retrouvons d’ailleurs aussitôt, à la faveur d’une ample ellipse, d’abord fondue dans la foule de piétons qui arpente en tous sens une place d’Oslo. Cette étudiante en biologie introvertie, sérieuse et discrète n’aurait même pas vocation à en émerger si une première CPNE (crise psychogène non épileptique, relevant jadis de la possession démoniaque) ne venait soudain la secouer dans la paisible enceinte d’une bibliothèque universitaire, alors que s’écrasent sur ses vitres une nuée de corbeaux affolés. Aussi spectaculaire qu’inattendue, la scène contient pour le spectateur la promesse nécessaire de nouvelles occasions de frissonner que nous nous garderons bien de narrer, ni d’expliquer : lustre immense vacillant lors d’un spectacle de danse contemporaine (sans Fantôme de l’Opéra), récurrentes hallucinations serpentines, lévitations, volatilisations et, faute de « bal du Diable », combustion finale assurée. Elle révèle surtout Thelma à sa Louise, alias Anja (1er rôle de l’ensorcelante Okay Kaya), camarade d’amphi délurée qui va l’émanciper, à leurs risques et périls. Sa croix, l’héroïne ne la portait certes pas qu’en sautoir et, outre son don de télékinésie, partage avec sa cadette, chez Brian De Palma, le poids d’un foyer bigot, culpabilisant et toxique – père rigide et mère paraplégique campés par le couple d’acteurs de Blind (2014) d’Eskil Vogt. Plus jolie et plus opaque à la fois que Sissy Spacek, la Norvégienne Eili Harboe l’emporta sur 1000 postulantes : son jeu sobre et sensible, son courage physique et sa part réelle de mystère sont pour beaucoup dans le charme insidieux du film de Joachim Trier, leur cinquième à tous deux. Guidé par une « démarche purement visuelle », le réalisateur en vogue du très mélancolique Oslo, 31 août (2011) n’avait jamais tourné en Cinémascope auparavant. Or ce format transcende la modestie de son projet initial, une histoire moderne de sorcières dans sa ville d’élection, nourrie par Les Prédateurs (Tony Scott) et L’Echelle de Jacob (Adrian Lyne), avec Antonioni, Roeg et Resnais en ligne de mire. Voir au-delà, tout est là.
  • PRIMAIRE (2016)
    Paquebot ou mammouth : à chaque époque son Titanic et ses classes sacrifiées. « Ça commence aujourd’hui », témoignait Bertrand Tavernier au seuil de notre siècle en perdition, prenant dès 1999 le parti d’un directeur et maître d’école du Valenciennois aussi pugnace que désemparé (Philippe Torreton). Et c’est au bas du Vercors que ça continue de résister puisque, sans angélisme, Hélène Angel y passe le flambeau (et la craie) à sa vulnérable jeune institutrice de Primaire (Sara Forestier). Institutrice, oui, plus volontiers que professeure des écoles, car le combat mené par la cinéaste et son héroïne du quotidien passe par une même justesse des mots et du regard, la volonté commune de dissiper l’écran de fumée sciemment entretenu, en haut lieu, pour masquer le désastre programmé. A l’imposture d’Entre les Murs qu’il parut opportun de palmer en 2008, la première n’emprunte que le dispositif, fort pertinent celui-là, des deux caméras simultanées à huis clos : l’une pour suivre la seconde, mobile, parfois vacillante, mais toujours sur la brèche ; l’autre pour saisir les expressions et les réactions de sa classe unique, fictive en dépit des apparences (les élèves y ont été triés sur le volet, leurs paroles écrites à la virgule près). Soutenue dans cette gestion de l’espace de jeu par un quasi-homonyme, son sensible chef opérateur Yves Angelo (confrère admiré des Ames grises), plus lumineux pour elle que d’ordinaire, elle se garde bien, en effet, de s’y borner. Foin des idées reçues ! L’enseignement est, nous dit-elle, un « métier dévorant » et elle s’applique à le montrer, accompagnant sa maîtresse, au dehors et au trop poreux étage du dessus (où, mère seule d’un enfant en crise, elle a le faux privilège de loger), dans ses pesantes tâches invisibles, aussi bien que dans les failles, les vertiges et le désert affectif contraint de son existence personnelle. Quand, agrégé dilettante et, chez Laurent Cantet, agaçant histrion de sa propre parade démagogique, François Bégaudeau ne semblait pas plus vivre sa prétendue vocation qu’un quelconque animateur télé, une fois quitté le plateau du débat, Sara Forestier donne corps vaillant et souffrant à Florence Mautret, ce personnage imaginaire qui lui ressemble tant, investi du seul rôle qu’elle eût pu tenir, pense-t-elle, dans la réalité. A 30 ans, la vraie bonne élève (révélée par une plus discutable Esquive de 2003) passe donc enfin de l’autre côté de l’estrade. Or, rehaussée par l’effort de maintien et d’articulation qui s’imposait, sa puissance de conviction s’avère immédiate, faite d’un mélange savamment dosé d’énergie brute et de poignante empathie, d’autorité salutaire et de fragile désarroi. Ne venait-elle pas d’écrire et de diriger son 1er long métrage (M, bientôt dans les salles) ? Déjà titulaire de deux César, l’« animal sauvage » qu’elle reste devant l’objectif d’Hélène Angel en mériterait pour l’heure ici un troisième. Comment ne pas adhérer, en outre, à cet « impératif catégorique » : « Personne ne quitte ma classe sans savoir lire, même pas en rêve » - d’emblée proclamé devant une élève rétive à notre alphabet ? Petite Asiatique qu’en dernier recours la Méthode Boscher de 1905 (« C’est ancien » et alors ? ) va conduire à l’émouvant déclic salvateur.Fruit de huit semaines de tournage et de quatre années de travail en amont, dont deux d’immersion scrutatrice dans les classes, mûri avec Olivier Gorce (La Loi du Marché, De Bon Matin) et la fidèle Agnès de Sacy, la 4e fiction de la réalisatrice atypique de Rencontre avec le Dragon (2003) a l’audace de ne tromper personne et de frapper fort, sans se départir de son rythme alerte, ni d’une séduisante et nécessaire légèreté. Proche des meilleurs films récents sur l’école en péril (Detachment de Tony Kaye ou L’Ennemi de la classe de Rok Bicek), elle valorise la transmission au coeur défaillant d’un système perverti où « apprendre, c’est devenu un gros mot » (les « connaissances » s’y trouvant bannies au profit des plus rentables « compétences »).Dans la droite ligne de sa quête initiatique médiévale (celle du chevalier Daniel Auteuil), Hélène Angel en fait même une affaire de « foi » (que tout conspire à anéantir) et ferraille ainsi contre l’invasion des acronymes ou l’arrogance obtuse de l’Inspection. Piétinés de surcroît, les clichés trop commodes du misérabilisme social à travers le faux loser Vincent Elbaz, livreur de sushis, et sa glaçante ex-compagne Laure Calamy, une vendeuse de vêtements chic qui livre son turbulent gamin à lui-même, des billets pleins les poches : Sara Forestier peut s’y lâcher devant eux, pétrie tour à tour de désir et de rage, et nous offrir avec l’actrice de La Contre-Allée la scène la plus singulière de Primaire.
  • LE SECRET DE LA CHAMBRE NOIRE (2016)
    C’est avec une vive curiosité que près d’un mois avant les autres cinéphiles français, lors de la soirée qui lui fut dédiée, le samedi 28 janvier, par le 24e Festival du Film Fantastique de Gérardmer, les fidèles admirateurs de Kiyoshi Kurosawa avaient attendu le dévoilement du Secret de la chambre noire, pour la 1ère fois inscrit chez nous, dans notre propre langue. Las ! Ce 47e opus aux Japonais absents se « révéla » en fait bien embarrassant. Pris d’assaut, l’Espace LAC le fut peut-être d’autant plus vite que, dérogeant à une longue tradition, les organisateurs n’avaient cette fois prévu aucune rencontre publique avec leur invité d’honneur dans la si adéquate Salle des Mariages de la Mairie. Le passeur nippon qui, par le biais idéal d’Un Certain Regard, avait mené la Croisette en 2015 Vers l’Autre Rive (y gagnant un Prix de la Mise en Scène incontesté), s’était cependant aventuré ce jour-là, avec le soleil levé de midi, sur la glace épaisse de celles de la Perle des Vosges. Un photo-call s’y était tenu avant une assez surréaliste réception mondaine au-dessus du gouffre celé, et fort de cette expérience pour lui aussi mémorable qu’inédite, le prestigieux professeur de cinéma tokyoïte (né à Kobé en 1955) en profita donc pour filer la métaphore. Les 24 cm d’épaisseur gelée qui l’avaient un peu plus tôt préservé d’un fatal engloutissement l’étonnèrent d’abord par leur stabilité, l’exposant même à la tentation de marcher jusqu’au milieu du site pour en tester la périlleuse limite de fracture. S’il confessa ne pas avoir eu le courage d’y succomber, il vit au moins dans cette nouvelle épiphanie-là le troublant reflet de sa démarche cinématographique et nous assura qu’à mi-chemin de son parcours incertain, il espérait encore pouvoir faire « le tour du lac ».Or une chose semble sûre : sans lien de parenté avec son défunt homonyme Akira (l’illustre réalisateur des Sept Samouraïs), Kiyoshi Kurosawa se sera fait un prénom par son talent fécond et singulier, souvent dérangeant (de l’érotisme à la terreur pure), comme en attestèrent à Gérardmer les joyaux noirs rétrospectivement proposés (au même nombre de sept !) par un festival qui l’avait jusqu’à présent toujours ignoré. Dans son éloquent hommage de circonstance, le fidèle Jean-François Rauger (directeur de programmation à la Cinémathèque de Paris) rappela ainsi que « la peur est sans doute ce qui caractérise le plus son oeuvre, faisant de celle-ci l’exemple parfait d’un art raffiné de l’angoisse » et qu’« il règne dans ses films », fort à propos, « la conscience vertigineuse d’une imminence de la fin du monde ». Puissent les plus béotiens des spectateurs présents en avoir été assez persuadés ou s’être endormis après la première heure du Secret de la chambre noire (qui, valorisant la lenteur, en compte plus de deux, hélas !) pour ne point retirer à son aimable réalisateur toute leur estime ! Malgré la terne et peu convaincante omniprésence de Tahar Rahim (un Jean Malassis aux inflexions arabes ?), l’argument original et fascinant de cette histoire de spectres féminins, autant que son entrée en matière subtile et délicieusement énigmatique, à l’ancienne, pouvait d’abord faire illusion. Seul candidat retenu pour assister un ex-photographe de mode veuf et rétrograde (Olivier Gourmet, en perte de justesse), le jeune anti-héros pénètre peu à peu l’univers morose et figé du vieux manoir de Genneviliers où il vit et travaille en reclus avec sa fille unique et patient modèle, entre un vaste studio de pose souterrain et une serre où sa femme s’est pendue, torturée par ses exigences. L’ombrageux artiste y préserve l’art exclusif du Daguerrotype (en version anglaise), un procédé mis au point en 1839 auquel Balzac (qui s’y soumit pour un fameux portrait de biais) prêtait un caractère magique, redoutant qu’il le prive de son enveloppe charnelle. La « camera oscura » géante du titre, posée à terre, s’avère là indissociable de l’affreux appareillage métallique qui lui fait face, garant de la longue immobilité forcée de sa jeune héritière en robe d’époque. Pour la désincarner, Constance Rousseau (du Jury CM) est diaphane à souhait, mais souffre par contraste de prunelles trop mobiles qui rendent tout gros plan insoutenable. Elle n’en rappelle pas moins Edith Scob, l’égérie de Georges Franju auquel Kurosawa emprunte, sans l’égaler, l’envoûtante atmosphère des Yeux sans visage, ruinée ensuite par trop de triviales incohérences. La musique de Grégoire Hetzel reste belle ; pas celle de la langue qu’un Japonais ne saurait précisément percevoir. « Les fantômes permettent de rendre le passé visible dans le présent », dit-il. N’en subsistent ici que d’affligeants pointillés.
  • 1:54 (2016)
    Corps et âme, la « projection » s’accomplit en 1h46 et il n’y a pas une minute de trop dans ce 1er long métrage de Yan England, cinéaste canadien surdoué et séduisant comédien de séries à succès (Buffy, Trauma), mais aussi entraîneur et athlète accompli. Car cette course contre la montre où nous entraîne le jeune Québécois laisse coi. Sonné à bon escient. Pour nous y être nous-même rendu à reculons une semaine avant sa sortie (curieux plutôt de la venue strasbourgeoise d’un réalisateur nommé aux Oscars pour Henry, court métrage de 2011), nous ne voudrions surtout pas que l’affiche et la bande-annonce de cet apparent thriller sportif puisse lui aliéner une part de son vaste public potentiel sous le périlleux prétexte d’amplifier l’impact du choc salutaire qu’il lui réserve. Car, malgré son titre (aussi peu attrayant pour le spectateur que stimulant pour le sprinteur), son sujet de surface (la compétition physique en milieu scolaire) et même ses nappes envoûtantes de musique électro (en l’occurrence finement dosées par Cult Nation), il ne s’agit pas là de recycler quelques « chars » de feu au cœur de la Belle Province. S’il y sera certes question de dépassement de soi et d’abandon passager, de rivalité ou de camaraderie virile, de sueur et de larmes, si on n’ira pas jusqu’à y faire l’économie du haletant 800 mètres décisif (précédé, puis distancé sur le stade par une invisible voiturette de golf-travelling), avec ses deux maudites secondes de trop à gagner coûte que coûte, les clichés attendus ne se pressent, trompeurs, que pour se révéler l’un après l’autre et sans réel espoir de revanche rageusement dynamités. Loin de trahir la sidérante issue de son parcours, il convient ici d’aborder la situation initiale de Tim, lycéen introverti de 16 ans, et son traumatisme moteur. Passionné de chimie, mais peinant à s’agréger à ses cruels congénères sans sporadiques déflagrations, il survit cependant, moins fortifié qu’embarrassé par le regard aimant de son père veuf et d’un copain gay, frileux bouc émissaire de sa classe. Meurtri de n’avoir su empêcher le suicide de ce dernier, aussi spectaculaire qu’inopiné, il va décider de le venger avec les seules armes dont il croit d’abord disposer : ses jambes d’ex-petit athlète en herbe, résolues désormais à ravir ses lauriers au champion de l’école, depuis quatre ans leur harceleur impuni. Entre fureur froide et relents de culpabilité, il pourra également compter sur le farouche soutien d’une blonde gazelle du club que l’arrogance sournoise des petits mâles dominants exaspère. La ferme volonté de Yan England d’instiller en nous un durable malaise se confond avec celle d’épouser presque exclusivement le point de vue tourmenté de son protagoniste ; propice au fantastique (dont on n’attendait guère les fatales manifestations intermittentes, fort réussies), elle n’en traduit pas moins son souci premier d’« être vrai » et d’y travailler sans piperies ni répit. Après trois ans d’écriture solitaire, ses 23 jours de tournage, en pleine période scolaire, parmi les 1200 élèves d’un véritable lycée canadien, firent en effet figure de mise à l’épreuve révélatrice. Laissés dans la scrupuleuse ignorance du scénario pour entretenir la spontanéité parfois effrayante de leurs réactions, il y eut assez de jeunes figurants pour basculer de l’adulation dans l’animosité envers les trois vedettes de leur âge : outre Sophie Nélisse (Voleuse de livres en 2013), leur cadette retenue aux essais pour une gifle bien balancée, Lou-Pascal Tremblay et Antoine Olivier Pilon, amis intimes de longue date dans la vie, auxquels fut interdit de s’appeler par leurs prénoms sur le plateau et de converser entre les prises En svelte meneur, le premier affiche l’insolente beauté du diable face à l’opacité trapue de son partenaire, ici sans « Mommy ». Différemment torturé et au fond plus aimable que dans le film qui le révéla en 2014, le second bouleverse en nouveau souffre-douleur, après son « College Boy » crucifié de l’âpre clip d’Indochine. Mais sans doute Xavier Dolan, leur trop nombriliste réalisateur, aurait-il réduit 1 : 54 à la question de l’homophobie là où son confrère y trouve un simple prétexte, littéralement rêvé, pour prendre au sérieux les « blagues » gratuites d’ados et mesurer – comme Mélanie Laurent dans son suffocant Respire (2014) – les conséquences souvent funestes du harcèlement scolaire. Il nous rappelle aussi qu’« avec les réseaux sociaux, ses adeptes nous suivent chez nous par notre poche arrière ». Frôlant Carrie sans maniérisme dans son œuvre de cauchemardesque immersion, le loquace Yan England espère enfin libérer la parole et se prend à rêver avec nous d’une école qui ne serait plus « la maison du bourreau ».
  • MESSAGE FROM THE KING (2016)
    De l’épaisse forêt thaï de Vinyan (2008) et sa marmaille cannibale à l’Asphalt Jungle californienne, Babylone des « babies alone » : il est des oeuvres de commande qui fort opportunément épousent des parcours artistiques pourtant très personnels. Or Dieu sait si celui du cinéaste belge Fabrice Du Welz, en quête de son propre Fitzcarraldo, s’affirme singulier, voire risqué à maints égards. Ejecté du tournage de son Colt 45 (un polar français de 2014 qu’il avait écrit, repris en main par Frédéric Forestier) pour mauvaise conduite, le réalisateur s’apprêtait à renouer avec d’autres petits anthropophages dans un « post-nuke movie » sud-africain (lui-même inabouti) lorsque Chadwick Boseman, son déjà potentiel acteur principal, vint lui soumettre le scénario abrasif et compact de Message from the King, cosigné Simon et Stephen Cornwell (deux des fils de l’immense John Le Carré). Associé à Oliver Butcher, son partenaire de plume du thriller Sans Identité (adapté par Jaume Collet-Serra en 2011 d’un roman de notre compatriote Didier van Cauwelaert, d’origine belge itou ! ), le second assume aujourd’hui la seule paternité, digne et brutale à la fois, de cette « histoire d’un homme qui arrive trop tard, et qui est rongé par sa propre culpabilité », résume Du Welz.Parachuté d’urgence, avec 600 dollars en poche, des faubourgs de Cape Town (eux-mêmes gangrénés par la violence) dans le corrupteur oxymore urbain de la prétendue Cité des Anges, ce soi-disant chauffeur de taxi – l’épilogue nous réservant une surprise de taille qu’il serait dommage de gâcher – noir, discret et taiseux n’y pourra plus sauver sa soeur chérie (camée et torturée à mort par ceux qu’elle avait eu l’inconscience de vouloir faire chanter), mais son « substitut » blanc de rencontre, une fille-mère secourable, quoique désillusionnée, qui végète et se vend face à la chambre du motel borgne où il trouve aussitôt un assez stratégique refuge. A elle, d’ailleurs, la plus terrible tirade du film : « On vient ici pour trouver le bonheur et puis, au bout de quelques années, on n’a qu’une envie : se barrer. Tu as vu cette ville sous la pluie ? C’est comme un carton moisi : ça pue. Mais le soleil revient toujours, alors on se remet à espérer et longtemps on s’accroche ». Des propos qui s’insèrent dans un dialogue dont il importe de louer la relative bonne tenue puisqu’en dépit des milieux nauséabonds ("trash" ou "posh") où l’enquête obstinée du protagoniste nous plonge, jamais on ne sombre dans la vulgarité volontiers ordurière d’un ("fuckin’") Tarantino. « Bien parler pour bien penser et bien agir » », telle est même, depuis l’enfance, sa devise. Loin des excès de la blaxploitation auquel son Jackie Brown rendait un complaisant hommage, voilà donc un « pulp » plutôt policé, y compris dans son rapport « économique » à la violence, inattendu chez un cinéaste de la sauvagerie sans frein. Sans la moindre bien-pensante réserve non plus, son « vigilante movie » nous conduit cependant du Calvaire à la Loi du Talion, Alleluia ! Mais, à l’inverse de Paul Kersey (Charles Bronson), récurrent Justicier dans la ville que sa conversion de pacifiste en « flingueur » avait radicalisé, son Jacob King croit moins au nettoyage collectif, trop aléatoire, qu’à la frappe chirurgicale, modestement artisanale : un unique coup de feu, une explosion et une chaîne de moto au poing suffiront à le soulager et à sauver ceux qui peuvent encore l’être. Outre la couleur de peau, il partage ce faisant avec son illustre homonyme d’église, sinon la périlleuse valeur du pardon, du moins une vraie intégrité morale. Quant au film, plus proche d’Harry Brown (alias Michael Caine), d’A Vif (avec Jodie Foster) et surtout du Hardcore (1979) de Paul Schrader, il ne saurait, dans cette exigeante optique-là, déroger au souci de réalisme que cultivent les amateurs éclairés de fantastique. Du Welz n’a-t-il pas tourné son 5e opus en 35mm, la longue focale aidant, au coeur poisseux des ghettos du La La Land et par -10° jusque dans une véritable morgue, entouré de 300 cadavres ? Très admiratif de Mel Gibson (« une sorte d’Antonin Artaud américain »), il lui a emprunté, aux côtés du sobre Chadwick « Black Panther » Boseman, vecteur d’empathie immédiate, la blonde Teresa Palmer de Tu ne tueras point (sa magistrale leçon de cinéma de 2016). Mais par quel autre paradoxe ses méchants s’imposent-ils presque davantage ? Pire qu’Alfred Molina, veule producteur pédophile, le Gallois Luke Evans (odieux Gaston de la Belle et la Bête) campe là un dentiste enjôleur et cupide qui vient compléter avec brio l’effrayante galerie de ses sadiques confrères à l’écran, Corbin Bernsen et Sir Laurence Olivier en tête.Le Mal, après tout, se traite par la racine.
  • C'EST TOUT POUR MOI (2016)
    Le titre de son premier film de commande n’en fait pas mystère : elle a mis beaucoup d’elle-même dans cette « success story » quasi autobiographique, la belle (et la Belge) Nawell Madani. Or l’alchimie s’avérant aussi complète avec ses partenaires (amateurs ou non) qu’avec son public (acquis d’avance), gageons que son aplomb pourrait bien, au cinéma comme sur scène, se muer en or. Voilà en effet un authentique personnage de conquérante qui s’économise d’autant moins qu’elle n’épargne personne – les bourreaux de travail pouvant seuls se permettre, sans doute, de se revendiquer féroces avec leurs victimes désignées, « diverses » de préférence, pour les égratigner, voire les heurter impunément. Ne pas écouter ses injonctions sur le plateau revenait à perdre le droit d’y revenir. Son nouveau statut de « boss » (sic), certes assistée d’un coréalisateur (le plus obscur Ludovic Colbeau-Justin, téléaste et ex-chef op de Hollywoo), ne s’était-elle pas épuisée jour et nuit à le mériter en suivant une formation accélérée aux U.S.A. et en bombardant de questions, captures d’écran à l’appui, maints techniciens aguerris ? N’avait-elle pas renoncé à son propre salaire pour tenir, en 5 semaines de tournage, son budget du même nombre de millions d’euros ? Lors de la fébrile avant-première de C’est pour moi à l’UGC CinéCité, le 19 octobre, un gamin maghrébin dissipé et tonitruant fit par ailleurs l’objet d’un fort efficace tir de barrage de l’impétueuse Bruxelloise, au demeurant Algérienne de cœur. Ainsi lui retourna-t-elle le judicieux reproche encaissé à ses débuts par Lili Benamar, son double cinématographique : « Avant de vouloir poser des questions, tu ferais mieux de commencer par apprendre à parler français » - allant pour sa part jusqu’à lui prédire, implacable : « Tel que je te vois et t’entends, dans un an, tu vends du shit sur le trottoir. » Pas plus amène en spectacle avec certains de ses coreligionnaires, elle risque et assume dans le film cette flèche cruelle décochée à une spectatrice voilée : « Musulmane ou cancéreuse ? » Elle ne s’y montre pas davantage complaisante avec le machisme lubrique en vigueur dans les clips de rap, ni avec le panier de crabes d’un Jamel Comedy Club à peine travesti (son célèbre patron étant campé par David Salles, l’adéquat humoriste de Tous ego, esclavagiste dans Case Départ !), où on se jalouse et se vole les vannes sans vergogne. Seule femme admise au sein de la troupe en septembre 2011, Nawell Madani en claqua la porte six mois après. Elle lui doit cependant sa vraie révélation publique : un fait que ce Rastignac au féminin ne saurait occulter et qui, au-delà de sa probable intégrité personnelle, trahit le volontarisme nécessaire, mais parfois dévastateur d’un tempérament aux antipodes de la trop velléitaire Maryline (Adeline d’Hermy), propulsée aussi par Guillaume Gallienne sur nos écrans de novembre. Energique à son exemple, le film, tantôt amusant, tantôt touchant, s’accommode habilement des clichés inhérents au genre. On y admire, comme dans sa vie qu’il retrace, la stoïque fillette brûlée au 3e degré par une marmite d’eau bouillante, l’allègre danseuse de hip hop qu’elle devient, puis sa courageuse détermination de Parisienne d’adoption, sa soif d’apprendre de ses rencontres, bonnes ou mauvaises, et de ses premiers échecs ; on la plaint plumée à la fourrière, un peu moins de se laisser berner par un enjôleur (rôle dévolu à son actuel compagnon, l’ex-footballeur Djebril Zonga !). On peine en revanche à l’absoudre quand elle « efface » sa mère du script et ment à son père sur ses études (l’ESSEC, allons donc !), puis le renvoie sans ménagement à ses pénates. L’injuste séjour qu’elle s’invente derrière les barreaux acquiert du moins une double fonction dramatique puisqu’elle y découvre en atelier (avec de vraies ex-taulardes et une mémorable Sonia Hell, dite « Chuck Norris » !), grâce à son maître François Berléand, sa vocation de star du stand up (art qu’il ne prise guère, paraît-il). En fait d’exigeant Pygmalion, celle-ci fréquenta plutôt, sans passer par la case prison, le Studio de coaching d’acteurs qui porte ce nom. Quant au comédien qui seul partage l’affiche avec elle, il comble l’ardent souhait de son papa, un fidèle admirateur. Dans le rôle attachant de cet artisan-taxi massif, rigoriste et protecteur, un débutant sexagénaire impose d’emblée en retour son humaine présence et sa justesse de ton : Mimoun Benabderrahmane. Choisi et instruit malgré lui par Nawell Madani, suite à la trahison de son chauffeur qu’il était censé remplacer, il finit presque par lui voler la vedette et s’apprête déjà à récidiver. C’est tout pour moi ? Pas si sûr, après tout….
  • CONTES ITALIENS (2015)
    Vagues réminiscences littéraires et scabreux antécédents cinématographiques obligent, on associe volontiers le Décaméron (1350-1355) de Boccace à la truculence la plus débridée quand il véhicule surtout, derrière ses accès de paillardise, l’humanisme et l’idéalisme amoureux de l’ami Pétrarque. Ces deux-là ne formaient-ils pas, selon l’illustre conteur, "une même âme dans deux corps" ? Belle osmose dont témoignent aussi, avec bonheur et retenue, les frères Taviani. Optant pour un dépouillement d’une autre sorte, les deux octogénaires ressaisissent donc l’essence de l’œuvre : loin d’y projeter leurs propres fantasmes, ils parviennent à en éclairer sans complaisance les diverses facettes. Ils n’y ont pourtant pioché, outre le prologue et le récit-cadre enfin pris en juste considération, que la bagatelle de cinq histoires (certes emblématiques) sur les cent qui la composent. Autant dire qu’il y aurait là matière pour eux à nous livrer un second florilège, comme ils s’y employèrent avec Kaos (1984) et Kaos II (1998), bouquets de "contes siciliens" empruntés à Luigi Pirandello ! Qu’on nous permette néanmoins d’en douter, étant donné leur âge et la valeur testamentaire de cette livraison italienne enracinée, non loin de la Mort galopante, dans le paisible et fragile Eden un instant reconquis de la verte campagne toscane qui les vit naître (Vittorio en 1929, Paolo deux ans après). Sur la péninsule plus qu’ailleurs, hélas, le petit écran a vampirisé, dévoré le grand, mais si les finances ont fondu depuis le somptueux Good Morning Babilonia (1987), leurs cosignataires prouvent qu’ils demeurent en pleine possession de leurs moyens artistiques. La longue et lugubre évocation de la peste qui avait anéanti, sous les yeux de Boccace, deux tiers de la population florentine en 1347 s’avère d’emblée poignante et très suggestive. Répartis avec parcimonie dans le désert mortifère d’une ville solaire et spectrale à la fois, figurants et petits rôles y conjuguent déjà en quelques saynètes terribles, des ruelles et des chambres aux charniers, une litanie complète de cas désespérés qu’ouvre, dans l’azur indifférent, le suicide muet d’un jeune homme du haut du campanile. Il suffirait seul à motiver la fuite complice d’une dizaine de ses semblables (sept filles et trois garçons), sains encore, vers l’utopie collective d’un vaste et riant lieu de villégiature inoccupé. Vers le réconfort de la fantaisie verbale aussi, sans autres émois permis que fictifs – la conjuration du Mal, proche vecteur de sourdes inquiétudes, passant par une parole ritualisée et quotidiennement relayée, de voix en voix, dix après-midi durant. On pourra reprocher au vénérable duo de ne plus prendre le temps ensuite de bien caractériser ses gracieux et si "rohmeriens" jouvenceaux, la figure littéraire récurrente de Fiammetta (Miriam Dalmazio) y compris. Au bain (qu’ils prennent pudiquement couverts dans un lac) comme au pain (qu’ils pétrissent alignés en liesse), leur vive harmonie quasi androgyne les distingue donc beaucoup moins que les fort singuliers protagonistes de leurs récits respectifs, incarnés il est vrai par la fine fleur du nouveau cinéma transalpin : Kim Rossi Stuart à contre-emploi (folâtre benêt Calandrino, persuadé par tous de sa soudaine invisibilité), Jasmine Trinca (jolie veuve trop exigeante) ou Riccardo Scamarcio (fougueux soupirant nécrophile d’une pestiférée qu’il ressuscite d’un baiser lascif).Chacun ses goûts : Visconti, De Sica et Fellini s’étaient librement appropriés les trois volets de l’opulent Boccace 70 (1962) ; Pasolini, lui, avait peint l’hédonisme lubrique d’un Décaméron (1971) dix fois débraillé ; pour leur 18e film, les Taviani ont choisi, a contrario, de servir en humbles enlumineurs tous les registres (tragique, burlesque, pathétique, cruel et iconoclaste) du livre et d’y mirer les rayons et les ombres, l’incertain combat d’Eros contre Thanatos. Mais un "film à sketches" se révèle toujours inégal et ce sont ici le premier et le dernier (issus des 5e et 10e "Journées") qu’aguerris à Goethe (Les Affinités électives, 1996) et Tolstoï (Le Soleil même la nuit, 1990), ils réussissent le mieux, les imprégnant d’un romantisme noir qui annonce Gautier.Plus subtils dans leur approche du fantastique que ne le sera Matteo Garrone avec son Conte des contes (d’après le Pentaméron posthume de Giambattista Basile), ils dressent, contre le chaos et les contagions néfastes de notre société, "l’inventaire du monde perdu" légué par Boccace (selon Claude Perrus) et restaurent, face à l’aliénante loi du profit, l’élan chevaleresque des idéaux d’antan.
  • UNE NOUVELLE AMIE (2014)
    Mieux (ou pire ? ) que l’interminable corps-à-corps saphique de La Vie d’Adèle : en guise d’ambivalent acmé du dernier opus d’Ozon : le coït interrompu, entre les draps de leur chambre d’hôtel, d’une épouse androgyne infidèle et d’un veuf travesti, copie conforme de feue sa copine d’enfance. Car il convient ici de préciser que, quelques semaines de deuil après la mort prématurée de Laura (une radieuse Isild Le Besco), vaincue par la maladie, Claire (Anaïs Demoustier, tour à tour grave et mutine, secrète et offerte) s’est trouvée « Une Nouvelle Amie » en catimini, la très coquette et maternelle Virginia (Romain Duris, toujours sexy et jamais ridicule) qui ne fait qu’une, sous sa perruque blonde, son maquillage, son trench et ses robes glamour, avec le père esseulé de Lucie, bébé de la défunte. La situation, pour le moins scabreuse, paraît vaillamment condenser toutes les mouvantes perversions propres à l’univers, miné et policé à la fois, du récent réalisateur de Jeune et Jolie (2013), lequel, par goût de l’ébullition autant que par fidélité de cœur à Fassbinder, ne cesse, « dans la maison », de semer ses fertiles « gouttes d’eau sur pierres brûlantes ». Quelque part entre la comédie de mœurs (un brin musicale, cela va sans dire) et l’élégie, le mélodrame funèbre et le potentiel brûlot sociopolitique, elle pourrait presque se résumer à cet échange de répliques entre ses deux partenaires de fugue consolatrice : « Lui : Tout enfant a besoin d’une mère. – Elle : Et d’un père. – Lui : Je fais les deux ». Ou encore, sur un mode plus espiègle, moins revendicatif, à cette jolie trouvaille balancée par la même Virginia : « On nous raconte que les garçons naissent dans les choux, les filles dans les fleurs. Eh bien moi, je suis né dans un chou-fleur ! » De quoi, certes, donner des boutons à Eric Zemmour et révulser jusqu’aux rieurs bien disposés de Gazon maudit… Quant aux amateurs de burlesques Cages aux folles, passez votre chemin ! Conçu pourtant par son brillant auteur – à l’entendre – comme une réponse pacificatrice aux « discours haineux » de la « Manif pour tous », ce prétendu « conte de fées » (l’épilogue ne laissant plus planer le moindre doute sur leur nature et leur fonction) viserait, selon lui, une étrange dimension universelle, en phase avec le décor délibérément dépaysant de sa banlieue cossue et pavillonnaire, sise au Canada. Transgenre surtout dans son esprit mal tourné que nous restons libres de ne pas épouser – au nom de l’amour et de la tolérance, mais au détriment de la morale (dont il n’a cure) – dans ses élans hédonistes et ses vénéneux vertiges. Chez cet éternel jeune homme (né en 1967), beau et BCBG en apparence, l’insolent pied-de-nez fait certes office de posture militante ; perdure cependant le paradoxe parfois irritant de la transgression normative dans son cinéma d’artiste obsessionnel qui s’ingénie un peu trop à brouiller les repères, à estomper, voire à violer toutes les frontières. Pas seulement entre le premier et le deuxième (ou le troisième ?) sexe, le vice et la vertu, la vérité intime et le travestissement : Une Nouvelle Amie, fantastique si l’on veut, nous invite en l’occurrence à rentrer « sous le sable », entre la vie et la mort, la nécrophilie et l’illusoire réincarnation, l’enfantement initial et la seconde naissance (au sortir d’un coma). D’emblée dérangeant et splendide, le film ne s’ouvre-t-il pas, en gros plan et en plongée muette, sur la confusion lumineuse d’un rite nuptial et funéraire ? Aux accents trompeurs de l’allègre Marche de Mendelssohn, le visage épanoui d’Isild Le Besco, les yeux clos, est apprêté, puis couronné de fleurs avant que ne se referme sur elle le couvercle blanc de son cercueil. Théophile Gautier eût célébré, deux siècles plus tôt, son rayonnement sépulcral et se fût délecté, ensuite, des lentes et douces caresses prodiguées à son corps d’ivoire, peu à peu découvert dans l’intimité blafarde de la morgue. Alfred Hitchcock ambitionnait, on le sait, de tourner les scènes d’amour comme des scènes de crime et vice-versa. Le maître anglais se trouve donc à bon escient convoqué, lui aussi, tout au long de cette « libre adaptation » d’une tragique nouvelle de Ruth Rendell, The New Girlfriend. Séduit à ses débuts par le texte de la non moins illustre Londonienne, François Ozon avait un temps projeté d’en tirer un court métrage qui par défaut deviendra Une Robe d’été (1996). S’il en a aujourd’hui évacué l’issue criminelle au profit d’une sorte de happy end faussement lesbien, son talent – incontestable celui-là – nous mène des prémices de Psycho (un jeune homme s’enferme en prenant, par intermittences, l’aspect d’une mère disparue) à la quête de Vertigo (une femme chérie est en apparence rappelée D’Entre les morts, pour reprendre le titre du roman de Boileau-Narcejac qui la fonde), la noirceur et la démence en moins. Car les grandes folles qu’on y découvre malgré tout resplendissent au shopping (Virginia ) ou sur une scène de cabaret transformiste (l’éblouissante Nicole Croisille – « Une Femme » ! – de Bruno Perard) et n’attentent à rien d’autre qu’aux « bonnes mœurs » (ou supposées telles). La fluidité narrative du cinéaste, très classique a contrario dans ses partis pris formels (et combien plus élégant, à maints égards, qu’Abdellatif Kechiche !), fait en outre merveille dès le premier quart d’heure : un flash-back tendre et touchant, lumineux et virtuose dans l’ellipse, , qui nous narre le « coup de foudre » amical de deux écolières, leur pacte « à la vie à la mort » dans les bois et la rencontre en boîte de leurs mignons conjoints respectifs (rajeunis à ravir pour l’occasion). En dépit de quelques longueurs, le spectateur le plus réticent succombera d’ailleurs sous les charmes conjugués de la belle photographie automnale de Pascal Marti (déjà chef opérateur de Jeune et Jolie), des thèmes sensibles du fidèle mélodiste Philippe Rombi, et, bien entendu, de l’étonnant trio d’interprètes central. Figure d’« arnacoeur » virile (et velue) par excellence, Romain Duris se rêvait femme depuis longtemps sur la toile : un vœu désormais exaucé. Par-delà ses camouflages anecdotiques d’Arsène Lupin (qu’il campa en 2004), il réussit là une composition pleine de grâce, de nuances et de maniaque précision, inventant, vingt ans après son émergence chez Cédric Klapisch, un « péril jeune » (ou peu s’en faut) d’une tout autre nature. Déchirés et aimantés par sa franche duplicité, Raphaël Personnaz (plus « féminin » que lui, a priori) et Anaïs Demoustier reforment quant à eux leur couple aimant et fragile du Quai d’Orsay (2013). Ils vacillent d’autant mieux que leur metteur en scène partage, à l’évidence, certains de leurs fantasmes les plus enfouis. Les cinéphiles attentifs sauront ainsi le reconnaître, silhouette barbue de spectateur lubrique s’aventurant à caresser les cuisses voisines de son acteur principal travesti, dans une salle d’art et d’essai. A l’écran, hors-champ devant eux, on identifiera peut-être aussi, par son irrésistible bande sonore, « la valse dans l’ombre » de Waterloo Bridge (version Mervyn Le Roy, 1940), mélodrame cher au réalisateur d’Angel (2007). « Auld lang syne » (en écossais : « Ce n’est qu’un au revoir »), laisse-t-il entendre pour un surcroît de douloureux plaisir à peine coupable. Il en plaisanta encore avec nous, lors de l’avant-première strasbourgeoise d’Une Nouvelle Amie : un autre comédien devait d’abord s’y coller, s’il avait su peloter Romain Duris avec une égale conviction ! Au générique, toutefois, on le cherchera en vain dans cet obscur « cameo » hitchcockien ; c’est qu’il s’y dissimule derrière François Godard – un patronyme qu’il n’emprunte pas au père de la Nouvelle Vague, son provocant confrère, mais à la jeune fille que fut sa mère….
  • AMERICAN SNIPER (2014)
    American Sniper, maintes fois Clint le fut à l’écran, en particulier dans l’un des derniers plans du Bon, la Brute et le Truand. Chasseur blanc, cœur noir aussi, façon John Huston. Et d’abord cow-boy, bien sûr, à l’instar de son ultime héros véritable, feu Chris Kyle (1974-2013), deux fois étoilé d’argent, dont l’identité rejoint, par une étrange coïncidence, le prénom de son fils le plus connu, contrebassiste de jazz qui l’escorta gamin en Honkytonk Man. Pan dans le mille, donc, qu’on s’en offusque ou non ! Car si le cinéaste octogénaire enfin raffermi est revenu quasi bredouille de la course aux Oscars (une seule statuette obtenue de plein droit pour le meilleur montage sonore), son 34e long métrage constitue pourtant, selon nous, le meilleur qu’il ait signé – en tout cas, le plus "eastwoodien" (à savoir âpre et ambigu, sans illusions ni concession) – depuis L’Echange en 2008. L’absurde polémique qu’il n’a pas manqué de susciter au sein de l’intelligentsia américaine, puis européenne, pourra surtout rassurer ses admirateurs de la première heure, après trop d’œuvres consensuelles (Invictus) ou inoffensives (Jersey Boys). Occultant l’implacable honnêteté de son propos (confié à Jason Hall, l’adéquat scénariste de Paranoïa, d’après l’autobiographie du protagoniste), elle révèle en outre, chez certains critiques, le poids des préjugés recuits et l’impasse d’une sensiblerie obtuse commodément déconnectée du réel. Or point de message belliciste, ni d’impérialisme triomphant dans le parcours foudroyé, torturé, tristement exemplaire, aussi patriotique que mortifère, de cette "légende" texane contemporaine, forte du plus imposant tableau de chasse de l’histoire militaire des Etats-Unis (255 victimes revendiquées en mille jours sur le sol irakien, dont 160 inscrites au compteur du Pentagone). Qu’importe d’ailleurs si "sa" guerre à lui, voulue par George W. Bush, fut la désastreuse erreur politique que chacun admet aujourd’hui ? "Libertarien" parmi les Républicains, Clint Eastwood se garde ici de toute vaine leçon et s’intéresse davantage aux soubresauts de la conscience humaine qu’à ceux de l’Histoire, à la fierté d’une âme meurtrie qui refuse de se perdre qu’au spectacle complaisant des larmes et des combats extérieurs. La résolution un instant tétanisante du dilemme posé par la séquence initiale, qui coïncide avec le baptême du feu, s’avère d’emblée emblématique d’une morale de l’urgence : celle du choix souvent terrible, mais nécessaire, que la stratégie de victoire impose au tireur Chris Kyle comme au décodeur Alan Turing dans The Imitation Game. Entre la vie d’un enfant ennemi quand il brandit une énorme grenade et le salut de dix frères d’armes adultes, comment hésiter ? Et parce qu’il s’agit là de son coup d’essai, le doigt crispé sur la détente, le sniper prend néanmoins le temps d’attendre, de s’offrir, ainsi qu’à sa cible, la grâce toute humaine de ce sursis presque toujours inutile (un autre môme dans le viseur, plus tard, renoncera de justesse à son attaque). Nous y gagnons pour notre part l’indispensable mise en perspective immédiate d’un long flash-back narrant ses années de formation au cœur d’un Texas rural, pieux et conservateur, depuis l’apprentissage précoce de l’affût (fusil en bandoulière dès sept ans) jusqu’au très rude passage obligé du camp d’entraînement pour Navy Seals (l’acronyme de "Sea, Air, Land") et au mariage avec une jolie voisine de bar, six semaines avant la première des quatre missions où il s’illustrera. Une conception moins manichéenne que tripartite du monde s’y affirme par la voix de son père qui distingue les moutons et les loups, également peu enviables, des chiens de berger auxquels on se doit, quoi qu’il en coûte, d’appartenir. Fidèle à sa vision et révulsé par celles des attentats anti-américains (contre une ambassade en Tanzanie et, trois ans après, le World Trade Center), Chris Kyle en déduira, trop hâtivement peut-être : "Je veux protéger mon pays parce que c’est le meilleur". Non sans confier ensuite à son propre garçon : "C’est une chose grave d’arrêter un cœur qui bat", qu’il appartienne ou non à un prétendu "sauvage" (terme en l’occurrence plus souvent exact, hélas, que malencontreux). Et là réside, dans l’abîme béant entre ces deux assertions, l’entière complexité de l’ex-Maître de guerre (1986), aujourd’hui pacifiste autoproclamé ; du réalisateur qui s’assimilait en 1992 à "celui qui agite le drapeau et continue d’encourager ses troupes à prendre d’assaut la colline". Un homme est parti au front, à plusieurs reprises, et sans remords il en est revenu chaque fois un peu plus absent, taiseux, détruit de l’intérieur, le regard d’un autre bleu, passé de l’azur à l’acier. Deux approches distinctes du genre, deux registres opposés s’interpénètrent ainsi dans la seconde partie du film, frisant par moments la redondance : la rage confuse des combats de rue (parmi les gravats ou sur les toits de Ramadi, Falloudja et Sadr City) rappelle furieusement La Chute du faucon noir de Ridley Scott à Mogadiscio ou, plus proches, les Démineurs conduits à Bagdad par Kathryn Bigelow, tandis que ses séquelles post-traumatiques dans la vie civile convoquent, de façon plus inattendue, Le Retour de Hal Ashby, Né un 4 juillet d’Oliver Stone, Les Jardins de pierre de Francis Ford Coppola, voire L’Echelle de Jacob d’Adrian Lyne. Mais Clint Eastwood aurait-il mis en images les mémoires de son "héros national" déjà controversé (coécrits avec Scott McEwen et Jim DeFelice) si celui-ci ne s’était pas mué en personnage absurde et, de ce fait, plus dévastateur encore, abattu au Texas, sur son champ de tir, par un Américain ? Pis que cela : par un Marine détraqué de 25 ans, Eddie Ray Routh, qu’il espérait pouvoir réinsérer, protéger de lui-même et qui vient d’être condamné le 25 février à une réelle et incompressible perpétuité. Aperçu auparavant dans Jersey Boys, l’étrange Vincent Selhorst-Jones lui prête, sans mot dire, sa frêle silhouette sous le regard appuyé, presque inquiet de l’excellente Sienna Miller (l’épouse à fleur de peau de sa victime), au terme de l’avant-dernière séquence du film. Par contraste avec les nombreux combattants tués sous le fidèle objectif de Tom Stern, l’assassinat nous sera cette fois épargné au bénéfice de la longue procession funèbre (320 kilomètres d’une route bordée d’admirateurs et de bannières sous la pluie) et de la cérémonie d’adieu solennelle au Cowboys Stadium d’Arlington (Texas), pendant le générique de fin. Le choix de pareille ellipse acquiert à l’évidence une aussi puissante valeur que celle, prémonitoire, du contrechamp ralenti qui l’introduit. Pour conserver intact son statut légendaire, sa pleine dignité reconquise d’homme et de "champion", le défunt devait rester debout dans notre esprit et mieux nous faire accepter sa symbolique ascension finale. Il était impensable d’inverser les rôles, de s’en tenir à l’ironie du sort et de compromettre, par le spectacle d’une exécution infondée, la possible rédemption du sniper vertueux. On ne scrute pas impunément un être qui tombe, sans raison acceptable de le faire, même dans l’univers très à part du western auquel, par plusieurs pistes imprévues, ce biopic maussade et quasi testamentaire nous ramène.Issu cabossé du rodéo, tel Bronco Billy en 1980 (l’opus favori du réalisateur, précisons-le), et prompt à dégainer son colt chez lui, par jeu, pour s’y croire encore un peu, Chris Kyle voit sa tête mise à prix (180 000$) en territoire hostile où il traquera jusqu’au distant duel final (une "amère victoire", selon Nicholas Ray), niché derrière les cibles de hasard, son double adverse, le tireur d’élite Mustafa (un ex-athlète olympique campé en silence par l’acteur égyptien Sammy Sheik). Et c’est une mort emblématique de "gunfighter" qui l’attendra au pays sans crier gare : celle de Gregory Peck dans l’épure homonyme de Henry King en 1950 (La Cible humaine ou L’Homme aux abois, au choix des Français), victime "gratuite" d’un jeune émule névrosé du même acabit. Notons aussi que le film s’achève sur la poignante trompette d’Ennio Morricone – le solo de "The Funeral", morceau emprunté à Un Pistolet pour Ringo (1965) de Duccio Tessari. Le cinéphile nostalgique se trouve alors d’autant plus ému que le grand compositeur italien, jamais employé par Clint Eastwood, ne l’avait plus suivi à l’écran après Sierra Torride (1970) de Don Siegel. Et cet air-là résonne fort, en l’occurrence, dans les derniers instants endeuillés d’un film sec qui – fait assez rare pour être souligné – préfère substituer à la musique (hormis le discret "Taya’s Theme", écrit par le cinéaste) un remarquable travail sur le son (entre détonations et grondements d’une très enveloppante tempête de sable), orchestré depuis Invictus par l’ingénieur (et ici unique lauréat) Bub Asman.Absent à l’image, le vaillant patron de Malpaso aurait su jadis parfaitement endosser l’uniforme de son personnage principal, intrépide et déterminé : souvenons-nous de Quand les aigles attaquent (Brian G. Hutton, 1968)… On s’y figurait moins Bradley Cooper, engagé là dans un Very Bad Trip d’une tout autre nature ! Soumis à un régime fortifiant de 6000 calories quotidiennes, il semble cependant rivaliser de vigueur avec son modèle dont il s’est imposé d’adopter, sobre, intense et comme dépossédé de son avenante allure familière, les traits sévères et la massive carrure. A 84 ans, son metteur en scène paraît quant à lui fermer la boucle par procuration : n’avait-il pas fait ses premières armes devant la caméra dans le même corps pour Francis in the Navy (1955) d’Arthur Lubin ? Mais pas une once de comique troupier au menu d’American Sniper qu’assombrit plutôt la gravité croissante d’un combat douteux et sans issue. Michelle Obama, impartiale et lucide dans son soutien au film, y a perçu "un reflet juste de ce qu’endurent les soldats tentant de trouver l’équilibre entre l’amour pour leur famille et pour leur pays". Actualité oblige, certains signes en revanche nous y interpellent, plus dérangeants au fond que le sang versé et la paranoïa à peine contenue : l’appel du muezzin qui d’emblée s’élève au-dessus du sigle noir et blanc de la Warner Bros, la casquette floquée "Charlie" du soldat Chris Kyle (stupéfiant détail prophétique), ce "Boucher" irakien (des Marines et des siens) demeuré insaisissable, cette Amérique brutale et volontiers vulgaire qui, gangrénée par les deux maux complémentaires de la bigoterie et du "politiquement correct", se condamne à fabriquer ses propres monstres. De ce pays qu’il aime pourtant profondément et qu’il représente, après John Wayne, mieux que tout autre, Clint Eastwood semble ici se demander s’il vaut encore la peine d’être protégé – et sauvé. A quel prix surtout et pour quel illusoire ou durable bénéfice ?
  • SAINT LAURENT (2014)
    Pléonasme ou paradoxe ? Des effets de mode il y en a dans ce second portrait résolument hanté – et non « homologué » cette fois – du couturier Yves Saint Laurent (1936-2008), saisi en glorieux « damné » (viscontien) du révolu déjà décadent et de la spectrale permanence : le refus de la chronologie (bousculée à loisir entre l’enfance empreinte de gravité et l’immature agonie), l’emploi ponctuel du split screen depuis peu réactivé, la complaisante nudité frontale (qui ferait presque de l’étalon Ulliel, aussi féminisé soit-il, un sérieux rival pour Rocco Siffredi), les interminables scènes de clubbing ou encore le très éclectique patchwork d’emprunts musicaux qui mêle Jay Hawkins à la Callas, le Velvet Underground au Bel Canto de Puccini et Giordano. Loin d’indisposer, pourtant, ils trouvent leur pleine légitimité dans l’œuvre d’art libre et hautaine ourdie d’abord, puis ajustée de main de maître par Bertrand Bonello, contribuant même à son étrange et vénéneux pouvoir de fascination. Une datation claire en surimpression nous préserve en effet de tout excès d’égarement ; le choix des airs nous transporte là où il le faut, quand il le faut ; le vif morcellement de l’écran, lors du défilé d’adieu, s’apparente à du Mondrian (ultime acquisition de son ordonnateur) ; la sensualité trouble inhérente au personnage et à son petit monde d’esthètes en perdition nous enveloppe d’un habile maillage de sidérantes épiphanies successives. Pas plus que l’illustre fêtard affalé, le spectateur n’oubliera ainsi les premières apparitions noctambules de l’emblématique mannequin Betty Catroux, sa « sœur jumelle » (sic), en piste Chez Régine, ni de Jacques de Bascher, dandy délétère emprunté à Karl Lagerfeld. Si ce dernier brille par son absence à l’image (dans le Yves Saint Laurent de Jalil Lespert, c’est Nikolaï Kinski, fils de Klaus, qui lui prêtait son accent et son ténébreux mystère), Louis Garrel , lascif, moustachu et gominé, campe son amant avec un aplomb très wildien, façon Dorian Gray. Mais, au nombre somme toute restreint des ensorcelants intimes du créateur, la vraie révélation n’en demeure pas moins Aymeline Valade (vue seulement dans Riviera d’Anne Villacèque, il y a près de dix ans !), dont la blondeur secouée de liane un peu rêche supplante la ronde excentricité baba de Léa Seydoux, en charge de l’égérie Loulou de la Falaise. Parfaites dames de cœur l’une et l’autre, elles existent ici beaucoup mieux que Marie de Villepin et Laura Smet, qu’on se remémore à peine sous les oripeaux précédents des mêmes modèles d’exposition.Nous n’en dirons pas autant, hélas, de l’indispensable Pierre Bergé de Jérémie Rénier. Affligé sans doute d’une teinture trop voyante et d’une ressemblance très approximative avec l’homme d’affaires, l’acteur, loin de renouveler le stupéfiant miracle mimétique de Cloclo, manque d’épaisseur et d’entregent, de cette autorité naturelle, de ce stoïcisme inquiet et meurtri qu’avait su si bien distiller Guillaume Gallienne avant lui. Le point de vue a certes basculé, contournant sans vergogne (besoin de liberté oblige) l’irascible gardien du temple, narrateur de la version décrétée « officielle », au bénéfice exclusif de l’artiste, de ses visions (jusqu’aux hallucinations serpentines de sa toxicomanie, proches de celles d’Yves Montand alité en plein Cercle rouge), de ses joies passagères et de ses lancinants tourments. Nulle idéalisation du sujet, toutefois, pas plus qu’un quelconque souci d’exhaustivité, et en cela les deux films quasi concomitants se rejoignent, dans les hauts comme dans les bas d’une trajectoire bornée ou presque à ses deux versants les plus abrupts, de 1967 à 1976 – chiffres en eux-mêmes révélateurs d’une fort symbolique inversion. Face aux envoûtants vertiges de l’authentique chef d’œuvre de Bertrand Bonello, il convient d’ailleurs aujourd’hui de ne point mésestimer, ni occulter les mérites du meilleur film de Jalil Lespert, cinéaste adoubé à juste titre, quoique plus méticuleux et didactique que possédé par les beaux excès de fièvre propres à Saint Laurent. L’audacieux réalisateur de L’Apollonide et du Pornographe (qui laissaient craindre à tort un surcroît de voyeurisme) n’omet pas, au demeurant, le travail ingrat, souvent tendu, des petites mains (tandis que résonnent, tard le matin, les vocalises lyriques dans les appartements de leur exigeant et lunatique patron) et les épineuses tractations financières avec les partenaires américains (en atteste une curieuse et assommante séquence assise de ping-pong verbal masculin comme arbitrée par une impassible interprète).Mais son dessein est d’une autre nature. Quoi d’étonnant alors si, à l’exemple du créateur en ses miroirs de verre et de chair, il paraît se démultiplier derrière son ouvrage de grande ampleur (deux heures et demie tout de même !) dont il cosigne musique et scénario (avec Thomas Bidegain) ? Il s’y attribue également, dans un épilogue troublant de réalisme magique, le rôle d’un journaliste deLibération. Perdu solitaire à la jonction de deux somptueux univers pareillement évanouis, son Yves Saint Laurent se féconde et se fuit lui-même en changeant de visage et d’identité. Fasciné par le tableau refuge de la chambre de Marcel Proust jusqu’à en reproduire chez lui le décor, il devient Swann, son nom de client reclus quand il en prend une autre à l’hôtel. Deux acteurs enfin se confondent en lui, à treize ans d’intervalle, de vie gommée, de déchéance par le tranchant cruel de l’ellipse soudain accélérée. Le premier s’y dissimule avec une grâce inespérée : c’est, plus habité encore que Pierre Niney, Gaspard Ulliel, extraordinaire de justesse, béant tel un trou noir d’insondable et magnétique intensité. Le second en ressurgit au terme d’une longue éclipse, d’une comparable dérive aussi : il s’agit du déjà légendaire Helmut Berger (doublé par le précédent), dont le choix, inattendu et tellement évident à la fois, relève du coup de génie. « Je suis le dernier », susurre-t-il, impérial, comme pour lui-même, tout en se regardant jouer, jeune acteur des Damnés sur sa petite télévision en noir et blanc. Un constat funèbre qu’il importe malgré tout de nuancer, au vu du travail accompli par Bonello : professeur à la FEMIS, le Niçois d’origine italienne s’y souvient en sa compagnie des capiteuses splendeurs de Luchino Visconti qu’il exalte et ressuscite, avec une pensée, en passant, pour Pasolini. Ne convoque-t-il pas au surplus, dans le rôle trop bref de l’altière Lucienne Saint Laurent (la mère d’Yves), une autre revenante, la Dominique Sanda de Violence et Passion (et, chez Vittorio De Sica, du Jardin des Finzi Contini) ?La Croisette, malheureusement, ne vibre plus aux mêmes influx, elle qui avait accueilli Le Guépard, en son temps, avec tout le faste qui lui était dû, le couronnant d’une Palme d’Or incontestée. Un demi-siècle plus tard, elle ne s’est guère montrée sensible à son héritier direct et singulier. Manquait-il quarante-six minutes de plus à son métrage, pourtant généreux ? Sans doute ne lui eussent-elles pas suffi pour l’emporter sur le très théâtral (et cérébral) Winter Sleep, garant d’assoupissements fédérateurs. Du moins Hollywood lui offre-t-il une indéniable seconde chance puisque Saint Laurent y représentera la France aux Oscars, tout naturellement.
  • LA RANÇON DE LA GLOIRE (2014)
    Le capitalisme sauvage qui, en misant sur la mondialisation, sans vergogne épuise la planète préfère nous vanter l’atout supposé de la « mobilité ». Or c’est aussi parce que le vagabondage ne connaît, comme la misère, point de frontières, qu’un beau jour d’hiver ces deux-là en substance avant nous se sont dit :
    « Je suis Charlie ».
    Mais qui donc ? Les deux anti-héros, pathétiques autant que parfois drolatiques, du sixième long métrage de Xavier Beauvois, précisément sorti ce 7 janvier, et leurs assez lointains modèles d’une réalité helvète moins paisible et ripolinée qu’on ne veut d’ordinaire nous la vendre. Deux hommes et un seul dieu, cette fois, universel et laïque, descendu de l’écran dans la tombe d’un plus doux exil que le leur : Charles Spencer Chaplin, mort le 25 décembre 1977, âgé de 88 ans, à Corsier-sur-Vevey, dans le bien nommé Manoir de Ban (investi, le temps de quelques scènes, par l’équipe du film – un gage de confiance valant estampille), son futur Musée (ouverture prévue au printemps 2016). Définitivement mis en boîte, donc, puis déplacé contre son gré comme si souvent il le fut – ironie du sort – dans la vraie vie et la fausse, lui l’emblématique Emigrant (dès 1917), tour à tour glorieux hôte anglais et proscrit « black-listé » d’Hollywood. A la figure éternelle du brave débrouillard sans le sou, de l’exclu du Rêve Américain, à l’idéal « ami » des moins que rien, ses soi-disant semblables d’infortune n’étaient-ils pas en droit, devant le refus obstiné (et trop lucide, peut-être) des banquiers suisses, de faire un « emprunt » à moindres frais, de le lui arracher plutôt en déterrant son cercueil pour l’enfouir un peu plus loin, sous un champ de maïs, et réclamer à sa riche famille le prix exorbitant de la consignation ?
    On avait bizarrement presque oublié ce sordide et macabre fait divers qui tint l’opinion en haleine, plus de deux mois durant. Volé le 1er mars 1978, le cadavre du grand petit homme de La Ruée vers l’Or (1925) fut retrouvé, non sans tâtonnements cocasses, le 17 mai suivant, après l’arrestation des coupables imprudents : le réfugié polonais Roman Wardas (24 ans) et son complice bulgare Gantcho Ganev (38 ans), deux mécaniciens auto désireux de s’offrir un garage. Sur ce lamentable duo de « profanateurs de sépulture », a priori peu sympathiques (surtout pour un cinéphile), l’acteur-réalisateur chti du Petit Lieutenant (2005) a eu la belle et assez audacieuse idée de bâtir, avec son coscénariste Etienne Comar (nommé aux César en 2011 pour Des Hommes et des dieux, leur commun triomphe, et coproducteur, l’année dernière, de Timbuktu), un conte de Noël moderne, très moral en définitive et parfaitement en phase avec son humanisme compassionnel.
    Aussi nos deux complices de plume se devaient-ils de prendre, pour la bonne cause, quelques libertés qu’on leur pardonnera d’autant plus volontiers que l’illustre « corps du délit », par divers autres biais ici exhumé (et célébré), y eût sans peine consenti. « Modernes » en effet, les « temps » changent et l’immigration qu’ils génèrent, de même : comme Merckx, Eddy (un Benoît Poelvoorde amaigri, terreux, maniaco-dépressif en diable) est belge ; Osman (le fidèle Roschdy Zem, droit et déchiré) algérien et on découvre que le premier a jadis sauvé le second (qui l’abrite désormais) de l’incendie de leur foyer grenoblois. A l’un, célibataire, l’initiative du forfait fin décembre anticipé (triste féérie oblige !), partant le rôle du « cerveau » tordu (celui d’un avide lecteur miné par la gamberge)) ; à l’autre, papa d’une fillette finaude (et honnête travailleur pauvre), son mobile qu’il convenait dès lors d’anoblir, presque de sanctifier : l’onéreuse opération de la hanche qu’espère subir son épouse (Nadine Labaki, toute en retenue) pour quitter son lit d’hôpital et refaire des ménages. De l’égarement temporaire à la rédemption artistique ou morale de ces deux authentiques « charlots » (parole d’avocat), la comédie sociale lorgne ainsi vers le mélodrame, si cher également à leur homonyme, sans jamais s’y abîmer. La « rançon » de son titre s’y entend au propre et au figuré, telles Les Portes de la Gloire que le même Poelvoorde, VRP bien membré, avait franchies en 2001 devant la caméra de Christian Merret-Palmair.
    Mais ce sont d’abord les classiques de Chaplin que ce film convoque, naturellement : The Cure (1917), un court « vu à la télé », et deux chefs-d’œuvre en filigrane, Limelight (1952) pour son duo de clowns branlant et sa ballerine un temps paralysée, The Circus (1927) pour sa romance fragile du clown et de l’écuyère (campée à Vevey par Chiara Mastroianni). Outre sa facétieuse danse d’anthologie (le twist libérateur du duo en cuisine), il s’offre par ailleurs une fastueuse B.O.F. où alternent les thèmes irrésistibles du maître et les tonitruantes envolées d’un Michel Legrand ragaillardi, semble-t-il, par sa fraîche union nuptiale avec Macha Méril (qui prend la voix d’Oona au téléphone). Se joignent enfin à la foireuse parade : Peter Coyote en vedette américaine (juste après On a marché sur Bangkok d’Olivier Baroux) dans l’emploi d’un sourcilleux secrétaire (très) particulier et, pour quelques tours de piste, l’ami Olivier Rabourdin (promu médecin), Marilyne Canto (son assistante), Philippe Laudenbach (procureur « shakespearien »), Louis-Do de Lencquesaing (ardent défenseur) ou Arthur Beauvois, policier et fils de Xavier. Eugène Chaplin (61 ans), celui du défunt Charles, et sa nièce Dolores (38 ans), dans les petits rôles respectifs de l’intendant du cirque et de l’actrice Geraldine Chaplin (sa tante), fournissent l’imparable double caution familiale du projet tendrement mené à l’ancienne, sans effets inutiles, par leur metteur en scène.
    Au risque de s’enliser quelquefois un peu, celui-ci en revendique la désuète lenteur rythmique jusqu’au ralenti clownesque répété d’un pugilat circassien opposant Benoît Poelvoorde grimé à son partenaire de vocation Roland Noirjean, travestis en mafieux rigolos. Médiocre Monsieur Loyal derrière eux à l’écran, il renoue du reste avec le mot « FIN » - un signe qui ne trompera que les spectateurs impatients de quitter la salle et privés ainsi, après le générique, de sa scène muette la plus burlesque (et chaplinesque ?) : le déboulonnage et le vol fictif, par trois autres lascars, de la statue de Charlot (signée John Doubleday en 1982) au bord du lac Léman. Mais qu’on ne s’en formalise pas davantage puisque l’hommage au prodigieux disparu s’avère tout du long manifeste et son legs artistique presque aussi encombrant, en définitive, que sa dépouille.
    Humble et sensible, voici donc un bon film, faute de mieux. On l’eût en effet espéré grand, à l’aune de son sujet, dans le sillage perdu des paraboles sublimes de Frank Capra (La Vie est belle) et Vittorio De Sica (Miracle à Milan). Or un fossé toujours se creusera entre le talent et le génie, les hommes et les dieux.
  • MADAME BOVARY (2014)
    Si toute l’ironie flaubertienne du roman et nombre de ses grands moments attendus manquent hélas, sans raison, à cette 15e adaptation faussement fidèle de Madame Bovary, les personnages secondaires y gagnent en épaisseur et l’anti-héroïne en troublante modernité, installant le film, aussi bancal qu’elle, entre la trop illustrative copie scolaire de Claude Chabrol (1991) et le vertigineux chef-d’œuvre de Vincente Minnelli. (1949).
    La séquence initiale (resservie à la fin), inutilement instable et proleptique, laisse d’abord présager le pire pour le spectateur comme pour le personnage éponyme, tant elle rappelle l’affiche de sa précédente désincarnation, opérée par Isabelle Huppert : face caméra, une femme aux abois titube sur un chemin creux tapissé de feuilles mortes, puis s’affaisse, morte empoisonnée.
    Mais pourquoi diable ce suicide rapide et solitaire en plein air, quand Gustave Flaubert en étirait au lit, toute une nuit, l’atroce agonie accompagnée ? Et pourquoi donc avoir fait la peu crédible économie de la maternité d’Emma et celle, impensable a priori, de l’enivrant bal à la Vaubyessard (remplacé par une chasse à courre farcie d’indigestes connotations sexuelles)? Pourquoi l’escamotage des Comices agricoles, l’ellipse de la rencontre avec Charles (un fringant moustachu campé par le très Anglais Henry Lloyd-Hughes dont on peine à admettre la rigide insignifiance) et plus seulement de l’enfance, puis du décès de celui-ci, ou la bienveillante approche du pharmacien Homais en apôtre du progrès ? Son rôle en étrange retrait déçoit d’autant plus qu’il s’avère tenu par Paul Giamatti, la vedette, dans son propre rôle, d’Ames en stock (2010), premier des deux longs métrages de la réalisatrice toulousaine.
    Toujours secondée par son mari, le chef opérateur Andrij Parekh (aux images maussades jusqu’à l’inconfort), et cosignataire du script avec l’intriguant Felipe Marino (scénariste de The Woods, Méliès d’Argent au FEFFS 2015), Sophie Barthes affirme ainsi, à ses risques et périls, la singularité de son libre regard de voyageuse sur un roman qu’aucune autre n’avait osé aborder avant elle, hormis, l’an passé et d’indirecte façon (par le biais de Posy Simmonds), Anne Fontaine avec Gemma Bovery. Nous lui préférons certes la mise en perspective du retentissant procès de son auteur qu’interprétait, à la barre, James Mason dans sa version minnellienne, mais il serait injuste de sous-estimer, par réflexe de crispation, les résonances et les qualités propres de cette nouvelle Madame Bovary anglophone (fille du Belge Olivier Gourmet !) que, bien après l’inégalable Jennifer Jones, ses robes somptueuses (car nécessairement ruineuses) – signées Christian Gasc (Les Adieux à la Reine) – suffiraient déjà à rendre séduisante.
    "Scarlett, si possible", titrait Katherine Pancol en 1985. Et coquette "provinciale" prise au piège fatal du "divertissement" pascalien plutôt que nunuche ultime du romantisme finissant (que personnifie façon Gonzague Saint-Bris, dans le rôle sublimé du jeune clerc Léon Dupuis, le ténébreux Ezra Miller), elle fait vite écho pour nous à une "desperate housewife" sans fortune ou à une de ces acheteuses compulsives harponnées par le Frédéric Beigbeder de 99F. "Vous restez debout sous un pommier à vouloir humer des oranges", lui dit, lucide, un Marquis qui ne fait qu’un avec Rodolphe et le Vicomte (Logan Marshall-Green, protagoniste de The Invitation, Octopus d’Or au FEFFS 2015).
    La force du film résidera donc dans la fascination vénéneuse qu’y exerce le boutiquier Lheureux sur l’épouse recluse d’un piètre médecin de campagne : "Si seulement il me battait, j’aurais une raison de le haïr", soupire-t-elle, frustrée de ses rêves clinquants de princesse. A la belle qui vivote et pianote, le mielleux tentateur va ouvrir la porte d’une autre dimension de la vie, celle de "La Mode de Paris", magique enclave au sein du morne village d’Yonville (recréé à Sainte-Gauburge, en Basse-Normandie), puis la ferrer dans sa prison petite-bourgeoise par des revues et des échantillons de tissu, la damner jusqu’à ce que mort s’en suive. Car le pacte tacite entre eux était pipé, bien sûr, et le Gallois Rhys Ifans, magistral, se montre ici diabolique à souhait devant l’Australienne Mia Wasikowska (26 ans), brunie, fébrile et subtilement expressive dans un registre et des atours désormais coutumiers (après Jane Eyre et l’Edith Cushing de Crimson Peak).
    Telle l’araignée qui, le temps d’un plan, investit le bouquet de la mariée, cette allégorie porte un nom : crédit à la consommation. Et, chez Sophie Barthes, Flaubert pourrait cette fois nous alerter : "Madame Bovary, c’est toi."
  • PROXY (2013)
    Une demi-douzaine de films nécessairement délirants avaient déjà narré les prétendus exploits du fameux Baron de Munchhausen, cet authentique Tartarin teuton du XVIIIe siècle dont les craques furent d’abord consignées par Gottfried August Bürger, professeur à l’Université de Göttingen, puis traduits en français par le fils de Théophile Gautier (qui avait de qui tenir), avec le précieux concours graphique de Gustave Doré. On dénombre ainsi, avant la belle composition de feu John Neville pour Terry Gilliam en 1988, deux longs métrages dus à Karel Zeman (1962) et Josef von Baky (1943), autant de courts muets (signés Georges Méliès et F. Martin Thorton) et un film d’animation de Jean Image en 1977. Mais aucune œuvre cinématographique n’avait encore, à notre connaissance, exposé les lourds dommages induits par le syndrome – d’ailleurs moins familier – qui porte son nom. Ce trouble mental potentiellement criminogène s’avère pourtant propice à de cruelles et fort efficaces manipulations puisqu’au-delà de la trop commune hypocondrie (davantage objet de comédie depuis Molière), il se manifeste par la simulation des symptômes d’une maladie dans le seul but d’appâter le corps médical. Mieux que les ressorts et les effets désormais usés de la schizophrénie ou de la paranoïa (vraie ou fausse), il participe aussi d’une très actuelle pandémie psychique prophétisée par Andy Warhol : en réaction à la déshumanisation galopante d’une société hyper-compétitive où l’excès d’images masque mal la carence de vraie reconnaissance, cet irrépressible besoin de devenir plus visible qu’on ne l’est, d’aller jusqu’à vendre son âme au prix du fugitif reflet qu’on veut moirer de soi, par exemple, dans les cercles démoniaques de la télé-réalité ou de la rubrique des faits divers. Proxy lui confère même une acuité plus atroce en désignant sa vertigineuse variante, également appelée Syndrome de Meadow, qui a pour inconvénient supplémentaire d’exercer ses ravages par procuration. Le mot, un abrégé de « proximity » issu du jargon juridique, désigne par ailleurs un mandataire, un fondé de pouvoir, et les cinéphiles pourraient ici tout d’abord se méprendre en l’associant à Hudsucker, l’homme de paille candide joué par Tim Robbins en 1994 dans la fable « capraesque » du Grand Saut, le film le plus injustement méconnu des frères Coen. Nul idéalisme, en effet, dans le thriller clinique de Zack Parker qui eût pu jadis alimenter Les Dossiers de l’écran, s’il n’était à ce point sanglant et dérangeant ; tout au plus y trouvera-t-on, en épilogue, un goût partagé pour la satire corrosive (de l’opportunisme mercantile) et l’humour (très) noir. La démarche rigoureusement naturaliste (au sens où Zola l’entendait) et l’esthétique hélas assez télévisuelle du cinéaste apparenteraient plutôt son quatrième long métrage à l’épisode homonyme (IV, 2) de la série « médicale » américaine de David E. Kelley, Chicago Hope, dont le titre français, La Vie à tout prix, prend cette fois, malgré une scène gore de césarienne, au début, une dimension beaucoup moins chirurgicale qu’existentielle. Comme John Waters à Baltimore, Stephen King à Portland et Martin Scorsese ou Woody Allen, autrefois, à New York, le réalisateur de Scalene (2011) demeure en outre fidèle à sa ville de Richmond, où il naquit en 1978 : une bourgade de l’Indiana qu’au-delà des tourments qu’il y sonde, des abîmes qu’il y creuse, nous éviterons de confondre avec la capitale de la Virginie, vouée au souvenir d’Edgar Poe. Venu présenter Proxy hors compétition, dans la section « Crossovers » de la 6e édition du FEFFS (le Festival du Film Européen de Strasbourg), en septembre dernier, son loquace et passionnant maître d’œuvre l’avait cependant volontiers confessé : « Je suis fasciné par l’observation de gens meurtris, perturbés » - et pas un des membres de son « trio infernal » féminin qui n’échappe à ce lucide diagnostic. D’abord paradoxalement omniprésente (du plan initial de son échographie au ralenti grand-guignolesque de son exécution dans une baignoire aspergée d’hémoglobine), la première à entrer en piste sera aussi, contre toute attente, la première à en sortir, déstabilisant un peu plus le spectateur déjà éprouvé – et ce de la même façon que le mémorable assassinat de Janet Leigh, la star de Psychose, sous la douche du Motel Bates (autre pièce d’eau !) ou que, cette année, la violente mort prématurée de l’iconique Ryan Gosling au cœur de The Place beyond the pines. Or le trouble sentiment de vacuité que sa disparition imprime en nous devient là une sorte d’écho prolongé de son désarroi mortifère d’être auparavant invisible dans sa propre vie. Car Esther, 20 ans, désincarnée jusqu’au malaise par la pâleur maussade, quasi anorexique, de son interprète Alexia Rasmussen, représente la déclinaison introvertie du syndrome de Munchhausen par procuration : seule et de ce fait inséminée, elle occupe la place des ternes, y tournant en rond, sans but, muette et floue, tel son poisson d’aquarium (lui aussi sursitaire), et, quoique enceinte pour accroître son volume d’exposition et attirer les regards, sinon les prévenances, demeure une créature en creux que sa brutale agression programmée au coin d’une rue et la mort consécutive de son bébé à naître rendra enfin digne d’intérêt aux yeux du personnel hospitalier, de la police, puis d’un groupe de parole pour parents endeuillés. S’en détache mieux qu’elle, dès sa séance d’insertion, la deuxième femme de l’intrigue qui, instinctivement, la prend sous son aile et dont nous découvrirons bien vite, en l’espionnant avec Esther, qu’il s’agit d’un cas contraire de mythomane extravertie. La pathologie de Melanie (pleinement incarnée, à l’inverse, par la blonde et pimpante Alexa Havins) est cependant identique, qui réduit cette « desperate housewive » à l’affabulation extérieure de la mort accidentelle de son petit garçon. Mue tout à la fois par la reconnaissance et le dépit (d’avoir été choisie, puis abusée), sa confidente s’emploiera dès lors à réaliser pour celle-ci son fantasme de perte attractive – le sien ayant trouvé son artisan secret en la personne d’Anika (campée avec rudesse par Kristina Klebe), partenaire lesbienne intermittente et troisième membre finalement sacrifié du triangle meurtrier bâti par Zack Parker et son coscénariste Kevin Donner. Doit-on s’en étonner ? La meilleure partition de leur script n’en revient pas moins à un homme : le mari sidéré de Melanie, dont le repentir tardif de père trop souvent absent offre au sobre et si juste Joe Swanberg (également réalisateur et scénariste) un grand moment d’émotion dramatique. On sera peut-être davantage surpris de découvrir dans le rôle de son bambin, noyé par Esther derrière la porte de sa salle de bain, le propre rejeton du cinéaste (un très angélique Xavier Parker), que la nature déviante et narcissique des liens de filiation explorés par le film rend quelque peu incongru, voire embarrassant. Son géniteur nous assura pourtant qu’il ne pouvait précisément envisager de tourner une telle scène avec l’enfant d’un autre : le connaissant mieux que personne, il savait comment le diriger, le préserver, le photographier enfin pour créer son parfait cadavre en silicone. Sa mise à mort s’avère du reste suggérée hors champ par maints clapotis, plus insoutenables en définitive que l’agonie démesurément dilatée de sa meurtrière (résultat douteux de 26 heures de tournage non-stop !), abattue aussitôt d’un coup de fusil. Mais si Zack Parker revendique volontiers le modèle de Lars von Trier dans ce recours à la « caméra fantôme », diverses influences assumées se bousculent tout au long de Proxy (long au point de s’enliser parfois, entre redites et rebondissements forcés) : Hitchcock, bien sûr, Kubrick, le Polanski de Repulsion, rien que ça, avec, hélas, un reliquat de Gaspar Noé et un trop-plein de Brian De Palma dernière manière (son indigente Passion de 2012 ne réunissait-elle pas trois harpies en roue libre : Rachel McAdams, Noomi Rapace et Karoline Herfurth ?). Il n’empêche que, nimbée de la musique chorale des Newton Brothers, cette petite production indépendante conserve par son sujet et la sournoise approche qu’elle en livre une audacieuse et assez fascinante singularité. « On n’est jamais plus en vie que lorsqu’on est confronté à la tragédie », déclarait son réalisateur au cinéma Star Saint-Exupéry de Strasbourg, le 15 septembre 2013. Le pouvoir de rémanence qu’exerce encore la sienne sur notre mémoire de spectateur devrait en principe nous soustraire chaque jour au si commode délit d’indifférence.
  • LA VENUS À LA FOURRURE (2013)
    Solution de facilité ou démonstration de force, bien au contraire ? Pour la troisième fois en dix ans et dans l’attente d’une plus ample "Affaire Dreyfus" (son projet annoncé), Roman Polanski comprime les frais et paraît lui-même s’économiser en choisissant d’adapter pour le grand écran (qu’à l’inverse des espaces infinis de "Gravity", les insondables vertiges de l’âme pourraient seuls justifier) une pièce moderne à décor unique – littéralement parlant, qui plus est – et à distribution réduite. De plus en plus congrue, en l’occurrence : après le "trio infernal" de "La Jeune Fille et la Mort" (selon Ariel Dorfman, en 1994), puis le quatuor implosif de "Carnage" (façon Yasmina Reza, en 2011), voici le duo réversible de "La Vénus à la fourrure" (d’après son coscénariste David Ives, lui-même inspiré par le sulfureux roman autrichien de Leopold von Sacher-Masoch, publié en 1870) – sans dispensable figuration enfantine cette fois, ni autre échappée que le paradoxal décor en trompe-l’œil de la très cinégénique Monument Valley, réduite à un faux grand espace de carton-pâte. Composé tout entier sur ordinateur et non moins virtuel, de ce fait, le long travelling avant initial nous entraîne, un soir d’orage, entre les deux hautes rangées d’arbres d’une avenue parisienne elle-même étrangement déserte et nous introduit, presque par effraction, derrière les portes et dans la salle obscure, dépeuplée, d’un assez lugubre théâtre sans nom, reconstruit avec Jean Rabasse ("Faubourg 36", "La Cité des enfants perdus") sur le souvenir enfoui de l’ancien Récamier où convergent aussi les apports de l’Athénée, d’Hébertot et des Amandiers. Ses conséquentes affiches y proclament, non point encore une Vénus à la fourrure qu’il reste à débusquer, mais la triste annulation de "La Chevauchée fantastique", détournée en comédie musicale belge – comme un reflet désenchanté de l’Amérique toujours interdite au cinéaste en fuite. Or tandis que le western, fordien ou non, n’en finit plus d’agoniser (depuis l’ultime échappée vraie d’"Open Range" chez Kevin Costner en 2003), c’est, une heure et demie durant, à un véritable duel que nous allons assister, sado-maso sous des feux contenus comme l’avait été autrefois, au soleil de King Vidor, celui de Pearl (Jennifer Jones) et Lewt (Gregory Peck) : s’y nargueront et s’y affronteront, s’y révèleront surtout Thomas Novacek, dramaturge désabusé en quête d’interprète, et celle qu’il n’eût sans doute osé attendre, une Vanda Jourdain venue de nulle part, en RER, après la fin d’un programme d’auditions de bout en bout calamiteux. Bien "trempée" elle apparaît, aux deux sens du terme, et, malgré les résistances lasses, passablement réactionnaires et volontiers misogynes de son employeur potentiel (les jeunes comédiennes : toutes des "pétasses incultes qui parlent à l’hélium" !), lui impose, prolixe et aguicheuse, son chewing-gum et ses ordurières interjections, sa grande gueule de grue et son décolleté de cuir pigeonnant. Dans le jeu de mise en abyme et de troublants chevauchements (dialogués) qui très cavalièrement s’amorce, Emmanuelle Seigner emprunte ainsi au registre naguère habituel de sa sœur Mathilde l’aplomb de cette moderne Mademoiselle Sans-Gêne et opère par étapes successives, avec une hypnotique virtuosité, la synthèse a priori impossible entre ses trois précédents personnages polanskiens : Michelle, la marginale en blouson noir de "Frantic" (1988) ; l’altière et vénéneuse Hedda Gabler (dont elle évoque du reste, en passant, sa propre incarnation scénique, dix ans déjà auparavant) ; Mimi enfin, la danseuse nue, lascive et dominatrice de "Lunes de fiel" (1992) qu’elle semble ressusciter lors de sa torride (ou cocasse ?) chorégraphie de bacchante grecque, arborant la fameuse fourrure d’Aphrodite (prise au Titien) pour unique accessoire. Complètement à l’Ouest depuis qu’il est passé sous son joug si jouissif, Mathieu Amalric (dont "le boulot" de metteur en scène consistait pourtant, selon elle, à "torturer les acteurs" !) se retrouvera alors ligoté au grand cactus phallique du décor originel que l’adjonction d’un bureau et d’un divan freudien avait, chemin faisant, suffi à transformer en chambre d’auberge cossue du défunt empire austro-hongrois. Et comment ne pas voir dans cette séquence conclusive le motif autrement scabreux du Visage pâle (ici blafard) que les Peaux-Rouges liaient à leur totem – pas tabou – pendant la danse du scalp ? Il y a par conséquent des "coups de fouet en retour" intéressants dans le champ de l’exploration mentale, et pas seulement pour des pistoleros de la trempe de Richard Widmark, chez John Sturges. D’autant plus intéressants que, doté de la même double casquette d’artiste que le mari réel de sa partenaire (lequel ne l’avait jamais dirigé) et d’une coiffure assez similaire, notre tout récent psychothérapeute d’un Indien des plaines entretient là, sans trop d’efforts, un certain mimétisme avec l’ex-Locataire parisien tourmenté de 1976. En proie (consentante) à l’impétueuse Walkyrie qui partage sa vie et chevauche, par intermittences, la sonnerie du portable de son double cinématographique, Roman Polanski ne donne-t-il pas souvent le sentiment de parler à travers sa bouche ? Il semble regretter avec lui "le bonheur d’une époque où les gens étaient plus introvertis, où une conversation suffisait à être érotique" (son 2Ie film en fournit la preuve éclatante !) et l’emplir de ses justes indignations : oui, "pourquoi cherche-t-on toujours aujourd’hui à tout ramener à quelque chose d’autre ?" Mais de l’enfant terrible échappé du ghetto de Cracovie nous reconnaissons en outre la récurrente obsession de l’enfermement, physique et psychique comme pour les "Prisoners" de Denis Villeneuve (chef-d’œuvre de l’année en cours, à notre avis) : celui du "Locataire", précisément, et, dès le départ, des trois passagers sur le yacht du "Couteau dans l’eau" (1962), plus tard agrandi en galion de "Pirates" (1986) – sans compter, bien sûr, la coiffeuse phobique et meurtrière de "Répulsion" (le meilleur rôle de Catherine Deneuve), les occupants de son "Cul-de-sac", la jeune maman new-yorkaise de "Rosemary’s Baby", les personnages reclus contre leur gré du "Pianiste" et du "Ghost Writer".Et même si nous eussions souhaité le voir mieux développé, le fantastique qu’elle favorise affleure d’entrée, par petites touches, dans ce nouvel huis clos, telle la musique chambriste du fidèle Alexandre Desplat. Il passe, entre autres discrets effets, par les gestes bruités du quotidien (une cuiller remuée dans une tasse de café, toutes deux invisibles) – belle illustration concrète de l’art de la suggestion théâtrale – et par les mystères non résolus de Vanda, autant que d’Emmanuelle, lesquelles possèdent le don confondu (et confondant) de savoir, en quelques répliques, "créer une atmosphère". Le cadeau de son strip-tease ne nous révèlera rien, en effet, des raisons de son surgissement inopiné, ni de sa parfaite connaissance d’un manuscrit de travail indisponible ailleurs dans son intégralité et qu’elle prétend avoir à peine parcouru. Plus stupéfiant encore, le don qu’elle fait à son interlocuteur, avant son collier de chien clouté (mousqueton en sautoir), d’une veste d’intérieur sur mesures, cousue à Vienne en 1869, un an avant le livre de Sacher-Masoch ! Sur les planches, sa métamorphose a lieu, ensorcelante : elle tient à un éclairage qu’elle modifie sans peine depuis la console, à une robe d’époque qu’il lui ferme dans le dos (ne sachant encore à quoi il s’expose) et au rituel incongru de quelques "virelangues", mais surtout à la magie du théâtre, quand il est servi, loin des complaisances en vogue, de si intense façon.Par-delà les propos qui s’enchaînent et se superposent, vie et oeuvre mêlées, ou les postures d’autorité qui semblent s’inverser entre le metteur en scène et sa comédienne ("Plus il se soumet, plus il la domine"), le prodigieux créateur français d’"Amadeus" (1981) nous offre une seconde Master Class, brouille les repères de la composition et questionne la paradoxale vérité des masques. Car Vanda se montre soudain tellement juste dans son rôle de Vénus autrichienne, au XIXe siècle, que son naturel galopant de péronnelle délurée d’aujourd’hui devient sujet à caution, possible façade d’un autre personnage plus outré qu’une même énigme nourrit. Sous quelle tenue et avec quels mots joue-t-elle, au fond ? Jusqu’à quel point ? Peut-être parce que, dans l’intimité de sa Muse, Roman Polanski veut préserver pour lui une Emmanuelle différente encore, chaque jour surprenante, il se garde bien, heureusement, de se prononcer. Peut-être aussi parce que, en réponse ironique à sa culpabilité d’homme trop exposé, "le Tout-Puissant le frappa et le livra aux mains d’une femme", comme dans le livre apocryphe de Judith auquel La Vénus à la fourrure doit son épigraphe deux fois brandi.
  • MISS ZOMBIE (2013)
    On ne pourra s’empêcher de maudire cette chancelante Miss Zombie d’avoir ravi le Grand Prix du dernier Festival du Film Fantastique de Gérardmer à son ténébreux rival de carton découpé, l’Australien Mister Babadook qui, en guise de juste compensation, rafla presque tout par ailleurs (à savoir les Prix du Public, de la Critique, du Jury Jeunes et du Jury Longs Métrages, ex aequo avec le Hongkongais Rigor Mortis). L’honnêteté exige néanmoins que nous lui reconnaissions, en dépit de sa lenteur appuyée, de son comique hélas parfois involontaire et surtout de son calamiteux effondrement final, une singulière audace assortie d’indéniables qualités, aussi bien formelles que conceptuelles. Relativisons d’emblée l’apparente originalité du propos et la pleine pertinence de son développement, sinon la portée sociale ou tout simplement humaine de ses cruelles résonances qui l’apparenteraient presque, sur le mode de la fable fantastique, au drame vécu (et cette année "oscarisé") de 12 Years a Slave, signé feu Solomon Northup et Steve McQueen. Devenue zombie, une jolie jeune mariée enceinte (comme en témoigne sa photo d’avant, l’unique bien auquel elle s’accroche) a été incarcérée par un trafiquant et livrée gracieusement avec son mode d’emploi, en guise de boniche, à un riche médecin, son épouse oisive et son petit garçon, mornes occupants d’une villa d’architecte aseptisée dans un Japon rural et hostile. D’abord réticents et presque aussi inquiets que leurs voisins vite alertés ("ne pas lui donner de viande – peut devenir violente", stipule la brochure "Soins et entretien"), ces maîtres esclavagistes d’un nouveau genre ne vont guère tarder à user, puis abuser de leur étrange cadeau, docile et mutique échantillon défraîchi de "Lumpenproletariat" nippon, par chance (ou pas ?) plus mort que vivant. Semblable service avait déjà été proposé à Gérardmer en 2007 par le cadavérique majordome éponyme de Fido, alors Prix du Jury ex aequo (avec Black Sheep, farce écolo jubilatoire du Néo-Zélandais Jonathan King), mais dans une perspective rétro-futuriste diamétralement opposée : immergé dans le cadre somptueux des fifties, le cinéaste canadien Andrew Currie y jouait la carte de l’humour noir, plutôt que de la gravité, et, loin des pulsions suicidaires de Miss Zombie, assénait une paradoxale leçon de vitalité à travers l’allègre (dé)composition du toujours vert Billy Connolly (fameux comédien – et joueur de banjo – écossais). L’intéressant dispositif cinématographique élaboré par Sabu dans son douzième long métrage génère en revanche un quasi-dénuement, à l’image fatalement hypnotique de son anti-héroïne longtemps passive dont tout nous invite cependant à flairer le statut de "bombe" potentielle, dans les deux acceptions du terme. Que le nom de Sabu n’égare point le cinéphile nostalgique pour autant : aucun rapport entre l’illustre pseudonyme d’emprunt du réalisateur autodidacte Hiroyuki Tanaka (glacial acteur aussi chez ses compatriotes Kiyoshi Kurosawa, dans Kairo, et Takashi Miike) et le prénom du défunt Dastagir (1924-1963), l’enfant-star indien en pagne du Livre de la Jungle (1942) ou du Voleur de Bagdad (1940) ! Il s’agissait ici pour le premier de prendre, jusqu’à un certain point, le contrepied des outrances en vogue au sein du cinéma d’horreur actuel. Le choix aujourd’hui peu porteur (y compris pour l’indispensable retentissement public du palmarès géromois) d’un beau noir et blanc pourrait certes passer pour un retour aux fondamentaux du genre et faire ainsi figure d’hommage à ses deux maîtres américains , le pionnier mort Victor Halperin (White Zombie et – déjà – Revolt of the Zombies, de 1932 à 1936) et le vivant modèle George A. Romero (celui de Night of the Living Dead en 1969) ; or sa radicalité se trouve en outre accrue par la totale absence de musique, la parcimonieuse économie de paroles (que paraîtront maladroitement compenser les grotesques hurlements du dernier quart d’heure), la presque complète unité de lieu et le laborieux abus de scènes répétitives aux trop infimes variations. L’excès d’austérité confine dès lors à la coquetterie, voire à l’agaçante roublardise, relevant de la manœuvre de séduction à l’envers ou de la pose esthétique auxquelles semble d’ailleurs plus subtilement finir par se prêter, malsaine, couturée et peu à peu désirable, la contagieuse Sara d’Ayaka Komatsu dont on prend soin de nous préciser que son "état de zombification" ne s’avère pas assez avancé pour présenter (sauf entorse à son si commode régime végétarien) un réel danger. L’irréparable pourtant se produira, comme chacun pouvait s’en douter – ou secrètement l’espérer – quand la mère, prostrée à son tour car bientôt supplantée auprès des siens par cette auxiliaire de vie inattendue (qui se soumet aux assauts lubriques de son époux, ressuscite et infecte à la fois son enfant tombé au fond d’un étang), lui abandonnera sur le sol, de dépit, une tranche de bœuf cru juteuse à souhait. Face à elle (mal campée a contrario par la risible Makoto Togashi) et même si sa sobre performance impressionne moins que celle, renversante, de la Tasmanienne Essie Davis dans The Babadook, la très populaire actrice et chanteuse japonaise constitue en somme le pôle d’attraction essentiel d’une fable nihiliste qui, passant quelques minutes à la couleur, vers la fin, sans motif sérieux, ne tient pas toutes ses promesses initiales et vacille davantage dans sa progression que son personnage principal. Comble d’ironie : fort mignonne à l’évidence sous son maquillage morbide, c’est en victime d’un vampire qu’Ayaka Komatsu avait percé au cinéma ; victime, sa Miss Zombie l’est à nouveau chez Sabu, mais des hommes, puis d’elle-même. De la sortie de sa cage à son départ volontaire de la non-existence qui l’accable, nous la suivons à son rythme tout du long, marchant à petits pas chassés, le dos voûté et le menton sur la poitrine, ou frottant sans relâche ni raison le dallage de la cour, à genoux et la croupe tendue, encore mobile et bien rebondie, sous les regards concupiscents du maître et de ses deux ouvriers maçons qui tous trois en viendront à la sodomiser. Sur le chemin qui chaque soir la ramène à son obscur cabanon, nous souffrons à sa place lorsque, en principe insensible, elle se fait lapider par les garnements moqueurs des environs et planter dans l’épaule l’arme toujours différente du même jeune voyou. Image poignante du stoïcisme et de la servitude absurde, à l’instar de Chiwetel Ejiofor, son vivace alter ego noir et masculin de 12 Years a Slave, elle tient surtout lieu de nécessaire exutoire pour les vils citoyens d’un monde en déliquescence, à vrai dire plus toxiques et malades qu’elle – ces "zombies" qu’évoque précisément, au sens figuré et avec un triste dédain, l’éternel couple vampirique rêvé par le dandy Jim Jarmusch pour Only Lovers Left Alive. Les conséquences de son intrusion révélatrice au cœur d’un foyer protégé et faussement sain seront, comme dans Théorème, Boudu ou Borgman, son récent avatar horrifique, ravageuses. Irréversibles. En la singeant sans un mot sur l’estrade de l’Espace LAC, lors de la cérémonie de clôture du 21e Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, la non moins belle et vénéneuse Roxane Mesquida (membre du Jury et muse de Quentin Dupieux) eut le mérite de nous le rappeler ; mieux encore : la troublante espièglerie d’extraire du cadre celle qui, hélas absente, seule eût peut-être mérité de partager avec Essie Davis (revenue d’Isolation, Grand Prix 2006) – telles Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux à Cannes – le trophée suprême. COMMENTAIRES, EN ADDITIF, SUR LE FESTIVAL 21e Festival International du Film Fantastique de Gérardmer Mister Babadook s’invite dans les Vosges par Maxime STINTZY Etrange parrainage affiché que celui de l’Homme invisible dont rien, dans cette 21e édition, ne semblait devoir par ailleurs rappeler l’empreinte, sinon le taux d’hygrométrie sur la Station vosgienne (Rains !), l’absence bien tangible – du jamais vu ! – de Lionel Chouchan ou le désolant effacement partiel des jurés (« Lost » en effet, la seule Américaine Tania Raymonde et restée « A l’Intérieur », Béatrice Dalle, qui toutes deux manquèrent à l’appel). Mister No, en quelque sorte. Et des docteurs, au demeurant, il y en eut, diversement recommandables, dans les salles de Gérardmer : du plus « bondien » d’entre eux, Charles Dance, le psychiatre fou d’un remake appuyé, mais efficace de Patrick (la B.O. d’ambiance étant prodiguée par Pino Donaggio), au plus secrètement humaniste, l’opportun Philippe Nahon, chirurgien chenu expert en greffons et en Ablations. Signe des temps : à l’instar d’un Jack au cœur de coucou suisse, double animé très burtonien de son auteur Mathias Malzieu, et d’une anorexique Taissa Farmiga (fille de Vera), prodigieux et pénétrant avatar de Carrie dans Mindscape, on dénombra de surcroît maints enfants détraqués au sein des huit longs métrages de la compétition. Tournèrent ainsi comme en une folle farandole les fillettes maltraitées de Dark Touch et de The Sacrament (l’une se venge, l’autre se sauve), les deux célestes sœurs anthropophages de We Are What We Are, leurs ténébreuses jumelles d’outre-tombe chez le Hongkongais Juno Mak, des gamins brésiliens couturés, un garçonnet japonais en manque d’attention et surtout le turbulent petit lecteur australien sans père ni repères de Mister Babadook. Mais la dernière cuvée géromoise s’avéra également marquée par le retour en force d’un entêtant parfum d’Asie qu’exaltèrent le bel hommage au cinéaste coréen Kim Jee-woon (lauréat du Grand Prix 2004, enfin présent parmi les festivaliers) et, de façon sans doute moins appropriée, le coup double peu porteur du palmarès (nouveau Grand Prix pour une austère et trop risible Miss Zombie en noir et blanc, Prix du Jury ex-aequo pour le fourre-tout halluciné de Rigor Mortis). En n’accordant qu’une seconde demi-place à The Babadook, le Président Jan Kounen fit donc le choix, plus fantasque en somme que fantastique, de ne point adhérer pleinement, avec ses cinq jurés (Kim Chapiron, Alain Damasio, Vahina Giocante, Roxane Mesquida et Juan « Upside Down » Solanas), à l’enthousiasme fédérateur soulevé par cette pépite des antipodes auprès du public, de la critique internationale et des lycéens de Lorraine (trois trophées tout de même). Dommage, car la magistrale première réalisation de l’ex-actrice Jennifer Kent (assistante sur Dogville et déjà multi-récompensée pour son court Monster) eût constitué la meilleure vitrine qui soit pour Gérardmer ! Il y a dans sa fable noire sur le deuil et le refoulement, plus accomplie que celle de Babycall (victorieuse en 2012) et interprétée avec une égale intensité par son propre duo mère-fils (Essie Davis et Noah Wiseman), autant d’intelligence que de sensibilité, de raisons de méditer que de frissonner. Issu d’un livre pop-up maléfique, l’obscur croque-mitaine éponyme qu’elle y dessine nous ramène en outre aux muettes silhouettes pérennes de Max Schreck et Lon Chaney. Or ces références suprêmes ne trompent pas : loin des créatures numériques interchangeables qui pullulent aujourd’hui sur nos écrans, Mister Babadook est parti pour durer.
  • SALAUD, ON T'AIME (2013)
    Il y a au moins un beau moment d’anthologie dans le dernier opus de Claude Lelouch – certes attendu, espéré et un peu téléphoné, trop bref aussi, mais combien délectable : le duo chantant improvisé d’Eddy et Johnny, nos deux papis du rock hexagonaux, avachis la nuit sur un canapé devant la télévision de la luxueuse thébaïde alpestre du second. Et pour cause ! Une chaîne paraît y diffuser rien que pour eux, dans ce qui eût pu être un remake de la défunte Dernière Séance du premier, l’immortel Rio Bravo de Howard Hawks et plus précisément – le "talentueux hasard" cher à leur metteur en scène fait bien les choses – sa séquence de répit nocturne où, bien à l’abri du "Sheriff’s Office" tenu par John Wayne et Walter Brennan, Ricky Nelson entonne avec Dean Martin "My Rifle, My Pony and Me", tendre ballade signée Paul Webster et Dimitri Tiomkin.
    Faute de mieux, d’ailleurs, ces Frenchies-là ont tous deux tâté une fois du western européen ; comment ne pas s’émouvoir alors de contempler, d’entendre communier l’ex-Spécialiste (1969) et le pilier imbibé du saloon de Big City (2007) dans le culte d’un modèle du genre ? Sous la pudeur virile d’un brin d’autodérision, ils s’avèrent parfaits d’approximation délibérée, eux, les bêtes de scène enfin réunies à l’écran pour une vraie histoire à rebondissements – leurs débuts cinématographiques conjoints parmi Les Parisiennes s’étant étrangement effectués, plus d’un demi-siècle auparavant, dans deux sketches différents.
    Point de "coup" médiatique à flairer, en l’occurrence, mais plutôt, par projection (au propre comme au figuré), le nouveau bilan autobiographique à peine déguisé d’un agité de la chambre noire, autant que d’un cœur d’artichaut (d’un homme à femmes ?), trois ans après le documentaire rétrospectif D’un Film à l’autre – moins testamentaire donc qu’on ne le croyait, lors de sa sortie et par comparaison. Celui-là s’ouvre du reste au volant, à toute vitesse, sur le long travelling subjectif qui concluait celui-ci. De façon fort emblématique, les rues de Paris ont cependant disparu, remplacées par les lacets d’une seule route de montagne enneigée, différemment vertigineuse.
    Comme au Far West, il y a aussi, dans Salaud, on t’aime, un splendide aigle à tête blanche semi- apprivoisé. Sans relâche on le voit, on le sent planer au-dessus du Domaine fraîchement acquis qui porte son nom à Praz-sur-Arly (près de Megève) ; il s’y perche et s’y nourrit, semblant y projeter l’ombre imprévisible et fugitive de la mort en embuscade ou, peut-être, le glorieux mirage envolé d’une plus vaste liberté, sans remords ni frontières. Funèbre coïncidence de surcroît, que pas même Lelouch n’eût su ourdir : Georges est le nom du pygargue, une insolite identité qu’il partage avec le mystérieux personnage invisible en surplomb d’Aimer, boire et chanter, l’œuvre ultime, hélas prémonitoire, d’un autre grand cinéaste français, Alain Resnais, sortie à une petite semaine d’intervalle.
    Or, mieux ici que jamais, quelque chose du rapace affleure dans le profil sauvage, les yeux perçants et lointains de l’acteur Hallyday qu’après Vengeance (2009) de Johnny To tout semble une nouvelle fois accabler – sinon condamner. L’allure ralentie, le visage usé, raviné par les excès d’un impressionnant parcours d’idole pérenne, l’artiste n’avait en apparence pas beaucoup d’efforts à consentir pour adopter la dégaine d’un photographe de guerre retiré auprès d’une dernière compagne blonde et maternelle – certes baroudeur accompli, mais surtout père absent et charmeur inconséquent. Il serait pourtant injuste de mésestimer son travail de diction et de profonde implication émotionnelle dans le rôle rugueux de Jacques Kaminsky, malade ou non et assurément pathétique. Sobre sans paresse et toujours juste, son jeu ne pâtit pas du rayonnement naturel de sa principale partenaire Sandrine Bonnaire (un agent immobilier épris de belles rencontres) qui, entre sourires radieux et sanglots étouffés, domine néanmoins l’ensemble de la distribution. Par-delà l’évidente complicité narquoise des deux vieux amis chanteurs (Mitchell campant le fidèle médecin du protagoniste, menteur pour la bonne cause), elle constitue la véritable figure de proue de ce drame joyeux, solaire et mélancolique à son exacte image.
    Oxymore encore que son titre, un peu cru et pas très heureux celui-là, qui y coiffe le récit familial incisif (ou le règlement de comptes ?) publié par la fille aînée de Kaminsky. Le papa volage est sensé en avoir eu quatre (cinq en réalité, si on rajoute la fatale surprise du chef : Francia, un péché de jeunesse cubain), à l’instar du Docteur March ou, tout récemment, de Christian Clavier et Chantal Lauby – Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? Et l’excellente trouvaille du script de Salaud, on t’aime (conçu quant à lui par le réalisateur et l’actrice Valérie Perrin, dirigée dans Ces Amours-là en 2010) consiste à les avoir baptisées chacune de leur propre saison natale – autant que d’épisodes maritaux dans la vie prolifique de Claude Lelouch ! Rameutées enfin ensemble à leur tour vers le nid d’aigle paternel, pour de pas si fictives raisons de santé, elles vont jouer l’insouciance et l’oubli, se réjouir avec leur géniteur, puis subir de plein fouet, en contrepartie et sans autre espoir de retour, les cruelles atteintes d’une atterrante série de quiproquos tragiques.
    Parce qu’il chérit les actrices au-delà des poreuses limites du plateau, qu’il les valorise et les libère, le réalisateur attentif réussit le pari risqué de nous faire admettre l’étroite communauté familiale de ce remuant quatuor féminin aux origines éparses ; le scénariste moins sourcilleux qu’il persiste à être, en revanche, ne parvient pas à lui conférer toute l’égale épaisseur souhaitable. Eté (Pauline Lefèvre, Miss Météo naguère sur Canal Plus – un comble !) comme Automne (la quasi-débutante irano-algérienne Sarah Kazemy) semblent ainsi sacrifiées au bénéfice très relatif d’Hiver et Printemps qu’incarnent, façon Actors Studio, la juvénile Jenna Thiam (La Crème de la crème) et, plus en retenue, une Irène Jacob paradoxalement un peu fanée. Du moins s’en sortent-elles toutes mieux, au bout du compte, que la fort intermittente Valérie Kaprisky (disparue des écrans de cinéma depuis Tricheuse de Jean-François Davy en 2009), jolie encore, mais embarrassée d’un laborieux accent hispanique auquel sa non moins improbable institutrice lesbienne de Cuba omet par moments elle-même d’adhérer. Seconde concession factice aux nouveaux impératifs de la diversité ethnique et sexuelle, le Burkinabé Jacky Ido (boxeur dans Ces Amours-là) ne convainc hélas pas davantage – lui, le conducteur casse-cou de la série Taxi Brooklyn – en brave marchand de parfums ambulant dont la joviale déférence raviverait plutôt les vieux clichés de la réclame colonialiste.
    Du côté des autres "excentriques", caméos souvent à l’honneur chez le signataire des Misérables du XXe siècle (lequel ressuscita, on s’en souvient, Annie Girardot en 1995), le couple insolite de gardiens de ferme formé par le fidèle Rufus et la novice Isabelle de Hertogh (imposante accompagnatrice belge du groupe d’handicapés en goguette dans Hasta la vista, digne alternative aux Intouchables, l’année même de leur triomphe) fonctionne et se révèle d’emblée plus crédible que Jean-François Dérec en commissaire de police rural ou, sur le versant opposé, Antoine Duléry en Arsène Lupin hâbleur (le "cerveau" du casse des coffres au Trocadéro, allons donc !).
    Pourtant, les faiblesses et les outrances, les facilités et les erreurs d’appréciation inhérentes à presque tous les "films 13" n’oblitèrent en rien leurs qualités singulières, reconnues et parfois inattendues. Outre l’attrait immédiat d’un trio central inédit, ce cru labellisé "bio" (les vaches y sont photogéniques, les chasseurs criminels) offre, loin de Paris, une salutaire bouffée d’oxygène. Sublimées par le chef opérateur Robert Alazraki (peintre jadis de la Provence escarpée de Pagnol pour Yves Robert), ses lumineuses images de haute montagne rivalisent en effet avec celles, toutes récentes, de Nicolas Vanier pour Belle et Sébastien. Point de caméra tourbillonnante, ni d’improvisations en roue libre, de surcroît : leur adepte assagi prend son temps d’assez paisible manière, bivouaque et tempère jusqu’au doux malaise l’effervescence des retrouvailles, les longues tablées festives en plein air, les balades cathartiques en forêt qui ne sauraient durer.
    Cadeau d’Eddy Mitchell à Johnny Hallyday, le supposé colt du défunt Duke (celui de Rio Bravo ?) s’expose, dans l’attente d’une cible, mais c’était un leurre pour cinéphiles auquel la Mort, vide de sens, ne se laissera pas prendre. Les messages du réalisateur de Salaud, on t’aime, s’il y en a, s’égrènent plus volontiers à travers ces aphorismes dont il est demeuré friand et que nous livrons ici, pour conclure, à votre réflexion : "Les portables sont les meilleurs amis des tumeurs au cerveau" ; "Une chanson, c’est un poème qui prend l’air" ; "On est fidèle tant qu’on n’a pas trouvé mieux", par exemple. Mais surtout : "Un ami, c’est quelqu’un qui te connaît très bien, mais qui t’aime quand même" - la position du critique équitable face à Claude Lelouch, en somme.
  • JERSEY BOYS (2013)
    Inoffensifs et rafraîchissants, les « wap doo wap » pur sucre de ces quatre garçons d’avant, sapés avec soin, synchrones et toujours propres sur eux ? De prime abord, oui, surtout quand on les compare à nos boys bands abâtardis d’après, aussi éphémères qu’ils demeurent, eux, les survivants octogénaires aux cent millions de galettes vendues, statufiés depuis 1990 dans le Rock and Roll Hall of Fame. Or c’est bien l’ombre d’un autre Frankie et donc, en coulisse, celle de la mafia italo-new-yorkaise qui plane et pèse sur l’instable ascension, puis la dispersion brutale, plutôt contrite, du quatuor des Four Seasons (appellation volée en 1960 à l’enseigne d’un bowling peu accueillant, pour s’affranchir des Variationes, desTopics et des Four Lovers qui la précédèrent). Sinatra, en effet, hante leurs rêves de jeunes ritals plébéiens et turbulents ; il anime tout naturellement leurs conversations et aura même donné son nom à la première suite de palace qu’ils investiront. Mieux encore : n’a-t-il pas suscité chez le petit Francesco Castelluccio sa vocation de chanteur vedette lorsqu’à sept ans celui-ci était allé l’entendre avec sa mère au Paramount Theater de la Grande Pomme voisine ? Un épisode clef auquel il ne nous est en revanche pas donné d’assister, faute, peut-être, d’une assez probante incarnation disponible du crooner de référence. Car, au cours de ses trois biopics antérieurs et jusque dans celui-ci, Clint Eastwood n’a – qu’on leur préfère ou non ses fictions – du moins jamais transigé sur la nécessaire ressemblance de ses interprètes avec leurs illustres modèles : Forest Whitaker, d’ailleurs primé à Cannes pour Bird (1988) ; Morgan Freeman, dont le troublant Nelson Mandela d’ Invictus (2009) l’emporte sur Dennis Haysbert (2007)ou le récent Idris Elba (2013) ; Leonardo DiCaprio, Hoover torturé et grimé à souhait en J. Edgar (2001). Non moins attentif cette fois à la concordance des chiffres, semble-t-il, le cinéaste célèbre par son 34e opus les quatre-vingts ans d’un artiste précisément né en 1934. Fort différent de lui a priori, le futur Frankie Valli y devient au demeurant, sur un mode quasi hagiographique et par contraste avec ses trois partenaires de scène, l’idéal support de projection des valeurs et des tourments personnels qui l’animent : ce personnage rigoureux, stoïque et sacrificiel (lequel s’épuisera en tournées ingrates pour éponger les dettes inconsidérées de son moins reluisant ami), mais aussi volage, trop absent du foyer sans doute et, comme le Gus d’Une Nouvelle Chance (le dernier rôle d’Eastwood en 2012, sous la direction de son fidèle coproducteur Robert Lorenz), en tendre conflit avec sa fille envolée (Francine Valli, la favorite mal accompagnée qui, échouant à prendre « la relève », mourra d’une overdose à New York en 1990). Fils d’un modeste barbier de Newark, le chanteur en herbe au falsetto ravageur eût pour sa part relayé son père si, vers vingt-trois ans, il n’avait pas été poussé derrière un micro, sur la scène des petits clubs locaux, par son compagnon d’incivilités, hâbleur et un tantinet voyou, Tommy DeVito (du Variety Trio) – l’incontestable fondateur du groupe (et son dynamiteur, hélas ! ) auquel il sauvera la mise, une dizaine d’années plus tard, en apaisant la vindicte de la pègre à son égard (le fêtard finira échoué sous étroite surveillance à Las Vegas). Les rejoindront, chemin faisant, un autre copain d’enfance, le bassiste Nick Massi (aux beaux accents caverneux) et surtout, issu du Bronx et seul étranger au Jersey, leur pianiste et providentiel compositeur Bob Gaudio, puceau guindé qu’ils s’emploieront à déniaiser. Ce dernier s’avère avec Bob Crewe, parolier et producteur gay façon Liberace, le cosignataire de tous les grands tubes qui jalonnent leur assez brève trajectoire en pain de sucre – de « Sherry » (1962) au grandiose « Can’t Take My Eyes Off You » (1967), alors inespéré – et nourriront à Broadway en 2005, avant sa présente adaptation cinématographique, le musical homonyme Jersey Boys (déjà écrit par Marshall Brickman et Rick Elice), lauréat très rétro de 6 Tony Awards. Est-il besoin de rappeler que, féru de musiques américaines depuis ses débuts derrière la caméra (sans « Misty » d’Erroll Garner, pas de Frisson dans la Nuit pour lui, en 1971 !), le réalisateur inspiré du bouleversant Honkytonk Man (1982) y avait campé, deux décennies après son album de « Cowboy Favorites », un authentique country singer à l’agonie, qu’il tâte volontiers du piano jazz et crée, depuis le « Claudia’s Theme » d’Impitoyable (1992), les sobres motifs mélodiques de la plupart de ses films ? Nous ne devrons donc pas nous étonner de l’aisance qu’il déploie dans les élégantes séquences chantées, qu’interprètent en live ses quatre comédiens inconnus à l’écran, quoique charmeurs et bien typés (Vincent Piazza, Michael Lomenda, Erich Bergen et – durable sosie de Frankie Valli – le parfois poignant John Lloyd Young, créateur du rôle au théâtre), sur des chorégraphies millimétrées de Sergio Trujillo. Sans cuillérées de sirop inutiles, elles se révèlent d’autant plus goûteuses qu’elles se bornent aux performances scéniques du groupe, puis à un ballet de rue final certes conventionnel, mais digne de Jerome Robbins et qui permet à Christopher Walken, l’unique star au générique (en seigneuriale éminence grise du « milieu »), de renouer fugitivement avec sa formation de danseur. Hasard ou clin d’œil volontaire ? L’insondable acteur, violoncelliste parkinsonien d’un autre brillant Quatuor (réuni et déchiré par Yaron Zilberman en 2012) avait en l’occurrence entonné le hit ultime de Frankie Valli (« Can’t Take My Eyes Off You », cité plus haut) dans ce Voyage au bout de l’enfer (1979) qui le distingua sous la férule de Michael Cimino. Une seconde référence de cinéphile, explicite celle-là, nous a laissé davantage perplexe : le film attribue la genèse de la chanson « Big Girls Don’t Cry » à la gifle reçue par Jan Sterling de Kirk Douglas dans Le Gouffre aux chimères de Billy Wilder (aperçu à la télé), alors qu’elle avait été flanquée, dit-on, par John Payne à Rhonda Fleming dans Tennesse’s Partner, un western d’Allan Dwan avec Ronald Reagan (jadis soutenu par l’ex-maire de Carmel). Les scénaristes ont peut-être eu tort, par ailleurs, de maintenir une narration alternée à quatre voix, bonne idée dramaturgique mal compatible ici avec de fréquents flottements de points de vue : à tour de rôle, les membres des Four Seasons s’y adressent au spectateur, face caméra, puis s’absentent sans raison ni logique, échouant ainsi à renforcer la complicité recherchée (seul s’impose un temps, au départ, le Tommy DeVito campé par Vincent Piazza, grâce à son arrogance cynique de jeune coq). Agacent en outre de grossiers anachronismes lexicaux, plutôt incongrus chez Clint Eastwood. Est-ce parce qu’ils tiennent, à leur niveau, du « Rat Pack » (Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis Jr, Peter Lawford et Joey Bishop) et qu’ils ont croisé, adolescents, le brutal « affranchi » Joe Pesci (natif de Newark lui aussi) qu’ils gagnent à se définir en « fucking team » ? Parce que leur nom collectif d’artistes pourrait prêter à confusion qu’il leur faut éructer « Fuck Vivaldi » (bien plus obscène que le fameux « Roll on Beethoven » de Chuck Berry en 1956)? On aimait le héros taciturne de Sergio Leone et Don Siegel quand il les concurrençait dans leur fauteuil ; on l’aime beaucoup moins quand il s’avise d’empiéter sur le territoire réservé de Scorsese où il n’a que faire. Ses moments de petite délinquance juvénile, ses joutes conjugales et ses longs conciliabules mafieux constituent du reste les autres points faibles de ses Jersey Boys, trop démonstratifs alors pour convaincre tout à fait. Au-delà de leurs atouts très spécifiques, on sera néanmoins sensible à la somptueuse reconstitution des sixties naissantes (où la Cadillac Eldorado Biarritz, modèle cabriolet de 1959, précède en majesté la Ford Gran Torino de1968), à quelques retours au mélo joliment négociés et à la révélation, dans la reprise du rôle de Maria Delgado (épouse Valli), d’une vraie nature de comédienne, pleine d’aplomb et de sensualité : Renée Marino, dont la première apparition cinématographique n’est pas sans rappeler, la coiffure et la robe décolletée aidant, la redoutable Rita Hayworth. Lorsque, contraint d’entamer une carrière solo au rabais, Frankie, dans un café, se laisse aller à lâcher un terrible « Pourquoi tout le monde s’en va ? », on ne peut enfin s’interdire d’y percevoir un écho à la situation personnelle de Clint, 84 ans. S’il ne semble pas prêt de raccrocher (préparant pour l’heure un très guerrier American Sniper, nouveau biopic incarné par Bradley Cooper), ni de s’écarter des siens (sa fille Francesca apparaît en serveuse dans Jersey Boys, son fils Kyle en a livré la discrète musique additionnelle), détresse et gravité affleurent là, au cœur de son propos, mais sans nuire à l’« entertainment » attendu. Dans le même genre, il devait d’abord livrer un second remake de l’emblématique A Star Is Born, torpillé par l’abandon de Beyoncé. Avec autant de nostalgie, probablement, que de touchante ironie, il choisit ici de se montrer un court instant sur le petit écran, en noir et blanc (comme, du reste, le sigle de la Warner Bros qui ouvre la séance) : il y est redevenu, par la magie de quelques images animées, le cow-boy récurrent de Rawhide (216 épisodes entre 1959 et 1965), témoin direct de l’ascension des Four Seasons et comme eux toujours vivant aujourd’hui. Ne serait-ce pourtant pas sa façon à lui, pudique et distante, de se demander – de nous demander – qui est le fantôme de l’autre ?
  • MISTER BABADOOK (2013)
    Son nom bizarre, plus inuit que nocturne, à juste titre enfantin et gentiment réfrigérant, n’a l’air de rien, bien sûr : Babadook. Qui donc irait, de prime abord, l’associer au père absent (« baba » en mandarin), ce lent poison (« doku » en japonais), voire à quelque nouveau seigneur des ténèbres (le Comte Dooku de Sir Christopher Lee dans la saga Star Wars) ? Il suffit pourtant qu’il soit découpé à son image, lentement scandé, réverbéré dans les graves sépulcraux, pour que germe une vague inquiétude, et bientôt l’effroi.
    La jolie Vahina Giocante, jurée de (bonne) fortune au 21e Festival International du Film fantastique de Gérardmer, en lieu et place de Béatrice Dalle et Tania Raymonde (toutes deux portées pâles), prit d’ailleurs un plaisir non dissimulé à s’en faire l’espiègle écho, en chœur avec les aficionados acquis : «Ba- Ba-dook-dook-dook !» Et Dieu sait si elles résonnèrent dans la salle et sur l’estrade de l’Espace LAC, ces syllabes menaçantes et malgré tout victorieuses, à jamais gravées dans la mémoire de chaque cinéphile, lors d’un Palmarès aussi injuste qu’absurde et contre-productif.
    Pas de Grand Prix, en effet, pour le personnage éponyme rémanent du meilleur film en compétition, ni pour ses deux lointaines marraines australiennes (auteur à part entière et actrice sans pareille), recalées au profit illusoire d’une bancale Miss Zombie nipponne en noir et blanc. La faute au Président Jan Kounen, champion cabochard du contre-pied et de l’expérimentation à haut risque (génial quand il transcende 99F, navrant quand il trahit Blueberry) ?
    La toujours fragile manifestation vosgienne avait pourtant besoin qu’une complète unanimité se fît autour d’une œuvre à l’évidence exceptionnelle, susceptible de conforter son renom et sa légitimité (hélas en deçà du défunt Avoriaz) en fédérant jusqu’aux plus rétifs des spectateurs. Centrée pour la troisième fois sur une affolante figure maternelle (après Babycall et Mama, vainqueurs somme toute moins accomplis en 2012 et 2013), elle eût enfin pu y saisir l’occasion de couronner une femme (rare à ce poste, sur ce terrain), faute d’avoir jamais propulsé son sexe à la tête du Jury Longs Métrages ou de s’être fendu d’un festif hommage à l’une de ses vivantes reines (Barbara Steele, par exemple).
    Car, qu’on y répugne ou non, les superlatifs parfois s’avèrent de mise et, dans ce cas précis, cependant, ne suffisent pas davantage qu’un beau bouquet de consolation (les quatre prix du Jury ex-aequo, du Public, de la Critique et des Jeunes pour une fois unanimes !) à célébrer l’indicible, lorsque tous les talents convergent et que naît, puis perdure, non point la peur et ses effets connus, attendus, mais ce qu’on appelle le grand frisson, qui ravage et interroge en profondeur. Ainsi Mister Babadook marquera-t-il Gérardmer (et peut-être même l’histoire du cinéma fantastique) de son empreinte, autant qu’avant lui parmi les lauréats, dans des registres par bonheur fort variés, Photographing Fairies de Nick Willing, notre favori (et lui aussi Prix du Jury ex-aequo en 1998), Dellamorte, Dellamore (1995), Cube (1999), Dark Water (2003), Fragile (2006), Norway of Life (2007), L’Orphelinat (2008), The End (2013) ou le « cultissime » Scream (1997), son plus rentable succès.
    Comme Mama de l’Argentin Andrés Muschietti, autre premier « long » assez logiquement distingué au terme de la précédente édition, il n’a, en l’occurrence, pas surgi tout droit du néant, mais émane, à une décennie d’intervalle, de l’unique court métrage de sa réalisatrice : un plus explicite Monster de dix minutes (déjà couvert de récompenses et applaudi dans une quarantaine de festivals internationaux) dont il constitue, sans rien en laisser paraître, l’intense et poignante extension (1h35 au total). Professeur d’art dramatique et comédienne à l’occasion (dans The Well de sa consoeur Samantha Lang et la suite de Babe : Pig in the City), Jennifer Kent a donc pris le temps de laisser mûrir et se développer sa cauchemardesque créature, nourrie à bon escient d’archaïques références, aussi exigeantes, par conséquent, que peu usitées. Celles-ci ne se révèlent du reste pas étrangères à l’immédiat pouvoir d’obscure fascination d’un croquemitaine plus suggestif et singulier que ses pairs, devenus prévisibles et trop exposés (tels l’inusable Freddy et le tueur ailé de Jeepers Creepers, jadis venus tous deux en personne dans les Vosges). Toujours à peine entrevu, il se dresse ou s’accroche au plafond, raide et immobile, mais demeure un personnage de carton, issu d’un pop-up, sans autre épaisseur que celle, considérable, de notre imaginaire et des souvenirs délétères qu’avec ses deux victimes nous projetons sur lui. Ne lit-on pas sur la dernière page du livre pérenne qui l’abrite et l’affranchit, mystérieusement apparu dans une bibliothèque d’enfant : «Vous regretterez de ne pas être mort quand vous découvrirez qui se cache derrière Mister Babadook » ? Gardons-nous ici d’écrire ce que chacun saura pressentir et qui trouvera, dans l’ultime métaphore de son épilogue exemplaire, sa très psychanalytique confirmation. Invasive et fugitive à la fois, sa soudaine proximité tient d’abord au caractère artisanal dudit Babadook : qu’il aille jusqu’à s’intégrer dans des films de Méliès, à la télévision, loin dès lors de nous surprendre, définit bien sa trompeuse évanescence, le tétanisant émerveillement dont, plein de malice, il joue. Quoique doté de la parole (y compris au téléphone), il combine en outre, à travers sa sinistre silhouette, deux hautes figures immortelles du muet : le rictus, la cape et le haut-de-forme de Lon Chaney (faux vampire de London after Midnight) ; les ongles griffus, la maigreur et la posture de Max Schreck (vrai Nosferatu). Au demeurant pointue et nostalgique dans tous ses emprunts (qui s’arrêtent aux Trois Visages de la Peur de Mario Bava, en 1963 !), Jennifer Kent a certes de qui tenir puisqu’elle descend en ligne directe des Carroll Brothers, prolifiques producteurs australiens des années 20. Face au « Monster » qu’elle a elle-même créé, digne de côtoyer les grands modèles d’Universal, il fallait des victimes de tout premier choix, compatibles et non moins dérangeantes, voire effrayantes à leur manière. Point de couple conventionnel (candides jeunes mariés dans leur nouveau nid d’amour ou duo d’aventureux parapsychologues), ni d’insupportables adolescents en goguette, non : une veuve surmenée, infirmière dans un asile de vieillards, contre son turbulent fils unique de six ans, ingérable au lit comme à l’école et – sans absolution aucune – indirectement responsable de la mort de son mari à sa naissance (victime d’un accident de voiture en l’emmenant accoucher à la clinique – la première séquence fondatrice du film, rêvée au ralenti), avec un brave toutou nécessairement condamné pour seule concession scénaristique. Loin du moindre angélisme, en revanche, et des diktats du « politiquement correct », la réalisatrice ne craint pas ainsi d’aborder de front les écueils majeurs d’une société moderne en perte de repères, rongée par ses démons au quotidien : la fatigue nerveuse et le désarroi éducatif des mères isolées qui travaillent, le narcissisme accaparant des enfants-rois hyperactifs, l’impuissance croissante de l’institution scolaire, la pénurie d’écoute médicale et l’aveuglement commode, les préjugés non assumés des voisins ou des agents de contrôle. Gageons donc qu’Incommodés par tant d’abcès brutalement crevés, les coupables adeptes de feue Françoise Dolto seront les premiers à hurler ! Or le fantastique prospère dans l’inconfort émotionnel et intellectuel, quand se brouillent peu à peu les repères entre le songe et la veille, le réel et l’irréel, le bien et le mal – l’acceptable et l’insoutenable. Sans le sale gosse et son appétit de lectures maternelles au coucher, pas de Trois Petits Cochons, ni, par conséquent, de Méchant Loup, puis de Babadook. Parfaite tête à claques, Noah Wiseman fait toutefois souffler le chaud et le froid dans le rôle difficile du petit Samuel. Passant inopinément de l’exaspération compulsive à la tendre effusion, il incarne la malédiction de sa génitrice (dans la lignée de Damien ou du bébé de Rosemary), autant que son intrépide chevalier servant, bricoleur d’armes destructrices pour terrasser les dragons dont il peuple, dans son esprit tordu, la maison. Admirablement construit sur une série de lents crescendos horrifiques, le script finit même par inverser les rôles. N’a-t-on pas vu souvent la terreur changer de camp ? En sombrant ici dans l’insomnie et la dépression, l’ange de miséricorde se mue en diablesse hystérique et, désormais persécuté à tort, la pesante progéniture en victime expiatoire. Tressons de ce fait les lauriers qui s’imposent à la prodigieuse Essie Davis, actrice tasmanienne découverte en 2006 par les festivaliers géromois, au cœur de la rurale Isolation irlandaise générée par Billy O’Brien, Grand Prix du cru. Rendue depuis peu plus familière chez nous par la diffusion dominicale, sur France 3, de la savoureuse série rétro Miss Fisher enquête (elle y tient le rôle éponyme d’une coquette détective anglaise à Melbourne), elle avait déjà décroché un Laurence Olivier Award sur la scène londonienne (dans Un Tramway nommé Désir en 2004) et, entre deux Matrix et Australia au cinéma, campé l’épouse jalouse de Vermeer, peintre de La Jeune Fille à la Perle (2003). Pour sa brillante compatriote, elle donne tout, sans retenue ni cabotinage (un exploit en soi) : aussi impressionnante en définitive que le Babadook qui la traque, l’obsède et la possède, son Amelia prend un bain tout habillée, entre en transe, hurle, s’arrache une molaire, vomit de l’encre noire et brise la nuque de son petit chien. De la détresse profonde à la monstrueuse cruauté, elle va plus loin que Mia Farrow et Piper Laurie devant Sissy Spacek (sa fille Carrie). Elle bouleverse et sidère, nous abandonne pantelant de stupeur et d’admiration. Osons le proclamer : à l’égal de Meryl Streep (Un Eté à Osage County), Cate Blanchett (Blue Jasmine) et, en Francophonie, d’Emilie Dequenne (Pas son Genre) ou Marion Cotillard (Deux Jours, Une Nuit), sa magnifique performance compte, tous styles de films confondus, parmi les meilleures compositions dramatiques de l’année. Sans minorer les multiples qualités cinématographiques de Mister Babadook, le principal effet spécial de ce sombre joyau, c’est elle, assurément. Vous voilà prévenus
  • AMOURS CANNIBALES (2013)
    Etymologiquement, le cannibalisme devrait se trouver circonscrit aux Caraïbes. Mais, en dépit de ses vertus autarciques, ce mode de consommation rituel s’est, comme bien d’autres, mondialisé à outrance – sur les écrans beaucoup plus que dans nos vies dévorantes et au sens « premier » du terme, tout du moins. Car enfin n’importe-t-il pas aujourd’hui d’avoir la niaque ou la dent dure (souvent les deux) pour éviter de se faire bouffer tout cru ? Quant au cinéma, il affiche très clairement le menu (pas toujours ragoûtant) depuis les années 70. Depuis qu’avec Charles Manson et aux dépens de Polanski, durant l’été 69, quelques hippies mal embouchés se mirent à charcuter les « pigs » huppés à « pattes d’eph », confondant retour à la nature et concours de sauvagerie. On put ainsi assister à l’éclosion sanglante d’un sous-genre de l’« horror movie » initié dans des registres différents, en noir et en blanc, puis en couleur, par deux maîtres américains : George Romero (La Nuit des morts-vivants, 1968) et Tobe Hooper (Massacre à la tronçonneuse, 1974), présidents successifs (en 2011 et 2014) du Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg. Il fallut toutefois attendre une décennie pour voir l’anthropophagie gagner les studios-cuisines du vieux continent et gravir en belle compagnie (celle, seins nus, de la Suissesse Ursula Andress), sous la conduite de Sergio Martino, La Montagne du Dieu cannibale. Mais, comme dans le fameux homonyme de Ruggero Deodato, devenu deux ans après l’expert en la matière, et les resucées strictement alimentaires vite emballées par leurs compatriotes Umberto Lenzi (L’Avion de l’Apocalypse, La Secte des Cannibales et Cannibal Ferox) ou Bruno Mattei (Horror Cannibal 1 et 2), l’ambiance exotique demeurait prudemment de mise, entre Malaisie et Amazonie. La clientèle d’amateurs pouvait donc digérer tranquille. On mesure alors mieux l’effet produit en 1991 par deux œuvres pourtant fort dissemblables qui, tout en transcendant la nauséeuse tambouille habituelle, importèrent au cœur de nos sociétés occidentales la hantise hélas bien réelle (des faits divers tragiques s’en feront ensuite l’écho) de cette pratique barbare : une mise en bouche poétique et un thriller à jamais emblématique, Delicatessen de Jean-Pierre Jeunet et Le Silence des Agneaux de Jonathan Demme (d’après un best-seller de Thomas Harris), multi-oscarisé et dominé par le très parlant Hannibal Lecter d’Anthony Hopkins – personnage d’ailleurs issu, rappelons-le, du même « modèle » que le Leatherface de Tobe Hooper, à savoir le vrai « serial killer » nécrophile Ed Gein (1906-1984), dit « le boucher de Plainfied ». Aux Etats-Unis suivront, outre son « sequel » obligé ( de Ridley Scott, 2001) et ses deux plus dispensables « prequels » (Dragon Rouge de Brett Ratner et Hannibal Rising de Peter Webber), des films aussi sombres et soignés que La Route (2009), fable post-apocalyptique de John Hillcoat, ou We Are What We Are (2013) de Jim Mickle, remake « fondamentaliste » de «Ne nous jugez pas (commis à Mexico par Jorge Michel Grau en 2010) et premier « scandale » (public et critique) dans l’histoire du Festival de Deauville ; en France, Marina de Van et Béatrice Dalle, les pulpeuses carnassières de Dans ma peau (version autophage du motif) et Trouble Every Day, cru 2001, avant le lugubre abattoir humain des Frontière (s) explorées au nord par Xavier Gens en 2007. Pays à la pointe du fantastique depuis le tournant du XXIe siècle (sans compter l’avènement des Autres d’Alejandro Amenabar, trois Grands Prix et cinq Prix du Jury collectés à Gérardmer), l’Espagne ne s’était en revanche guère distinguée dans un domaine d’appétence pourtant peint sur toile avec quel éclat, dès 1820, par Francisco Goya. Tableau gore, au demeurant, que son terrible « Saturne dévorant ses enfants », à l’image abâtardie du Mondo Cannibale (1980) selon Jesus Franco ou du trop contagieux REC (2008), cosigné Jaume Balaguero et Paco Plaza. Or –troublante coïncidence ! – malgré l’attribution d’un Goya mérité de la meilleure photographie à son jeune chef opérateur Pau Esteve Birba (d’abord cameraman sur Buried et The Awakening), rien de tout cela ne subsiste chez Manuel Martin Cuenca, venu de l’aride Almeria (décor d’un autre genre pour Sergio Leone) ; il serait même indécent d’espérer de ses Amours cannibales, si alléchantes puissent-elles paraître, un supplément d’hémoglobine et de chair fraîche. Suggestion : voilà, contre toute attente, le maître mot, l’option retenue par ce cinéaste austère dans son cinquième et meilleur long métrage. Sujétion aussi, certes, mais du prédateur, davantage que de ses proies de hasard, à la stricte observance de la liturgie catholique, aux non moins rigoureuses exigences de son double artisanat (public et clandestin), à son régime alimentaire exclusivement carnivore, aux froides pulsions qui l’animent et à la vie monacale qu’inoffensif et tranquille en apparence il s’impose. Tailleur d’excellente réputation à Grenade, Carlos découpe en effet ses précieuses étoffes avec la même minutie, le même amour de la belle ouvrage, qu’il tranche, hors-champ, les tissus corporels de ses victimes féminines. Les unes sont étendues, en semaine, sur la table de sa boutique à l’ancienne, les autres religieusement allongées, nues et à peine occises, sur celle de l’atelier fort bien pourvu du chalet isolé où il se réfugie le week-end (comme en témoigne la belle affiche du film, pastiche d’une pietà inversée). Et s’il nous suffira d’entendre les coups de hachoir, rien qu’une fois, nous assistons néanmoins à deux mémorables scènes d’assassinat nocturne (un accident d’automobile provoqué en rase campagne et un bain de minuit interrompu sous la dune), d’autant plus percutantes que l’homme seul y frappe deux tourtereaux, dans chaque cas, et que la violence attendue de ce Canibal (titre original espagnol) s’avère réduite à la portion congrue. Mais le singulier exploit ici accompli par l’auteur (cosignataire du scénario avec Alejandro Hernandez, sur un canevas de l’écrivain cubain Humberto Arenal, mort en 2012 à l’âge de 86 ans) consiste à nous attacher « insensiblement » à son élégant et mystérieux protagoniste, aussi indéfendable soit-il. La manipulation du spectateur opère dès l’exemplaire séquence d’ouverture qui, rompant soudain avec l’apparente objectivité du long plan fixe en plongée sur une station-service, lointain îlot de lumière dans les ténèbres, le surprend en l’invitant à partager, d’un simple panoramique, le point de vue du tueur garé au volant de sa voiture et prêt à prendre en chasse, depuis une colline, l’unique véhicule à l’arrêt devant la pompe. Présentations faites dans un fossé (fatal pour le couple de clients), Manuel Martin Cuenca s’ingénie à aiguiser davantage encore notre appétit : peu friand d’excès grand-guignolesques, il préfère nous offrir une leçon solennelle de gastronomie, de la cuisson d’un steak de femme finement préparé à sa lente et silencieuse dégustation. Le Docteur Jekyll ne se dédouble plus en Mister Hyde, il se confond avec lui. Allant jusqu’au bout de son fervent besoin de communion spirituelle, le metteur en scène semble même absoudre, par la suite, ce paroissien si pratiquant, adepte des processions mariales, lorsqu’il l’accompagne à l’église et confronte la mémoire latente de ses crimes nourriciers aux paroles de l’eucharistie, littéralement reçues et appliquées : « Ceci est mon corps, prenez et mangez-en tous ». Comment ne pas alors esquisser un sourire et méditer sur le sens du sacrifice, consenti ou perverti et ravivé de génération en génération ? Il acquiert du reste une dimension nouvelle, paradoxale, quand enfin le tailleur (lui aussi virginal) s’éprend de la jolie jumelle de son ex-voisine du dessus, une Roumaine qu’il avait abritée, puis ingérée, et qu’il en perd son instinct de chasseur et sa coupable fringale. A l’instar de Kim Novak dans Vertigo, l’actrice Olimpia Melinte incarne, tantôt candide, tantôt inquiète, Alexandra la brune et Nina la blonde, accroissant le trouble du spectateur et, par voie de conséquence, sa capacité d’identification au « cannibale », son aptitude à sombrer toujours plus avant dans les périlleuses profondeurs de son être énigmatique. Il y est bien sûr aidé par l’interprétation magistrale d’Antonio de la Torre, fascinant d’intense minimalisme. Le célèbre acteur andalou (pilote des Amants passagers chez Pedro Amodovar et clown joyeux de la Balada Triste d’Alex de la Iglesia) apporte en outre sa caution non négligeable à ce dérangeant joyau cinématographique : dans Gordos (2009) de Daniel Sanchez Arevalo, il n’avait pas hésité à prendre 33 kilos pour camper Enrique, un obèse en thérapie ; là, il a eu la suprême intelligence de dégraisser son jeu jusqu’à l’os, devenant, dans sa rigide et pourtant palpitante opacité, l’ombre de Carlos et la nôtre à la fois. Mais, imprégnées de catholicisme et magnifiées par la splendeur picturale de ses clairs-obscurs (dignes du Siècle d’or espagnol), ces Amours cannibales trouvent leur ultime accomplissement dans la conciliation impossible a priori de Bresson et Hitchcock, Lynch et Bunuel. Désirer, c’est consommer, nous susurrent--elles, et aimer, se consumer.
    7e FESTIVAL EUROPEEN DU FILM FANTASTIQUE DE STRASBOURG
    Strasbourg, Texas
    Oyez, oyez, bonnes gens, l’Apocalypse est à nos portes – et pas seulement celles des salles de cinéma strasbourgeoises où le FEFFS en expansion, comme pour en exorciser allègrement l’emprise, fit régner le Malin en majesté, des cinémas Star à l’UGC. ..
    Ne percevez-vous point dans vos journaux du soir comme du matin le souffle et le vacarme de ses Cavaliers funestes lancés au grand galop sur notre fragile planète bleue ? Tous les quatre déjà ils sont là, bien reconnaissables : le blanc de la barbarie conquérante ; le rouge de la guerre civile, avec son sanglant cortège d’égorgés ; le noir de la famine et de la pénurie ; le pâle enfin de l’épidémie, vorace ambassadrice de la Mort toute-puissante. A moins qu’une tempête solaire ne les prenne de vitesse, puisqu’il suffirait d’une giclure plus véloce de plasma ionisé pour accomplir le Ravage jadis anticipé par René Barjavel et y précipiter, corps et biens, les vulnérables esclaves de la Fée Electricité que nous sommes hélas devenus.
    Rappelés alors en festifs éclaireurs, les 4000 volontaires de notre si cathartique Zombie Walk, le samedi 13 septembre, par les rues laissées intactes de Strasbourg ? 13, forcément, comme le nombre de films en compétition pour l’Octopus d’Or, lesquels générèrent, avec les courts et les longs métrages des autres alléchantes sections (baptisées « crossovers », « midnight movies » ou « revivals »), 6000 entrées de plus, en dix jours, dans les salles – autant dire une déferlante, mais toute bénéfique, celle-là, et pareillement sympathique.
    Aux antipodes, par conséquent, du « magnifique » (sic) tsunami de flammes accueilli sur les côtes australiennes par les derniers survivants de l’espèce humaine dans The Final Hours – douze au total – de leur compatriote Zak Hilditch. Pour une projection d’ouverture, le titre ne manquait ni d’ironie, ni d’à-propos. Malgré la jolie présence rédemptrice d’Angourie Rice (blonde fillette au cœur du chaos, sur le lointain modèle de Brigitte Fossey dans Jeux interdits), ce compte à rebours paradoxalement soporifique ne s’avéra en revanche guère représentatif de la très honorable qualité d’ensemble de la sélection, toujours concoctée avec amour par Daniel Cohen et Consuelo Holtzer, duo aguerri s’il en est. Combien plus puissant avait été, en effet, chez Mimi Leder et Lars Von Trier, le « deep impact » causé par la chute sur notre globe d’une météorite fatale ! Mais, issus principalement de la série B, les genres volontiers agglomérés du fantastique et de la science-fiction produisent davantage de déchets que les autres ; ils y puisent même une part non négligeable de leur charme et de leur insolence, inhérents au substrat primitif d’un art forain qu’ils pérennisent quand certains, mieux éduqués en apparence, s’obstinent à le renier.
    Le Texan Tobe Hooper (71 ans), prestigieux Président cette année d’un Grand Jury retreint à deux confrères européens de proche obédience (l’Espagnol Juan Martinez Moreno, maintenant installé à Londres, et le Français Xavier Palud, responsable d’une récente Intrusion fantastique en Alsace, sous l’égide d’ARTE), ne pouvait certes nier, avec le recul du sourire entendu, une telle évidence. Crânement planté en 1981 dans l’effrayant territoire des Freaks, non loin de la Nightmare Alley< plus tard parcourue par Edmund Goulding (noire référence haut et fort revendiquée), son Funhouse en témoigne d’ailleurs assez bien : pour les amateurs français un second Massacre, dans le train fantôme cette fois-ci – l’illustre tronçonneuse (plusieurs fois brandie) du premier étant depuis devenue, jusqu’à notre Foire Saint Jean, une efficace attraction « live » de fin de parcours. Comme flambant neuve dans la version restaurée de son 40e anniversaire, celle-ci avait aussi recommencé à vrombir, ce printemps, sur la Croisette où nos deux directeurs du FEFFS happèrent son auteur pour le plus grand plaisir de leurs aficionados du cru, accourus nombreux à sa fort conséquente Masterclass du dimanche après-midi, au Star Saint Exupéry.
    Accessible et jovial, humble et narquois, l’homme révéré derrière « Leatherface » nous l’affirma, en l’occurrence, à bon escient : « Pour faire de grands films d’horreur, il faut vivre des périodes troubles ». Ou y survivre. Tel fut son cas, lui l’enfant d’Austin que le hasard faillit faire naître dans une salle obscure. Travaillé tout à la fois par les spectres de la guerre, l’atroce exhibition des faits divers télévisés et l’éclatement d’un foyer en folie, il ne dut son salut mental qu’aux impérieux attraits du grand écran – un autre monde de fantaisie où l’on chante sous la pluie, où l’on ferraille sous cape et dont les magiciens s’appelaient Michal Curtiz, Stanley Donen ou Howard Hawks ( superviseur de La Chose), mais aussi Antonioni et Fellini. Serait-il pour autant devenu le pionnier inquiet, rural et fauché du « slasher » sans le choc décisif ressenti, le 22 novembre 1963, devant le plus court des films gore : 26 secondes horrifiques signées Abraham Zapruder où volait en éclats, avec le crâne de JFK, une certaine idée, fausse et ripolinée, de l’Amérique. A l’image tremblée de cette atterrante ligne de fracture, il y aura bien, une décennie plus tard, selon l’enseignant Jean-Baptiste Thoret (interlocuteur ad hoc de Tobe Hooper à Strasbourg), un « avant » et un « après » The Texas Chain Saw Massacre.
    Difficile, de ce fait, pour ses jeunes compatriotes de venir se mesurer chez nous à la puissance d’ébranlement intacte du joyau brut livré (et disséqué) par le réalisateur de Poltergeist. Or ce sont deux nouvelles recrues du genre qui vaillamment nous arrivèrent d’Hollywood pour promouvoir chacune leur premier long métrage en compétition : Ana Lily Amirpour et Leigh Janiak. Tout parut, en l’occurrence, opposer la brune et la blonde, du tempérament au propos et de l’univers spécifique (urbain d’abord, sylvestre ensuite) à l‘esthétique – avec un avantage certain, quoique inopérant, pour l’Anglo-Iranienne, fraîche lauréate du Prix de la Révélation Cartier au 40e Festival du Cinéma Américain de Deauville.
    A considérer sa science du cadre (au service d’un noir et blanc envoûtant et désolé), l’éclectisme très « tarantinesque » de ses choix musicaux (préalables aux images) et l’offensive vigueur de ses saillies verbales, nul doute n’est plus permis : cette diablesse-là saura se montrer artiste jusqu’au bout des griffes. Un peu trop, peut-être… Avec A Girl Walks Home Alone At Night (titre combien prometteur), elle prend la pause et son temps pour nous conter, en langue perse, sa spleenétique histoire de justicière dans la ville californienne de Taft, sinistre autant que sinistrée et rebaptisée, non sans raison, Bad City. L’or sous les derricks grippés s’y avère aussi noir que ses âmes en rade, à l’instar du tchador de l’alter ego vampirique d’Ana Lily Amirpour (l’insondable actrice Sheila Vand, qu’elle double en skateboard, de dos), entrouvert sur une marinière volée à la Jean Seberg d’A bout de souffle – « la seule chose à sauver dans le cinéma de Godard », selon l’insolente émule de David Lynch.
    Plus modestement, sa rivale américaine de Honeymoon ne prétendait pas snober, par son petit cauchemar nuptial en forêt, les codes (trop ?) attendus du genre, entre fantastique insidieux et science-fiction. Réduit à deux jeunes couples dévastés (par l’emprise d’une puissance extra-terrestre sur leur élément féminin respectif), le casting à moitié britannique du film demeure son atout majeur sous la sensible direction de Leigh Janiak. Aux côtés de Rose Leslie (Ygritte dans Game of Thrones), on y retrouve, de l’euphorie à l’inquiétude, l’attachant Harry Treadaway du Hideaways d’Agnès Merlet, Méliès d’Argent en 2012.
    Ce passeport européen pour le Festival de Sitges fut cette année de plein droit octroyé à Manuel Martin Cuenca, natif d’Almeria. Point de féroce équarrissage dans ses tendres et suggestives Amours cannibales qui nous transportent à pas de loup chez un tailleur solitaire de Grenade, fervent catholique, loin des sauvages contrées amazoniennes ou texanes de Ruggero Deodato et Tobe Hooper. Ce dernier sut pourtant goûter à sa juste valeur le mets raffiné – et de ce fait différemment dérangeant – qui lui fut ici servi avec une rare élégance par le chef opérateur Pau Esteve Birba (lauréat d’un Goya), présent dans la salle, et l’acteur Antonio de la Torre (cher à Pedro Almodovar), prodigieux d’intensité.
    Moins accompli, quoique indéniablement poignant et spectaculaire, nous apparut le White God hongrois de Kornel Mundruczo. Son fragile Octopus d’Or, trophée de verre soufflé à Biot, vint s’ajouter au Grand Prix cannois d’Un Certain Regard, récompensant une fable de la difficile « réconciliation » finale entre les humains et leurs prétendus « meilleurs amis » les chiens. Tels les faux morts-vivants à Strasbourg, on y voit 280 bâtards (dressés six mois durant) s’échapper glorieux de leur fourrière pour terroriser les rues de Budapest, sur les traces de tous les maîtres indignes qui les ont abandonnés ou martyrisés, pervertis et instrumentalisés. Au-delà du clin d’œil manifeste au White Dog (1982) de Samuel Fuller, l’allégorie politique pèse parfois aussi lourd que, lors de certains moments intimes, l’inutile caméra à l’épaule, mais les séquences d’anthologie (parfois étrangement disneyennes) qui jalonnent la double quête de Hagen (brave berger « croisé » de sharpei et de labrador) et Lili (petite trompettiste fugueuse) sont assez belles pour emporter l’adhésion.
    Tout premier récipiendaire du même trophée pour Vinyan en 2008, le fidèle Fabrice Du Welz dut quant à lui se contenter d’une adéquate Mention Spéciale pour le deuxième volet de sa trilogie ardennaise (après Calvaire, multi-primé à Gérardmer en 2005) interprétée par l’affolant Laurent Lucas : Alleluia, un thriller passionnel et volontiers grand-guignolesque qui constitue, en réalité, la quatrième version cinématographique de la fuite en avant fatale de Martha Beck et Raymond Fernandez, les tristement célèbres «Tueurs de la Lune de Miel » (« The Lonely Heart Killers » en Amérique), électrocutés à Sing Sing le 8 mars 1951.
    En notre siècle de galopante horreur numérique, nous laisserons du moins à son réalisateur belge le mot de la fin. Interrogé sur son obstination à tourner en 16 mm, il eut cette réponse, simple et cinglante à la fois : « Parce que je suis cinéaste et que je fais des films ». A méditer.
  • MAMA (2013)
    Deux longs métrages se sont, à juste titre, tout particulièrement distingués, l’hiver dernier (entre le 30 janvier et le 3 février 2013), lors du Festival International du Film Fantastique de Gérardmer qui fêtait là, en frissonnant avec eux au plus haut niveau, son 20e anniversaire de survivance "bien arrosé" (sang … et pluie surtout, dixit Pierre Sachot, Président de l’Association Fantastic’Arts). Deux approches très différentes, voire antagonistes du genre, propres à en souligner, depuis le grand-guignol échevelé jusqu’à la poignante évanescence, l’extrême variété. Deux premiers films enfin qui logiquement se partagèrent, d’inéquitable mais assez pertinente façon, l’essentiel des trophées vosgiens : le Grand Prix, le Prix du Public (par avis à la sortie des salles) et celui du Jury Jeunes de Lorraine pour Mama ; le Prix du Jury ex aequo (avec Berberian Sound Studio de l’Anglais Peter Strickland, sorti le 3 avril) pour The End de Jorge Torregrossa, projeté non sans malice en "fin" de sélection.

    Malgré l’audacieux et très beau discours de clôture du Président Christophe Lambert dont le cœur penchait, à mots couverts, pour le second, le premier disposait d’emblée d’un non négligeable avantage en nature : la venue sur l’estrade de son réalisateur Andrés Muschietti, espiègle, charismatique et aussi grand par la taille que par le talent, flanqué de sa sœur Barbara ("un cœur à prendre", a-t-il cru devoir préciser), coscénariste et productrice du film, mais impuissante à compenser l’absence de "sa" star Jessica Chastain, alors en route pour l’Oscar (manqué de peu avec un non moins éprouvant Zero Dark Thirty ). Autres atouts, plus grand public cette fois : son cortège d’effets spéciaux fort efficaces (accrus par l’ingénieuse alternance des ralentis et des accélérés), les envoûtantes nappes de musique tissées, dès le générique (à base de dessins de marmots), par son compositeur Fernando Velazquez et l’intelligible (quoique funèbre et follement poétique) résolution de son intrigue, quand le concurrent espagnol privilégiait au contraire l’ellipse et l’incertitude.

    Comment ne pas se laisser attirer, en outre, par le parrainage toujours prometteur du cinéaste mexicain Guillermo del Toro, expert ès cauchemars infantiles, dont le Jury géromois de Norman Jewison distingua L’Echine du Diable en 2002 ? Car ce n’est pas pour de simples raisons commerciales que son nom surplombe l’obscure affiche de Mama, authentique conte macabre revendiquant d’entrée de jeu la formule magique du "Once upon a time" ("Il était une fois") dans un univers qui oscille entre merveilleux et modernité (le krach boursier d’octobre 2008, enduré depuis Richmond) et s’entortille autour de deux sœurs fraîchement orphelines, "enfants sauvages" recluses cinq ans durant au fond d’une cabane abandonnée, puis adoptées et tant bien que mal rééduquées par leur oncle (le Danois Nikolaj Coster-Waldau, rebelle de l’ombre dans Oblivion) et sa compagne stérile, guitariste de punk rock (une Jessica Chastain brune, tatouée et quasi méconnaissable en avatar gothique de Lisbeth Salander !).

    Tourmenté et mal assorti, ce quatuor familial deviendra bientôt la cible des assauts domestiques les plus hallucinants du personnage éponyme, sortie des bois dans le sillage de ses deux petites "protégées" (dont elle avait jadis emporté le père, devenu suicidaire et meurtrier). Une monstrueuse Mama, certes, parfois trop "attendue" dans ses répétitives incursions de passe-muraille, mais qui aura eu l’insigne mérite de ne ressembler à aucune autre et de s’inscrire pour toujours dans les mémoires des amateurs : tour à tour effroyable et fascinante, presque attendrissante au cours du grandiose dernier quart d’heure, elle ne déparerait pas chez Tim Burton si l’on considère sa maigreur arachnéenne, sa flottaison spectrale ou ses longs cheveux noirs, épars et hirsutes. Sorcière ? Succube ? Fantôme ou fantasme ? Elle est en somme un peu tout cela et bien davantage, d’autant que son existence passée nous ramène au XIXe siècle, naturellement, et que deux interprètes la (dé)composent (le corps de Javier Botet, échappé de REC 3, et la voix de Jane Moffat).

    Nous nous garderons cependant de lever le voile à l’excès sur les méandres et les contorsions physiques ou scénaristiques d’une histoire dont on s’étonnera seulement qu’elle puisse constituer, sur une heure quarante, la vigoureuse extension d’un court métrage de trois minutes seulement, livré sous le même titre en 2008. Leur maître d’œuvre eut beau ironiser sur la brièveté de celui-ci qui en aurait, selon lui, conditionné seule l’excellent accueil, la maîtrise précoce de son art s’impose avec éclat dès la séquence de l’accident de voiture lancée à toute allure sur une route enneigée, conçue tel un éblouissant ballet de dérapages et de tête-à-queue, digne de la fatale embardée ralentie des Choses de la vie. Avec Mama, à l’évidence, un immense cinéaste argentin est né, et nous brûlons déjà de suivre Andrés Muschietti, par ailleurs auteur dramatique et story-boarder, en d’autres domaines hantés que son chalet Helvetia, mieux conçu pour les "vrais" Hansel et Gretel ( pas les Witch Hunters !) que pour les suppôts d’Evil Dead.

    Et si, à Gérardmer, nous avons, pour notre part, préféré l’apocalypse en creux de The End, son soleil indifférent n'amoindrit point la nuit contagieuse du grand gagnant. "Un fantôme est une émotion contrariée tendant à se répéter sans cesse jusqu’à ce que l’erreur soit réparée", y proclame-t-on fort justement. Face à certains d’entre eux, on se prendrait presque à souhaiter qu’elle ne le soit jamais.
    Maxime Stintzy
  • WE ARE WHAT WE ARE (2013)
    Outre l’indispensable malaise que progressivement, presque en douceur, elle distille et installe, trois raisons au moins concouraient à faire de cette mise en bouche forcément cannibale ("Zombie Walk" oblige, arrosée comme elle ! ) l’idéale ouverture de la 6e édition du FEFFS – le Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg.N’affichait-elle point à l’écran, juste après son générique de début, un grand "Vendredi", bien plus humide encore que ce 13 septembre 2013 qui réunissait à nouveau, en sa prometteuse soirée cérémonielle, aficionados, officiels, jurés et maîtres d’œuvre dans la grande salle d’un Star Saint-Exupéry toujours complet ? Sous son titre anglais aussi fataliste que sibyllin, mais fort emblématique, au fond, de la tribu – volontiers pittoresque – d’amateurs drainée par la manifestation, We Are What We Are dissimulait de surcroît le "remake" (ou plutôt l’élégante transposition homonyme) d’un petit film trash mexicain récompensé à Gérardmer en 2011 : Sonos Lo Que Hay (VF : Ne nous jugez pas) de Jorge Michel Grau, Prix du Jury ex aequo avec une autre boucherie familiale, The Loved Ones (irremplaçables ceux-là) de Sean Byrne. Ainsi le passage de flambeau (ou de sanglante soupière, en l’occurrence) entre le festival vosgien (lui-même transféré d’Avoriaz) et son petit voisin alsacien gardait-il, après les visites communes du légendaire Roger Corman ou, cette année encore, de la fidèle Marina de Van ("Mention spéciale" pour Dark Touch), une viable légitimité. Malgré la très littérale "crudité" des deux séquences grand-guignolesques qui l’encadrent (peu après le générique, l’éviscération de la mère sur une table d’autopsie et, sur celle de la salle à manger, la dévoration finale du père nourricier par sa progéniture), cette oppressante plongée au cœur de la bigoterie autistique d’une Amérique profonde passablement névrosée s’avérait enfin assez fédératrice dans sa facture (splendide) et son propos (social autant qu’oedipien) pour transcender les conventions du genre. En compétition au FEFFS, il y a deux ans, avec le "survival" post-apocalyptique d’un Stake Land plus balisé (et primé à Toronto), son réalisateur Jim Mickle n’eut-il pas cette fois, avant Strasbourg, les honneurs d’une sélection à la Quinzaine des Réalisateurs cannoise ?La mise en place très lente du récit renforce en l’occurrence la chape d’obscurantisme et de brumeuse mélancolie qui semble peser, dès les premières si tranquilles images de ciel maussade et pluvieux, de nature sylvestre et détrempée, sur un Comté du Delaware où le temps paraît s’être grippé, enfermant derrière leurs ruisselantes vitres des êtres juvéniles ou rancis aux visages lourds de secrets. Piano et violoncelle se marient d’ailleurs pour en prolonger profondément la langueur, le temps d’un prélude quasi bergmanien, et nous imprégner d’un doux spleen contagieux que viendra toutefois fissurer l’élément perturbateur attendu : le désarroi d’une femme de quarante-sept ans qui, sortie de son austère foyer dans un état second, erre, convulsive, par les rues de la modeste localité voisine avant de s’effondrer et de se noyer, le crâne meurtri, dans une flaque de boue. Cette mort demeurée longtemps inexpliquée nous permet de faire connaissance avec la famille très religieuse qu’elle endeuille, résolue à perpétuer les rituels de jeûne, de prière et de sacrifice auxquels la défunte la soumettait : un père complice et visiblement illuminé, Frank Parker (qui doit à Bill Sage, impressionnant, sa robustesse opaque et sa barbe de prophète), deux trop angéliques adolescentes, Iris et Rose (respectivement incarnées par Ambyr Childers et Julia Garner – déjà vue dans Electrick Children, Le Dernier Exorcisme II et l’excellent Monde de Charlie – que leur belle et bientôt inquiétante blondeur rattacherait presque à un autre Village : celui des Damnés de Wolf Rilla, puis de John Carpenter), et leur plus innocent frère cadet Rory (le petit Jack Gore, au patronyme prémonitoire).Point n’est alors besoin d’être grand clerc pour opérer un troublant rapprochement entre la vingtaine de jouvencelles volatilisées aux alentours, un hypothétique serial killer, les ossements humains que déterrent ou charrient peu à peu les incessantes précipitations et ce patriarche renfrogné qui, au souper, régale sa maisonnée d’un épais brouet grumeleux couleur d’hémoglobine. Admis dans le "Saint des Saints" (si l’on peut dire), le spectateur dispose certes d’éléments de plus en plus accablants que tarderont hélas à collecter et à associer les deux tenaces enquêteurs du cru : un shérif adjoint juvénile (l’adéquat Wyatt – mais oui – Russell), épris pour son malheur de l’aguicheuse aînée, et l’intrépide médecin légiste campé par le vétéran Michael Parks ("le plus grand acteur du monde", selon Quentin Tararantino). Le diagnostic décisif de ce dernier laisse au demeurant rêveur puisqu’il fait de l’anthropophagie une cause non négligeable des symptômes propres à Parkinson et aux maladies à prions. Or il faut bien un chasseur pour nourrir sa meute et pieusement concélébrer à la lueur des bougies, dans la solennelle intimité du cercle familial, le "Jour de l’Agneau" que nous peinerons pour notre part, pauvres mécréants horrifiés, à distinguer de celui de la Bête, chez Alex de la Iglesia…Fort de ses fascinants interprètes, de sa ténébreuse dimension mystique et de son esthétisme malsain, zébré d’atroces éruptions barbares, We Are What We Are surclasse ainsi l’original, un peu brouillon et plus sommairement politique. Non sans quelques longueurs, mais au diapason d’un toujours séduisant contrepoint musical (néo-classique ou country), il préfère jouer de l’ambiguïté des appétits et des sentiments, scrutant les dérives et les fatales conséquences du sectarisme dévot où volontiers renaît toute espèce de barbarie. Devant l’allure physique et vestimentaire des deux sœurs finalement meurtrières (et affranchies ?), on pourra en outre se remémorer la jeune Amish inquiète que fut jadis, dans Witness (1985), leur protectrice voisine de maintenant, Kelly McGillis, méconnaissable pour les fans ultérieurs de Top Gun (1986) qui l’avaient depuis presque perdue de vue. La présence rustique et carrée de l’ancien sex-symbol, devenue matrone de substitution, ne relève pourtant pas ici du seul hasard : elle interprétait déjà la vaillante bonne sœur du Stake Land de Jim Mickle (qui l’y confrontait à une épidémie vampirique) et semble avoir trouvé au sein du fantastique son seul espoir de survie professionnelle (le médium de The Innkeepers en 2011, c’était elle également !). Il passe pourtant, dans We Are What We Are, par une horrible mort de cinéma, la gorge tranchée en des circonstances qu’il vous appartiendra de prévoir ou de découvrir... Bon appétit !
  • BAD MILO ! (2013)
    Anus horribilis ? Et avec un seul n, s’il vous plaît ! Pas tant que cela, au fond, si l’on considère tout ce qu’il nous incombe aujourd’hui d’avaler, de digérer ! Des couleuvres par platées, bien sûr, et puis, au boulot comme au dodo, des vertes et des pas mûres ! A force, ça finit par peser sur l’estomac, par nouer les tripes et par développer des ulcères ou des boules, des très malignes, là où on ne les attendait pas ! Ca ne sent pas très bon non plus, pensez-vous ! Ca enfle, ça migre, ça vous colonise le côlon. Alors arrive un jour où, qu’on le veuille ou non, faut que ça sorte… Les autres, presque tous les autres, ils devraient donc se méfier, prendre garde à plus le faire ch…, ce brave Duncan, littéralement s’entend, sous peine de voir Milo s’extraire de sa niche naturelle, puis de finir en chair à pâté(e).
    Vous l’aurez compris : ainsi son hôte souffrant a-t-il baptisé, pour une obscure raison qui lui appartient tout autant, le monstre tapi au fond de ses viscères ("J’ai un alien dans le cul !", finira-t-il par avouer à son épouse, enfin enceinte elle aussi). Car il ne s’agit pas là d’un vulgaire polype rectal engendré par une mauvaise gestion du stress (et qu’une épique coloscopie ne suffira pas à localiser, ni à décrocher), mais plutôt d’une bestiole vorace de très intime compagnie dont il lui importera de contrôler, sans trop de cris, les entrées et les sorties, de canaliser aussi les vengeurs appétits. Imaginez, sous sa grasse enveloppe caoutchouteuse percée de grands yeux noirs attendrissants, le croisement d’un "critter" aux dents acérées avec un E.T. venu d’en bas et pourtant soucieux, comme son innocent modèle, de "revenir maison" (rires assurés), ses forfaits une fois accomplis. La police, qui n’irait pas le chercher jusque-là et encore moins l’en déloger, les mettront dès lors sur le compte d’un non moins improbable raton laveur enragé, pour la plus grande satisfaction du spectateur compatissant.

    Impossible en effet de ne pas s’attacher au gentil personnage brimé de Duncan qui l’abrite, le chasse, puis le choie tel un chat, et semble, quant à lui, tout droit issu, par sa bonté, sa gaucherie et le généreux idéalisme de son discours final, d’une fable de Frank Capra.
    Si la concrète et nauséabonde projection de son subconscient refoulé n’a certes rien d’un Harvey, il y a, sans conteste, du James Stewart dans l’allure lisse et la sensible interprétation du fort sympathique Ken Marino, comédien et scénariste de séries new-yorkais
    récemment doté d’un club de strip-tease par Les Miller : Une Famille en herbe. Au cœur d’une coquette banlieue pavillonnaire américaine, il campe, en pleine crise des "subprimes", le trop honnête employé corvéable d’une petite agence d’investissements illicites, harcelé tout à la fois par un patron cauteleux, une épouse en mal d’enfants, une belle-mère inquiète aux émois de jeune fille et le très intrusif sexologue qu’elle mandate pour l’examiner. Or ce fils de divorcés, atteint du syndrome de l’abandon paternel, persiste à repousser la contraignante
    perspective d’une progéniture, cause avérée de la plupart des ruptures. Sur le plan professionnel, Il doit cependant à sa bonne mine d’accepter une mutation temporaire aux ressources humaines : du bureau exigu nouvellement aménagé dans les toilettes de la boîte (un signe !) lui revient alors la tâche ingrate – quoique "humainement enrichissante", selon sa direction – d’aller informer ses collègues
    en douceur, l’un après l’autre, de leur licenciement économique. Et, comme si la coupe n’était pas assez pleine (ou plutôt son abdomen), voilà que son nouvel adipeux collaborateur se dépêche d’effacer d’un clic, par inadvertance, l’épais dossier qui l’occupait depuis un an !
    Une bévue qui lui vaudra de figurer, la nuit, en tête des victimes expiatoires du "Bad Milo" : déchiqueté il sera, avant leur patron véreux,
    égorgé dans sa fuite, et le sexologue indiscret, émasculé en plein accès d’onanisme.

    Convenons-en : la deuxième réalisation tardive de Jacob Vaughan (The Cassidy Kids, c’était en 2006 !) s’avère, de ce fait,
    plus cathartique encore que scatologique. Stupéfiante de profondeur insoupçonnée et de mauvais goût obligé, cette apparente
    pochade d’impeccable facture constitua même la très salutaire bouffée de gaz hilarant de la 6e édition du FEFFS
    (le Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg) et si son public de votants lui préféra, in fine, la plus convenable
    (et politiquement correcte) animation brésilienne de Una Historia de Amor e Furia, nous ne pensons guère nous tromper en misant sur l’accession du perdant au rang de futur "film culte" (sans omettre la syllabe finale), dans le voisinage immédiat de La Petite Boutique des Horreurs (celle de Roger Corman), d’Elmer le remue-méninges ou des Gremlins, auxquels sa tonitruante musique de série B (signée Ted Masur) contribue d’ailleurs à nous ramener. Affranchi de toutes les convenances sous son vernis lustré de façade, Bad Milo ! ne répugne pas à déployer un comique de situation trivial et régressif à base de diarrhées, gargouillis et flatulences (les hurlements nocturnes de Duncan sur son trône condamnant sa femme aux boules Quies), mais accomplit le double prodige d’échapper à la vulgarité et à l’enlisement. Le rythme y est tenu, comme préservé par une sorte de grâce paradoxale et jubilatoire qui tient à la qualité de son interprétation (décalée juste ce qu’il faut), autant qu’à la causticité de son propos à entrées multiples, non dénué de "fondement".

    Loin de se reposer sur les ravageuses escapades de sa part obscure (qu’il découvrira héréditaire) ou d’en cautionner les agissements, le protagoniste préfère d’ailleurs suivre une psychothérapie et partir à la recherche du père absent, un ermite égoïste qui mène une vie de sauvage planant dans les collines des environs. Il y est invité par le Docteur Highsmith (comme Patricia !), un hypnotiseur vaguement sorcier qu’habite l’ineffable acteur suédois Peter Stormare avec une extravagance peu coutumière. D’autres « guest stars » enrichissent au demeurant la nécessaire galerie de seconds rôles hauts en couleur, de l’imposant Patrick Warburton, boss aussi abject que facétieux, à Mary Kay Place, cougar liftée bécotant à table son jeune et fat "cochon" d’Inde. Savoureuses également, les diverses références dont Jacob Vaughan émaille le scénario (cosigné par Benjamin Hayes) : outre Steven Spielberg et Joe Dante, le Shining de Kubrick et In the Air de Jason Reitman se rappellent de la sorte à notre souvenir amusé. On oscille là entre Jekyll et Hyde, Woody et Allen, Stone et Cronenberg, le caca et Kafka. Or si l’Amérique qu’on y sonde apparaît bien barbouillée, l’indigestion ne gagne point son spectateur, plié en deux, voire estomaqué pour d’excellentes (et souvent cruelles) raisons. Gore et trash sans lourdeur ni gratuité, cette petite comédie fantastique restera dans les annales, forcément.
  • DARK TOUCH (2013)
    Certes plus atroce et dérangeant dans son film que dans son parcours de cinéaste, le sort injuste qui frappe la bienveillante petite famille adoptive de Dark Touch aura également eu raison de l’atypique Marina de Van. Fidèle au FEFFS comme, cette année, à la plupart des séances lacustres de son vieux concurrent vosgien (fait devenu là-bas assez rare pour être souligné), la très secrète ex-complice de François Ozon n’est-elle pas repartie bredouille du 21e Festival International du Film Fantastique de Gérardmer où son dernier long métrage s’affichait en compétition ? Au moins avait-elle obtenu à Strasbourg la maigre consolation d’une Mention Spéciale pour ce quatrième long métrage qui n’est pas sans rappeler, sous divers aspects, sa précédente réinterprétation vengeresse du Petit Poucet (2012) : une forêt épaisse, une demeure isolée et un enfant intrépide qui fait payer à ses parents le prix de l’abandon dans un cas, celui de la maltraitance dans l’autre. Mais radical, malsain et rageur, Dark Touch l’est peut-être trop, en dépit ou à cause de son emballage soigné, pour s’attirer sans gêne ni scrupules les faveurs d’une récompense, y compris sur les terres du fantastique. Un fantastique qui, d’ailleurs, de son propre aveu, intéresse beaucoup moins la sœur tourmentée des comédiens Adrien et Thomas de Van que le malaise ou l’inquiétude. Car il y a du Polanski au féminin derrière cet être blême et polyvalent (réalisatrice, scénariste, actrice, philosophe et plasticienne), diplômée de la FEMIS en 1997 : celui de Répulsion et du Locataire, bien sûr, mais aussi de ses œuvres plus académiques. N’échoua-t-elle pas à l’oral des Beaux-Arts parce que le jury, cette fois, l’avait trouvée paradoxalement "trop classique" ? Le conte funèbre et cruel qu’elle nous livre aujourd’hui ne s’avère pas pleinement abouti, surtout si on le compare à Dans ma peau (2002), son long métrage initial fort maîtrisé (dont elle était de surcroît l’héroïne autophage) ; il ferait cependant presque oublier le luxueux revers de Ne te retourne pas, son « cauchemar » cannois (sic). Situé dans la pluvieuse campagne irlandaise, il constitue en l’occurrence son premier film en langue anglaise et s’ouvre donc sur un prologue pétri de références gothiques, malgré la modernité du propos. Après avoir sauté par la fenêtre, une fillette hurlante et court-vêtue s’y enfuit dans les bois, sous l’orage, pour trouver refuge chez des voisins qui vont généreusement la recueillir, pour leur propre malheur. A l’hystérie viscérale de cette séquence liminaire succède en effet un flash-back explicatif du plus mauvais augure puisqu’on y assiste à l’incendie de la maison désertée et au massacre grand-guignolesque des parents naturels (sinon légitimes), furieusement assaillis et transpercés par les meubles et les objets tranchants de leur quotidien. Or il y a certaines méprises tragiques qu’un regard d’enfant blessé suffit à engendrer : des incidents similaires ne tarderont donc pas à se produire au sein du chaleureux foyer de substitution, puis dans le cadre scolaire et amical, jusqu’au tétanisant supplice du couple adoptif et à l’immolation finale. La Carrie de Brian De Palma avait déjà trouvé dans la télékinésie un effrayant vecteur de vengeance et Neve, sa cadette, semble avoir bien compris la leçon qu’elle applique même par procuration, au détriment de toutes les petites pestes de son établissement. Coïncidence : à âge égal, mais hors compétition à Gérardmer, la très pénétrante Anna (Taissa Farmiga, fille de Vera) usait également de ce don dans Mindscape de Jorge Dorado, quoique en pure perte pour la plupart des spectateurs. Ici en revanche, Marina de Van imprime en nous quelques scènes hautement singulières comme l’auto-combustion induite d’un cercle de poupées maltraitées pendant une dînette d’anniversaire, sur le gazon, ou bien l’effondrement nocturne de l’école où tous les élèves de la classe auront été conduits en file indienne – tels les enfants du fameux Joueur de flûte de Hameln – et enfermés dans leur salle. Missy Keating , onze ans, assume son rôle de petit ange exterminateur avec ce qu’il faut d’aplomb et de fausse innocence. La fille de Ronan Keating (le chanteur survivant du groupe Boyzone, créé à Dublin en 1993) n’est pourtant pas l’unique atout de la distribution, dominée par un attachant duo d’acteurs irlandais, réunis plus tôt au générique de la saga des Tudors (où ils interprétaient George Boleyn et la Duchesse de Suffolk) : Padraic Delaney et Marcella Plunkett. Cette brune aux yeux clairs, révélée en 2006 par la bohème dublinoise du Once de John Carney, vibre d’émotion contenue et nous emporte, en sens inverse, vers un idéal d’attentive douceur que nous n’eussions d’abord pas songé atteindre dans Dark Touch, ni dans le cinéma de Marina de Van en général. Las ! Son absurde saccage conclusif paraîtra dès lors d’autant plus gratuit qu’il s’aligne en somme sur les déplaisantes outrances d’un genre horrifique américain auxquelles la réalisatrice s’est toujours bien gardée de vouloir souscrire.
  • ZERO THEOREM (2013)
    Du "Brasil", en ce début d’été 2014, on en aura ingurgité à doses massives, Coupe du Monde oblige – y compris, plus subrepticement peut-être, sur grand écran, mais avec un Z comme le "Théorème" du scénariste anglais Pat Rushin et la dernière lettre du patronyme de son principal interprète, l’Autrichien Christoph Waltz. La boule à "Zéro", des fois qu’on aurait pas bien "capté", et pour la toute première fois déclassé depuis son avènement nazi (le Colonel Landa d’ Inglourious Basterds en 2009, salué à Cannes, puis aux Oscars), plus proche du "Lumpenproletariat" que de la "Race des Seigneurs" (fussent-ils odieux !), moins cynique que phobique, morose et psychorigide. En le voyant fulminer et grimacer en pure perte (de conviction), on comprend mieux, hélas, pourquoi les emplois de carpettes ou de victimes s’accordent si mal à sa mâchoire volontaire, ses yeux d’acier et son visage en lame de couteau.
    Visionnaire parfois inspiré quand substance(s) de choix il y a, Terry Gilliam n’a certes jamais été un grand directeur d’acteurs et il le prouve ici une nouvelle fois, provoquant lassitude et embarras chez leurs admirateurs les plus indulgents, au détriment de toute réelle adhésion. Car le haut du panier ne suffit pas à faire illusion dès lors que, fort mal tenu, il se trouve agité sans frein. Oscillent donc également, entre l’outrance et l’insignifiance, notre Mélanie Thierry (petite poupée pulpeuse non moins factice en "live" qu’en ligne), David Thewlis (sous-chef très en-dessous de ses possibilités), Tilda Swinton (bouffonne et jamais drôle en psy virtuelle – la bien nommée Dr Shrink-Rom), Lucas Hedges (banal geek à papa échappé pour rien des films de Wes Anderson), les fidèles Matt Damon (décevant Management, sorte de Big Brother excentrique) et Peter Stormare (médecin carnavalesque à peine aperçu).
    Le véritable drame, pourtant, c’est que le seul Américain natif des Monty Python (et leur patron au cinéma) ne parvient plus guère à surprendre, à générer rires ou rêveries, ni même à choquer. S’il se souvient ici explicitement du Sens de la Vie (raillé de concert en 1983), insaisissable objet de la quête conjointe du protagoniste (muré dans l’attente d’un mystérieux coup de fil révélateur – son Godot à lui, en quelque sorte) et de ses supérieurs hiérarchiques, il semble surtout ruminer, à un an d’écart, ses réminiscences de 1984 (le roman).
    Nous devrions au demeurant tous commémorer le trentenaire de cette date emblématique dans l’histoire de la science-fiction, d’une croissante et très troublante actualité. Et comme Brazil (son chef-d’œuvre ?), une décennie tout rond auparavant, ce Zero Theorem puise en effet chez George Orwell ses éléments anxiogènes (caméras-espions partout, claustration servile, glaciation des cœurs et des esprits, aliénante haute technologie, stakhanovisme absurde et compartimenté), autant que ses sentimentales échappées oniriques : dystopie certaine contre fragile utopie.
    Mais à la grisaille uniforme de l’Océania, l’incorrigible cinéaste baroque préfère le vacarme criard et coloré d’un univers urbain carnavalesque qui lui permet de recycler les accessoires et les costumes circassiens de son précédent « Imaginarium », celui du Docteur Parnassus en 2009. Le Parti unique néo-stalinien mis en accusation par l’auteur de La Ferme des animaux y trouve néanmoins son juste équivalent ultra-libéral dans une compagnie informatique toute-puissante, "Mancom", avide elle aussi de scruter et d’interpeller ses clients asservis. "Vise la réclame", chantait déjà Léo Ferré, ciblant "les murs qui bavardent" : couverts de grands écrans sonores et loquaces, bordés de défilants lumineux, ils traquent, un siècle plus tard, le piéton le long des trottoirs et l’empêchent de penser, le gavant comme une oie en sursis pour combler d’insanités sa moindre parcelle de cerveau disponible. "Nous sommes mourants", ne cesse d’ailleurs de gémir le protagoniste de la fable, génial ingénieur qui vendrait son âme – et risquera d’abord un "burn-out" assuré – pour goûter le privilège de travailler chez lui. Malheureux captif de cette société mercantile et numérisée à l’excès, il donne de notre existence une définition terriblement adéquate : "la divine obsolescence programmée."
    Lui trouver sur ordre une autre signification, plus satisfaisante, relève dès lors de la mission impossible et on ne comprend plus très bien l’enjeu de l’agaçant duel, par écran interposé, entre le studieux anachorète et les chiffres ou les constructions virtuelles du Réseau Central Neuronal, tyrannique machine surdimensionnée qui gère le monde décadent où il se débat. On se sent assez vite floué, en outre, par son enfermement définitif à l’intérieur de la vaste église désaffectée où il a élu domicile, sous le regard d’un immense Christ en croix sans tête, couronné d’une caméra. La chatoyante dimension spectaculaire de l’oeuvre, proche du Cinquième Elément dans son premier tiers, se réduit ainsi, contre toute attente, à un huis clos foutraque qu’aèrent à peine les chromos de brèves et illusoires évasions en couple sur un bout de plage tropicale nappée d’un éternel soleil couchant, avatar exotique du « Pays Doré » de 1984 (« C’est mieux que réel : tu es dans ton ordinateur et moi dans le mien, il n’y a rien à craindre », s’enthousiasme tristement la pimpante partenaire récréative de l’informaticien).
    Or, quoiqu’aussi raté, pour d’autres raisons, que Transcendance de Wally Pfister (peu crédible et trop ambigu dans sa charge contre l’emprise des ordinateurs sur nos destinées), mis à l’affiche la même semaine, le treizième long métrage de Terry Gilliam demeure tout compte fait plus stimulant que ses trois pensums précédents. En dépit de tous ses défauts, aggravés par son manque de rythme et d’émotion, particulièrement fâcheux, le pessimisme lucide qui l‘imprègne ( "La vérité n’est pas jolie, mais elle est libératrice") peut en effet emporter l’adhésion et susciter maints autres questionnements salutaires. L’insolite identité de son anti-héros fascine, sans cesse estropiée par les gens de pouvoir : Qohen Leth, le "dévoué mortel" (étymologiquement), qui convoque au choix son homonyme danois Jorgen Leth, le poète et réalisateur expérimental du célèbre court métrage The Perfect Human (1967), ou, en sens inverse, le ténébreux Leonard Cohen, possible guide du choix de son interprète ( "Take this Waltz" !).
    Plus étrangement encore, The Zero Theorem lorgne, dès l’ouverture (un trou noir cosmique où l’acteur précité sombre en rêve), vers L’Autre Monde (2010), fort audacieux film français méconnu de Gilles Marchand : n’y était-il pas question du "Black Hole", jeu fatal en réseau, et de la quête suicidaire d’une "Plage" virtuelle, partagée par les avatars de Grégoire Leprince-Ringuet et Louise Bourgoin ?
    Il y a deux ans, enfin, sortait Login de Sanjeev Reddy, drame indien exemplaire sur les ravages de l’internet aujourd’hui, dans le quotidien solitaire de trois êtres différents, mais pareillement condamnés. Sur l’affiche, sa phrase d’accroche proclamait : "Connected on life but disconnected in life". A moindres frais, on ne saurait mieux dire.
  • CENDRILLON (2013)
    Que la narration du conte enrichi de Perrault soit ici distillée depuis les nuages – et jusqu’à « The End » - par la voix de la Bonne Fée (marraine à l’exquise diction), voilà qui transcende la simple trouvaille ! Il s’agit d’un signe en soi et ce supplément d’âme n’est pas le seul de la nouvelle Cendrillon, splendide remake disneyen en « live action » du classique animé de 1950, tant le désir d’enchanter y supplante au fond le projet d’engranger… Sur le terrain glissant de la féérie incarnée où pataugèrent avant lui, pour Disney, Stephen Herek (Les 101 Dalmatiens, 1996), Tim Burton (Alice au Pays des Merveilles, 2014) et, dans une moindre mesure, Robert Stromberg (Maléfique, 2014), le choix inattendu de Kenneth Branagh et sa ferme volonté d’ «actualiser » son modèle laissaient pourtant craindre le pire. Soumis depuis deux films (Thor et The Ryan Initiative) à la grosse artillerie, le vigoureux chantre irlandais de Shakespeare (4 longs métrages sur 14) n’avait-il point raté l’absurde transfert de « sa » Flûte enchantée (2006) en pleine guerre des tranchées ? On n’aurait pas non plus misé un sequin sur son scénariste yankee Chris Weitz, lui-même artisan poussif du 2e Twilight et d’une clinquante Boussole d’or (2007), ni d’ailleurs sur Lily James et Richard Madden, son couple de jouvenceaux british estampillés « séries TV » (l’une issue de Downton Abbey, l’autre de Klondike et Game of Thrones). Mais aussi recyclé et formaté soit-il, le cinéma néo-hollywoodien peut encore réserver de merveilleuses surprises, au sens le plus littéral de cette épithète. Nulle niaiserie en effet chez la fraîche émule d’Amy Adams dans Il était une fois (Kevin Lima, 2007) ou le sensible soupirant d’Une Promesse de Stefan Zweig (Patrice Leconte, 2013)! « La première fois qu’on voit Cendrillon adulte à l’écran, souligne du reste leur metteur en scène, elle a un livre dans les mains. C’est par son intelligence, sa curiosité, sa culture qu’elle est une femme accomplie, une héroïne moderne, capable d’exister sans les hommes ». Et fort inspirés les deux cosignataires le furent cette fois jusqu’à frôler le chef-d’œuvre, surpassant le texte originel (sec et lacunaire, quoique répétitif), puis sa célèbre adaptation graphique (trop centrée sur le jeu du chat Lucifer et des quatre espiègles souris, remises ici, avec lézards et oiseaux bleus, à leur juste place numérique). Notre seul regret : qu’ils aient cédé aux impératifs de la « diversité visible ». C’est qu’après Denzel Washington dans Beaucoup de bruit pour rien (1993), Nonso Anozie, l’imposant compagnon d’armes noir du Prince, détonne d’autant plus qu’il relaye son lot paradoxal de clichés racistes (puisque servile, fêtard et lubrique). Loin de verser en revanche dans l’hystérie où sombraient leurs caricatures animées, Sir Derek Jacobi et Stellan Skarsgard confèrent au Roi malade et au Grand Duc une gravité inquiète toute élisabéthaine. Si Javotte (Holliday Granger) et Anastasie (Sophie McShera), les deux demi-sœurs de l’héroïne, demeurent les petites pestes creuses et bouffonnes qu’elles doivent être, l’intelligente dramatisation des autres seconds rôles constitue l’un des atouts les plus originaux de cette version mûrie avec soin, charmeuse et mélancolique, qui lorgne habilement vers la Belle et la Bête (fatal voyage d’affaires paternel) – bientôt revisitée par Bill Condon – et celle au Bois dormant (galopante rencontre anticipée de Cendrillon et du Prince incognito, pendant une chasse à courre en forêt). Car outre la fameuse « pantoufle de verre » (ciselée par Swarovski, n’en déplaise à Balzac et Littré, rigoristes adeptes du « vair »), cristallisation stendhalienne dès lors il y a, mais aussi, sur ces cœurs qui battent trop fort, la permanente emprise d’une Mort jalouse. Aux décès non occultés de la mère, puis du père (qu’esquissent Ben Chaplin et Hayley Atwell, rayonnants de tendresse), du sage monarque enfin, se superpose le double deuil que porte tout du long, stoïque et très mondaine, l’altière et fielleuse marâtre campée par Cate Blanchett. Quant à la marraine salvatrice, elle s’invite en fausse mendiante opportunément nourrie pour révéler Helena Bonham Carter (la compagne de Tim Burton, repêché pour un prochain Dumbo « live »), fée primesautière non moins irrésistible que sa protégée dans le tourbillon saphir de sa robe d’apparat. Fluide et enveloppante, la réalisation nous associe d’ailleurs à ses replis et à ses vertiges que magnifient les images du chef opérateur chypriote Haris Zambarloukos (Mamma Mia , 2008), un complice de sept ans. Deux grands moments de cinéma en résultent : la somptueuse séquence du bal au palais (une extension embellie de Hampton Court, dans le Buckinghamshire), chorégraphiée à l’ancienne par Rob Ashford sur d’illustres modèles (Le Guépard, Autant en emporte le vent, Le Temps de l’Innocence, voire la Madame Bovary de Minnelli) et la fuite en carrosse à minuit, scandée par les jaquemarts du bourg sous une burlesque cascade d’effets spéciaux très inventifs. Le fidèle Patrick Doyle en amplifie encore la force émotionnelle car, bannissant la « soupe » maison au goût du jour, ses élans symphoniques alternent avec des couplets de Shakespeare (of course ! ) et une jolie berceuse du XVIIe siècle, « Lavender’s Blue », déjà chantée par Burl Ives chez Disney en 1949 (dans So Dear to My Heart). L’autre leitmotiv du film est une leçon de vie, léguée par une mourante à sa petite Ella (Eloïse Webb, future Cinderella) : « Sois courageuse et gentille » - adjectif quasi désuet qu’on préfèrera désormais traduire par « bienveillante » (« Have courage and be kind » en V.O.). Des valeurs que piétinent, cupides et cyniques, nos modernes apprentis sorciers, car il faut bien du courage en notre jungle pour rester gentil.
  • LE CAPITAL (2012)
    Costa-Gavras, cinéaste combien salutaire, n’a rien perdu de sa force de frappe : après quatre ans d’absence derrière la caméra, il le prouve magistralement par son premier thriller financier (doté, bien sûr, d’un casting de luxe) – ce Capital d’antipathie mutuelle qui, sans manichéisme ni la moindre illusion, renvoie dos à dos Marx et Goldman Sachs.
    Enfants gâtés et cyniques d’une mondialisation qui s’emballe, les froids requins de la finance internationale y jouent à qui perd gagne une partie absurde dont ils savent être, autant que nous, les pions interchangeables. Pour sa sixième fructueuse collaboration avec Jean-Claude Grumberg, l’ancien patron de la Cinémathèque de Paris filme leur ballet clinquant et mortifère comme, jadis, celui des colonels autocrates de Z (1969), avec la même rage contenue, le même louable souci de vigueur et de limpidité. Il élargit, ce faisant, le champ d’action concurrentiel de son non moins fatal Couperet (2004) et ne ménage pas les nerfs du spectateur qu’il laisse intelligemment osciller entre fascination et répulsion. Du vertige ressenti peut alors sourdre une saine nausée, ce signe infaillible que le mal progresse, mais que toutes nos défenses ne sont pas encore mortes.
    Par souci de vraisemblance cinématographique, les chiffres en circulation dans le roman homonyme du haut fonctionnaire Stéphane Osmont – un homme du sérail – ont certes été minorés et les coups bas atténués. Or quatre ans après le lancement de ce brûlot bien informé, premier d’une trilogie, éclatait en Amérique la crise boursière de l’automne 2008 ; sa présente adaptation, hélas toujours d’actualité, ne saurait donc être prise à la légère lorsqu’elle annonce, sur fond d’effrayante euphorie, une nouvelle catastrophe en marche. Fini de rire, veut-on nous avertir, même avec Gad Elmaleh qui en est ici tout à la fois le messager direct et le complice désabusé. Relayant, sobre et glacial, d’autres "comiques" pris au tragique par le réalisateur franco-grec (Jack Lemmon primé pour Missing, Jean Yanne ou José Garcia), il campe un jeune arriviste subalterne bombardé successeur – ou marionnette ? – du PDG de la Banque Européenne Phénix (un Daniel Mesguich surprenant, déjà dans Clair de Femme en 1979), anéanti en plein swing par son "cancer des couilles". Pour que, digne de son emblème, elle puisse persister à renaître, ce polytechnicien belliqueux devra affronter un "cow-boy" encore plus cupide que lui (Gabriel Byrne, enfin retrouvé un quart de siècle après Hanna K) et les voraces actionnaires du fonds spéculatif qu’il chapeaute à Miami ; un top model fuyant, dépensier et manipulateur (l’Ethiopienne Liya Kebede, révélée par l’affairiste Lord of War) ; ses associés qu’il divise et ses cadres qu’il dégraisse ; ses propres pulsions de rage enfin qu’il contient en images mentales et décante en voix-off. Moins théâtral et ténébreux que Margin Call (2011), terrible huis clos new-yorkais de J.C. Chandor, le film nous promène aussi, au féminin, de capitale en capitale, sur les pas conquérants de son protagoniste, avec ce qu’il faut de lieux décadents et de visqueux seconds couteaux (Eric Naggar et Philippe Duclos, forcément !), voire de figurants complices (l’ami John Landis). Mais il semble surtout confronter deux formes d’addiction autistique : jeux d’argent pour les puissants, consoles de jeux pour leurs enfants (au demeurant inconsolés). Ainsi les actions s’envolent-elles (silence ! on détourne…), tandis que les paroles font mouche : "L’argent est un chien qui ne demande pas de caresses" ; "C’est qui la conjoncture ? Une grosse pute qui dirige tout partout" ; "J’enrichis les riches, j’appauvris les pauvres : je suis un banquier normal" ; "C’est pendant les crises que les écarts se creusent et que les fortunes se font".
    Fort investis dans la promotion strasbourgeoise du Capital , le 11 octobre 2012 (en avant-première à l’UGC CinéCité et au Star St-Exupéry), Costa-Gavras et Gad Elmaleh ne s’y sont d’ailleurs pas montrés économes de leurs propos - auxquels nous empruntons les extraits suivants :
    C.-G. : Ce qui m’a intéressé, c’est le rôle croissant que prend l’argent dans notre société et la façon dont il l’individualise. Tous les rêves utopiques ont été balayés. Un autre monde s’installe, dont les maîtres prétendent qu’ils réussiront là où nous avons échoué. Mais c’est un monde désaxé, un peu fou. Au Japon, les robots commencent même à remplacer les traders (15%, bientôt 40% !) et à prendre les décisions de vente ou d’achat. Avant le tournage, j’ai rencontré de nombreux banquiers, au plus haut niveau, et découvert, très objectivement, des hommes fins, cultivés, nécessaires et le plus souvent légitimes. Ils sont en général intelligents, mais m’ont avoué qu’ils ne comprenaient pas tout. Ils ne savent plus toujours exactement ce qu’ils vendent. Les femmes demeurent plus près de la vraie vie : elles seules la portent et, mieux qu’eux, en connaissent le prix. Elles me paraissent moins attachées au plaisir immédiat, mais ont le pouvoir de nous compromettre. Il en va ainsi de mon top model, qui ne se révèlera pourtant pas aussi garce et vénale qu’on l’imaginait. De façon générale, j’aime les personnages à double face. Mon film, je l’ai conçu comme une exploration des passions humaines, qui parfois produisent des catastrophes. Parallèlement, je tenais à montrer que nos enfants, déjà, apprennent la facilité, la légèreté de tuer en restant braqués, des heures durant, sur leurs jeux vidéo. Je pense que tous les films sont politiques, chacun à sa manière, alors oui, je fais également des films politiques – comme tout le monde ! Cela étant, les cinéastes ne sont pas là pour donner des solutions, mais pour poser des questions.
    G.E. : Le Capital est plus qu’un cri de colère ; c’est un état des lieux réaliste. Il tente de cerner le comportement des hommes d’argent face à cette grosse machine qu’est devenue la banque. Nous avons hélas besoin d’eux, vu que nous ne pouvons pas nous passer d’elle. Marc Tourneuil, mon personnage, se trouve d’ailleurs jeté dans ce milieu par des gens qu’il espère pouvoir manipuler, alors qu’il le sera, lui, peu à peu, en dépit de son extrême lucidité. A l’instar des politiques, il sait qu’il va prendre des coups, mais il y va quand même. Il est imperméable à ce qui se passe, presque mécanique. Il appartient à une nouvelle espèce à part, jamais fatiguée, et qui ne connaît aucune rédemption puisqu’il finit par rechuter. Etrangement, son absence d’expression émotionnelle et corporelle a nécessité de ma part bien plus d’efforts que mon exubérance coutumière. Le prolongement de ce que je suis par nature m’est assez facile ; là, il fallait que je sois imprégné, littéralement chargé du parcours d’un animal à sang froid et de ses enjeux. C’est « un homme sans qualités », pour citer Robert Musil, et je suis, moi, un acteur de comédie ; je le revendique et je l’assume. J’ai même dit à Costa : « Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? » J’étais flatté qu’il m’appelle, mais j’avais aussi envie de le rassurer. Il prenait un risque et moi aussi. Je sortais là de ma zone de confort. Les premiers jours, j’avais peur de ne pas bien faire et je ressentais en même temps l’énergie que procure tout défi. Mais sans confiance réciproque, nous courions au désastre. En voyant le film, je me suis rendu compte que j’y souriais très peu. Les rares sourires de Marc sont cyniques ou déplacés et ceux-là m’ont échappé car je n’en avais nullement conscience sur le plateau. Pour réussir à ne rien faire ou presque, j’ai beaucoup travaillé avant, sans en souffler mot à Costa. J’ai lu un peu et je me suis demandé comment on pouvait devenir si tranchant, au cœur de ce milieu complexe. Interpréter cette attitude m’a d’ailleurs aidé ensuite, dans ma vie. Je suis un homme de compromis, d’arrangements, de doutes et de création, mais quand je parle aujourd’hui à mon banquier, je constate qu’il m’écoute davantage ! Plutôt que le pouvoir ou son ivresse, c’est la mise en œuvre quotidienne du pouvoir qui m’a ici fascinée : une directive, un mot, un regard suffisent. Costa me faisait remarquer que les gestes de ponctuation affaiblissaient mon personnage. Ils ne servent à rien parce qu’un homme profondément autoritaire n’a pas besoin de se justifier. J’ai donc œuvré en ce sens. Le fait de jouer en anglais m’a paru très libérateur : c’est la langue du business et c’est aussi un masque, comme dit Costa. Je suis beaucoup moins pudique dans les scènes en anglais, que j’ai toutefois préparées avec un "dialect coach".
    C.-G. : Qu’est-ce qui fait un moine ? L’habit et la tonsure d’abord, puis le comportement. D’emblée, le costume a mis Gad dans une certaine posture : je l’avais choisi strict, sérieux, pas à l’italienne, pour éviter tout dandysme. Lors de la séquence finale, en revanche, je lui ai demandé d’arriver sans cravate au conseil d’administration : c’était pour son personnage un bon moyen de montrer qu’il agit à sa guise et qu’il détient désormais tous les pouvoirs. Le patron de Groupama, qui nous avait prêté la salle de réunion, s’en est aussitôt étonné. J’ai donc dû lui expliquer qu’il s’agissait d’un oubli volontaire : à ce stade de l’histoire, Gad ne s’est-il pas déjà libéré de son personnage ? Avant de devenir réalisateur, j’ai occupé le poste d’assistant et fait passer des castings pour René Clément et Jacques Demy. On nous y envoyait d’ordinaire des avocats pour tenir des rôles d’avocats ou, pour jouer des flics, des acteurs ainsi catalogués, parfois déjà en uniforme ! Je me suis alors aperçu qu’il suffisait de leur proposer un emploi différent pour éclairer, chambouler leur regard. Cette découverte a trouvé son application dès mon premier film : dans Compartiment Tueurs (1965), j’ai clochardisé l’élégant Michel Piccoli. On n’avait jamais vu non plus Yves Montand, séduisant crooner, aussi abîmé que dans L’Aveu (1971), malgré sa proximité philosophique aves le personnage d’Arthur London. Et puis j’ai bataillé des jours et des jours avec Universal pour obtenir Jack Lemmon, qu’ils n’imaginaient pas dans Missing ! Ce qui m’émerveillait chez Gad, c’était sa faculté de passer très vite d’un personnage à un autre durant ses spectacles, sans rien perdre de sa crédibilité.
    G.E. : Mais soyons honnêtes: ma situation d’acteur « bankable » n’a pas facilité le financement de ce projet, difficile à monter malgré l’obtention initiale de l’avance sur recettes. S’il s’était agi d’une comédie avec José Garcia, Jean Dujardin ou Franck Dubosc, Costa n’aurait pas dû faire autant d’économies, ni rogner sur les salaires et le confort de chacun. Ce fut mon premier tournage sans caravane ! Mais j’espère tout de même qu’avec ce film nous allons gagner beaucoup d’argent !
  • MÖBIUS (2012)
    Nous aurions aimé adhérer davantage encore à ce luxueux ruban dont la double face prolongée en maints méandres finit par se retourner contre elle-même. Les courbes en paraissaient aussi affolantes qu’affriolantes, de prime abord, mais force est de constater, en fin de parcours, qu’elles n’auront pas tenu toutes leurs promesses. Le modèle des Enchaînés (1946) trop prématurément brandi par Eric Rochant pour son retour au grand écran, après le long intermède télévisuel des Mafiosa, affleure certes en filigrane avec une assez comparable élégance, quoique dans un contexte différent ; encore eût-il fallu que nous éprouvions la vénéneuse jouissance de l’être comme eux à leurs non moins glamour et sensuels successeurs.
    Jean Dujardin et Cécile de France ne sauraient pourtant être tenus pour fautifs dans l’affaire, enchevêtrée à l’excès, mais plutôt l’essence même de leur couple impossible d’affligeants personnages ( "rouages" nous semblerait le terme le plus adéquat), tout à la fois cyniques et immatures, imprudents et professionnels jusqu’au bout des ongles. Sans prétendre se mesurer à Cary Grant et Ingrid Bergman, ils ont du moins le mérite d’établir entre eux une réelle alchimie physique qui tient à quelques silencieux regards échangés dans un night-club, puis à un orgasme d’anthologie, aussi implosif que discrètement suggestif – vibrant écho moderne au fameux long baiser entrecoupé du film d’Hitchcock. N’ont-ils pas tous deux, la Belge et le Français, été adoubés par Hollywood : l’une dans l’Au-delà de Clint Eastwood, l’autre, en sublime Artist, par l’Académie des Oscars ? Mis d’emblée en parallèle, allongés et le visage couvert, lui sur un canapé d’hôtel, elle au hammam, ils distillent donc plus de mystérieuse séduction immédiate que cet ex-voyou russe ("vori") passé officier du FSB (un KGB à peine "relooké") et cette ex-prédatrice financière de Lehman Brothers, désireux chacun de se refaire une virginité judiciaire en exil commandé.

    Or qui manipule qui dans la jungle faussement policée de la haute finance internationale, experte en bassesses de tous ordres ? D’une fusion consommée en confusions entretenues, on peine à le savoir avec certitude et, au fond, on ne s’en soucie guère. Le ruban de Möbius ne possède qu’une seule face ; il lui suffit d’être tordu pour qu’on ait l’impression de ne jamais pouvoir en faire le tour. Autant dire que de Patriotes il ne semble ici plus guère question, réduits qu’ils se trouvent aujourd’hui à des pantins de luxe, vêtus sur mesures.
    Etrange coïncidence dont personne, dans l’équipe, n’eut au demeurant conscience : l’authentique hôtel monégasque de la première nuit câline d’Alice et Moïse ("couverture" de Grégory Liubov – comme l’épave flottante du même nom) est à l’enseigne de Charles Gounod, compositeur de cette sautillante Marche funèbre d’une marionnette qui servit de générique aux 265 épisodes de la série Alfred Hitchcock presents ! Un maître que rappellent en outre, de façon volontaire cette fois, les autres sinuosités de la Grande Corniche surplombant Monaco. Or c’est maintenant le Rocher tout entier qui s’avère pris par la mafia russe "la main au collet", comme en témoigne le mémorable plan aérien du début : une plongée rapace sur la Principauté, au son caverneux des Choeurs de l’Armée Rouge. Le réalisateur d’Un Monde sans pitié (pas le même, en 1989 !) octroie d’ailleurs aux lieux, dans la belle topographie piégée de Möbius, une valeur emblématique, du Destiny (la boîte de la rencontre) au Bar Apocalypse.
    A cause de la présence de son acteur principal, saisi surtout sur son versant mélancolique, il s’abstient d’y convoquer OSS 117 ou même James Bond (pas de gadgets, une unique bagarre), mais, par-delà le cocktail d’intrigues complexe et trop réfrigérant (un comble !) de son scénario, n’a pas oublié qu’il ne saurait y avoir de bon film d’espionnage sans méchant d’exception : plutôt que chez Tim Roth (oligarque un peu ténu, composé sur le modèle réel de Roman Abramovitch), il le trouve ici dans la tranchante, rigide et impénétrable présence de son chef de la sécurité, un Aleksei Orbunov venu d’Odessa, lourd de menaces contenues. Cet acteur vedette du cinéma russe, méconnu en Occident, vaut à lui seul le détour. Sachons également gré à Eric Rochant d’avoir fait la différence en optant pour les atours argentiques du 35 mm : "J’estime qu’avec le numérique on ne peut pas obtenir la même qualité d’image qu’avec la pellicule, proclame-t-il à bon droit. Le numérique est beaucoup plus cru et dur que la pellicule et Möbius est un film de peau, un film d’amour où la sensualité est omniprésente. Les essais ont été déterminants."
    Convié à Strasbourg le 13 février 2013 par l’UGC CinéCité, il est venu nous en dire plus sous la scintillante escorte de ses "deux bons petits soldats" (sic), Cécile de France et Jean Dujardin. Après deux rendez-vous manqués avec notre ville, à son corps défendant, et l’octroi si mérité de la statuette que l’on sait, ce dernier est heureusement resté le même interlocuteur que nous avions connu par le passé (pour 99F – les prix ont grimpé !) : modeste, séduisant, attentif, aussi sensible qu’accessible et empli, sans coquetterie aucune, d’une très saine autodérision – un exemple à suivre (Martin Scorsese et George Clooney, qui viennent de faire appel à lui pour quelques jours de naturelle complicité, ne s’y sont pas trompés).

    Extraits d’une conversation détendue :

    Eric Rochant : Au départ, il s’est vite avéré que nous avions chacun envie, Jean, Cécile et moi, de tourner les uns avec les autres. Et eux, c’étaient deux Rolls ou deux Ferrari, mais moins difficiles à manoeuvrer qu’on ne voulait me le laisser croire... Le scénario, je l’avais conçu sans matériau préexistant, comme une pelure d’oignon à l’envers, par superposition de couches successives. Je me sens en revanche incapable d’écrire un roman ; je ne sais que décrire un film à venir.
    Jean Dujardin : Mais alors qu’est-ce qui te fait démarrer ? Quel est ton point de départ ?
    E. R. : Dans le cas de Möbius, il y a très longtemps que je caressais l’idée de tourner quelque chose sur le blanchiment d’argent. En étudiant les menées des cartels colombiens, j’avais découvert qu’il s’opérait par le biais des marchés financiers. De fil en aiguille, j’en suis alors arrivé à m’intéresser aux Russes. Vous savez qu’ils sont de retour ! Ils pèsent sur la marche du monde, savent bloquer une situation de crise et c’est une aubaine pour les scénaristes ! Je voulais pourtant aussi et surtout raconter une histoire d’amour, avec un personnage féminin fort, plutôt que de refaire Les Patriotes (1994) ou de me lancer dans un nouveau film d’espionnage.
    J.D. : Ce qu’il voulait, c’était nous foutre à poil, oui !
    E.R. : ... Et user du portable comme d’un instrument de trahison, qu’il est d’ailleurs en réalité ! Or quand il y a du mensonge, de la clandestinité et des doubles identités, on peut commencer à s’amuser et seul un contexte d’espionnage le permet à ce point. Le coup de foudre de la première rencontre revêtait néanmoins une importance vitale pour le bon fonctionnement du film. Mais il ne s’agissait pas là, pour moi, que de mise en scène à l’état pur : je me devais de préserver une frontière avec mes deux comédiens, de m’effacer pour les laisser seuls afin que leur charme, leur séduction, leur intelligence et la subtilité de leurs regards puisse pleinement opérer. La qualité de jeu particulière dont Jean avait fait preuve dans The Artist est, d’après moi, la même que celle qu’on retrouve dans cette scène.
    J.D. : Ce scénario, je l’ai, à dire vrai, choisi en amont de The Artist ; je l’avais lu trois fois avant de rencontrer Eric, mais le tournage en a été différé de six mois à cause de la course aux Oscars. Dans les scènes d’émotion de Möbius, je perçois aussi, plus ou moins consciemment, des correspondances avec Un Balcon sur la mer de Nicole Garcia. J’ai en quelque sorte archivé certaines émotions que je puis à présent restituer plus aisément qu’auparavant. Mais je tenais à m’avancer parfaitement vierge dans cette histoire. Si on discutait beaucoup, Eric et moi, c’était pour se rassurer tous les deux. On ne débattait pas. Il y avait, lors des moments de grande intimité, la précieuse évidence d’un duo à trois. Avec ceux de mes partenaires russes qui ne parlaient ni le français, ni l’anglais, je n’ai communiqué qu’à travers le regard et j’ai pu observer que nous étions vraiment d’accord, comme si une fratrie de jeu nous unissait.
    Cécile de France : Il n’y a pas tant de rôles féminins aussi riches et complexes que celui de mon propre personnage… C’était un millefeuille : une créature à multiples facettes, cassante, individualiste, presque détestable, et en même temps relâchée, intrépide, pleine d’humour et d’ironie. L’amour va d’ailleurs la rendre plus fragile, plus naturelle et plus simple, au fond. Eric est tout de même venu à la maison me donner des cours de haute finance et c’est ainsi, en disséquant chaque scène dans la foulée, que nous avons fini par apprivoiser cette femme. J’ai enfin longuement travaillé mon anglais et mon look, si éloigné de moi, en étroite collaboration avec Carine Sarfati ( la costumière), ma maquilleuse et ma coiffeuse.
    J.D. : Quant à nos scènes les plus chaudes, nous les avons abordées simplement, sainement,
    pour mieux en désamorcer la gêne initiale.
    C.d.F. : C’étaient les plus dures pour moi. Nous avons travaillé la sensation d’abandon qui précède le dernier soupir : ne dit-on pas de l’orgasme qu’il est une petite mort ? Mais Jean, qui conserve toujours sa décontraction et son humour, m’a facilité la tâche : il ne se prend pas au sérieux et garde un permanent recul sur son métier. Tim (Roth), lui, adopte une attitude radicalement contraire : il est à fond dans son rôle et déboule avec son personnage, animé par une sorte de rage assez impressionnante qui peut déstabiliser son partenaire, le bluffer également. Face à lui, on n’a pas le choix ; il n’y a plus de place pour la discussion.
    E.R. : Il a d’ailleurs l’habitude de changer ses répliques, sans prévenir, au risque de provoquer l’écroulement du château de cartes. Improviser, ce n’est pas inventer son texte, selon moi. C’est tout bonnement impossible – et ce d’autant plus qu’il reste toujours une marge de jeu laissée à la liberté de l’interprète.
    J.D. : Surtout après OSS 117, je ne voulais, pour ma part, pas tomber dans le cliché habituel de l’espion. J’ai néanmoins revu Les Patriotes, Les Enchaînés, bien sûr, et puis Les Trois Jours du Condor (Sydney Pollack, 1975) ou, dans un genre différent, L’Affaire Thomas Crown (Norman Jewison, 1968). Je me voyais plutôt en chef d’entreprise d’une PME réunissant ses employés pour redresser la barre et corriger leurs carences. Sur chaque tournage, il y a toujours une scène particulière qui me met sous pression et que je redoute d’aborder. Or elle me donne rarement raison. Je peine plus souvent, en définitive, sur des petits bouts de texte qui n’ont l’air de rien, sur deux ou trois répliques anodines… Je connais des blocages incompréhensibles, tout simplement, peut-être, parce que, certains jours, on ne se sent pas en verve et qu’on sait pertinemment qu’on ne sera pas très bon. Il m’arrive ainsi de me lever le matin et d’avoir peur, d’entrer ensuite sur le plateau avec l’étrange impression d’avoir perdu mon outil. J’ai alors presque envie de confier à toute l’équipe : "Je vous préviens, il me faudra bien deux heures pour me reprendre aujourd’hui." Mais je préfère me taire et jouer à n’en rien laisser paraître.
  • LE MUR INVISIBLE (2012)
    Au commencement était le verre, à jamais établi dans l’éclatant fruit littéraire d’une dépression autrichienne : celle de feue Marlen Haushofer (1920-1970), assistante dentaire de son mari et romancière néanmoins solitaire, recluse en sa cuisine, dont l’immense Mur invisible (Prix Arthur Schnitzler 1963), réputé insurmontable, vient de trouver enfin sa presque parfaite matérialisation cinématographique.

    A Strasbourg peut-être mieux qu’ailleurs nous en connaissons désormais l’histoire et le si limpide hermétisme puisque sa mise en images, ô combien somptueuses, par trois fois nous parvint avant sa trop discrète révélation nationale : en septembre au FEFFS (qui, fait étrange, l’ignora dans son palmarès), deux mois plus tard au Festival Augenblick (où il obtint, juste compensation, le Prix du Jury) et fin février au cinéma Star, sous l’escorte de son maître d’œuvre, happé entre New York et Moscou. Nul besoin, donc, d’avoir lu le phénomène de librairie qu’elle illustre et condense (en 1h48) jusqu’à l’opacifier par endroits pour savoir qu’en dépit de sa malencontreuse traduction française, il ne s’agit pas là d’un remake alpestre du film homonyme d’Elia Kazan (Gentleman’s Agreement en V.O., 1947), métaphore sans mystère de l’antisémitisme au quotidien.

    Non, Die Wand, que chez nous il eût mieux valu intituler "Paroi" ou "Cloison", c’est une "vraie" vitre circulaire, transparente, incassable et insonorisée qui, pour quelque obscure raison, paraît d’un coup s’ériger, durant une nuit tranquille, autour d’un rustique pavillon de chasse, le séparant à jamais, sur une assez confortable superficie de bois et d’alpages, du lac idyllique qui la borde, du hameau et du chalet voisins dont le couple de vieux fermiers, au dehors, s’est lui-même figé sans possible recours. Venue la veille dans l’écarlate Mercedes décapotée de ses hôtes, autres conjoints du troisième âge, une femme s’y retrouve ainsi, comme Tom Hanks, "seule au monde", mais en terre familière, dans sa patrie soudain hostile, carcérale, avec, bientôt, une vache, un chat perdu et le chien des propriétaires pour quasi unique compagnie. Instinct animal ou sixième sens ? Ce dernier ne les a par bonheur pas suivis lorsqu’ils se sont rendus à pied, l’après-midi de leur arrivée, dans ce village caché, désormais hors d’atteinte, et n’en sont pas rentrés. Sans sa présence précieuse, toujours vivace et d’une inaltérable gaîté, l’abattement aurait eu raison, nous dit-on, de la survivante – ou de la morte, de l’assoupie, qui sait ? – avant qu’elle songe à tenir avec l’hiver, jusqu’à épuisement des feuilles, le journal, révélé en flash-back, de sa retraite (de son retrait ?) involontaire, "pour se fatiguer l’esprit et ne pas se laisser submerger" par le froid, la nuit, la peur, la folie.

    Or il ne nous semble pas indifférent de relever, en la circonstance, que le cinéaste ait confié Luchs (Lynx), son propre braque de Weimar, à sa principale interprète Martina Gedeck, fort abruptement séparée ici de cette Vie des autres (2006) qui assura son triomphe et son internationale visibilité. Le hasard du calendrier des sorties françaises fait d’ailleurs bien les choses, qui l’intègre à l’un des deux autres films de claustration féminine actuellement sur les écrans : face à la Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont, La Religieuse de Guillaume Nicloux, où elle campe, en revanche, la mère coupable (à des degrés divers) de l’enfermement conventuel de Suzanne Simonin, la novice rétive chère à Denis Diderot. Son visage un peu rude, son corps solide de paysanne en puissance (déjà prêté à des figures aussi dissemblables que Clara Schumann et Ulrike Meinhof) et la vaillante permanence de sa voix-off, tour à tour âpre et fragile, sereine et dévastée, portent le propos paradoxalement ouvert de son metteur en scène avec une sobre et infaillible puissance de conviction.

    Mais cette endurance-là, il peut autant qu’elle de plein droit la revendiquer. A présent Munichois lui aussi (en sa qualité d’enseignant de cinéma à l’université), Julian Roman Pölsler n’est, à l’instar de son héroïne, plus tout à fait autrichien. Le roman phare de Marlen Haushofer, fille maussade de garde-forestier prématurément emportée à Vienne par un cancer des os, il l’avait lu en une nuit, après sa mort, un quart de siècle auparavant, et avait d’emblée fondé dans le patient et inébranlable espoir de son adaptation l’objectif essentiel de sa vie. Il dut cependant attendre dix-huit ans pour en obtenir les droits et peaufiner l’écriture de son scénario sept années durant... Sans fausse modestie, il confesse volontiers aujourd’hui que le livre demeure bien meilleur que ce premier long métrage cinématographique (quelques téléfilms émaillant son parcours parallèle) : n’avait-il pas rêvé d’y puiser neuf heures d’envoûtante projection, celles qu’il prit à le dévorer et l’absorber, d’une traite ? Or il lui fallut, naturellement, se résoudre à couper dans l’étoffe épaisse de ce sylvestre exil intérieur, et sans doute ne s’y est-il pas toujours employé à bon escient.

    Privée d’autres viables perspectives que le cycle épuisant des saisons qui l’use et la dépossède, l’élue ou l’exclue (ce qui souvent revient au même) l’est également d’un passé dont l’absolu néant déconcerte, quand dans le livre on la découvrait veuve avec des enfants. On s’étonne aussi de la brusque relégation hors champ des deux occupants immobiles de la fermette limitrophe (se sont-ils effondrés et décomposés sous l’effet des intempéries ?), alors qu’on se serait, à l’inverse, aisément passé d’apparitions gratuites qui frisent l’incohérence : des robes suspendues à de hautes branches (hommage allégorique inutile à une plasticienne allemande) et, très tard, au ralenti, cet homme sauvage qui abattra le chien d’un coup de hache. Il n’empêche qu’au terme de trente-six mois de tournage et la moitié de postproduction, le résultat final, éminemment singulier, fascine et impressionne autant qu’il questionne, plusieurs jours encore après sa vision.
    Sept chefs opérateurs se relayèrent ainsi pour capter, en temps réel, les belles et terribles métamorphoses de la nature jamais fatiguée de mourir et de renaître dans un paysage de carte postale faussement rassurant. Et le spectateur, séduit et inquiet à la fois, de partager l’émerveillement de la naufragée des montagnes devant une clairière sous la neige, scintillante de soleil, son ivresse contemplative au sommet des alpages et son effroi solitaire lorsque, la nuit, se déchaîne l’orage, et que se referme, des journées entières, le couvercle mortifère d’une réfrigérante grisaille qui efface tout.

    Non moins remarquable s’avère le travail accompli sur le son d’une œuvre qui, se passant presque de musique (hormis la tonitruante allégresse initiale d’un autoradio et l’austère dépouillement de Partitas éparses de Bach, exécutées par Julia Fischer), en distille, le premier soir, la sourde menace et s’ouvre, puis se clôt sur les croassements significatifs d’une même petite troupe de corbeaux à l’affût. Il surligne en réalité de ses grondantes vibrations la fatale évidence attendue de ce qui ne nous sera jamais donné à voir, sinon dans ses brutales conséquences immédiates. Il suffit en effet pour que le trouble s’installe d’un long panoramique vertical sur une autre "paroi", rocheuse celle-là, qui surplombe un chemin sinueux, au bord du lac. Et deux effets spéciaux, sidérants de simplicité, feront le lendemain l’affaire : une joue qui s’aplatit dans l’air, comme collée par l’arrière à la surface de l’écran de cinéma (dont Le Mur invisible, dans la lignée de La Rose Pourpre du Caire, pourrait être devenu la mélancolique mise en abyme) ; une belle voiture qui s’écrase en accordéon contre un obstacle intact et insoupçonnable.

    La solution de cette énigme – dont l’auteur ne fournit d’ailleurs pas la clé – importe peu au cinéaste, moins soucieux de pédagogie qu’un Rod Serling, maître de La Quatrième Dimension qu’elle côtoie. Littéralement mis au pied du "mur" de l’Inconnaissable, de concert avec son héroïne dont on ne sait guère plus, il se plaît à multiplier les pistes sans se résoudre, pour sa part, à en fermer aucune. Il pose le problème des limites et des frontières de l’être humain, de son rapport changeant avec la nature, de sa capacité propre à faire le bien ou le mal (que ne possède pas l’animal), envisage d’abord sa survie par la discipline qu’il s’impose à lui-même (et que peut constituer l’écriture, ce rempart contre la folie) et démontre la nécessité où il se trouve, jusqu’au dernier jour, de se transformer pour ne pas souffrir. Passionné de masques mortuaires, il ne s’est pas privé de nous le rappeler en notre ville frontalière : "La plus grande transformation nous attend : c’est la mort".

    Son film, en l’occurrence, se joue de nos barrières puisqu’il l’a déjà vendu dans seize pays et ambitionne, dès à présent, d’adapter deux autres ouvrages de sa défunte compatriote. Il est, nous assure-t-il, des coïncidences qui ne trompent pas ou peut-être des signes qui vous hantent et vous contraignent : son scénario enfin terminé, Julian Roman Pölsler était allé prendre l’air dans les rues de Munich ; avisant une boutique d’antiquaire inconnue, il y était rentré, y avait déniché l’édition originale de Die Wand qui lui manquait ; la feuilletant, il en avait retiré une photo de Marlen Haushofer et au verso, cette dédicace : "A mon frère spirituel, tous mes encouragements".

    Le fantastique, on a trop tendance à l’oublier aujourd’hui, se niche surtout là où on l’attend le moins. Il nous rend soudain sensible ce qu’on ne voit pas et qui n’a nul besoin de notre aval pour exister. D’un coup, loin de nous étourdir, il nous rappelle avec une acuité nouvelle la prison où nous sommes : celle, au fond désespérante et transitoire, de nos cinq sens. Et notre raison de venir buter inlassablement contre ses murs, sans s’avouer vaincue ! Il en va de notre dignité, mais aussi du génie de l’artiste d’accroître nos vertiges, de nous rendre la conscience de notre évanescence. A l’effroi du trop-plein (d’effets spéciaux, de sang, d’horreur et de créatures), comprenons donc qu’on puisse préférer celui de la soustraction. Le malaise durable que celui-ci suscite est, en vérité, beaucoup plus profond.

    Christophe Lambert, dernier président lucide et sage de la 20e édition du Festival International du Film Fantastique de Gérardmer (où Die Wand ne figurait pas au programme), ne s’y était pas trompé en octroyant le Prix du Jury à The End, autre saisissant premier long métrage signé Jorge Torregrossa (couvert de lauriers pour ses courts). Nous nous y promenons, l’été, dans les montagnes espagnoles, et il y fait aussi merveilleusement beau qu’en mai, sur les berges préservées d’un lac autrichien. Mais la fin de quelque chose s’y annonce, inéluctable, et on y disparaît d’une autre manière aux yeux du monde indifférent. Dans un bateau à quai, l’ombre d’une fillette esseulée s’amenuise et s’efface sous le soleil, au bord d’une mer barrée de brume, et c’est un flot de ténèbres qui nous submerge, un grand frisson qui nous traverse. Que restera-t-il de nous, sans nous, par-delà le Mur invisible ?
  • CASSE-TETE CHINOIS (2012)
    De la mondialisation libre et joyeuse, aventureuse, au communautarisme contraint, moins enivrant qu’asphyxiant : L’Auberge espagnole (2002) se situait à Barcelone, Les Poupées russes (2005) à Saint-Pétersbourg, Casse-tête chinois non point à Pékin, mais, par défaut autant que par intime nostalgie, dans le Chinatown de New York où d’ailleurs, selon Cédric Klapisch, "tout le monde est étranger". Juste avant l’adoption d’Erasmus (programme strictement européen créé en 1987), il avait lui-même étudié le cinéma deux ans là-bas, transposant ensuite ce séjour ébloui chez l’Oncle Sam de l’Atlantique à la Méditerranée, des promesses rectilignes de Bartholdi aux méandres incertains de Gaudi. L’implantation proprement asiatique du dernier volet de sa trilogie nomade n’ayant pu cette fois aboutir, un parfait prétexte lui était enfin offert de l’ancrer, en toute adéquation, au cœur grouillant du biotope de Woody Allen où il rêvait de (re)tourner depuis un quart de siècle – et dix longs métrages au compteur. De l’y encrer aussi puisqu’à l’instar de son personnage principal d’écrivain, il commença par y noircir des lignes, nourrissant son scénario de ce que la Grande Pomme lui inspirait ou plutôt consentirait à lui livrer. Car bridé derrière la caméra, de son propre aveu, il allait ensuite s’y trouver huit semaines durant (après quinze jours d’un Paris déjà dépeint en 1996 et 2008), plus qu’il l’avait craint et pas moins, sans doute, que son confrère "frenchy" Guillaume Canet dans ses Blood Ties de fraîche date. Il nous l’a volontiers confessé à Strasbourg en vraie avant-première : jamais un tournage ne se sera révélé, de son point de vue, aussi "compliqué" que, par une étrange ironie, celui de ce Casse-tête chinois dont le protagoniste complice n’aura donc pas été le seul à subir les atteintes et les vexations. Nulle licence ne lui fut en effet laissée d’improviser et de fraterniser avec les "sans-grade" du plateau, tant il y a, dans cette dispendieuse et paranoïaque mégapole, des règles pour tout, édictées par des syndicats rigides et obtus, prompts à cloisonner les rôles au cœur du melting-pot où ils prospèrent. Ainsi le cinéaste découvrit-il qu’il lui était formellement interdit d’adresser la parole aux figurants pour ne pas courir le risque de rehausser leur humble statut (et donc d’accroître la charge de leur cachet) ou d’empiéter sur les prérogatives du deuxième assistant. Mais un acteur vedette n’est pas non plus censé consulter un accessoiriste sans intermédiaire, ni un technicien œuvrer une minute de trop ou mettre en place un travelling qui n’aurait pas été programmé un mois auparavant. Par souci de "vraisemblance", il fut toutefois convenu d’adoucir la pesante réalité administrative du pays dont le film livre pourtant, à travers l’intrusif et très sourcilleux agent du Bureau d’Immigration (l’acteur écossais Peter McRobbie, au générique de Lincoln), un aperçu pour le moins glaçant et kafkaïen. Faut-il alors voir dans la tonalité assombrie et partiellement désenchantée, voire inquiète, de cette chronique (provisoirement ?) conclusive une relation de cause à effet ? Elle tient aussi, sans doute, à la maturation relative de son quatuor de personnages désormais si familiers auxquels, par chance et par bonheur, à l’inverse de celui du 3e Cœur des Hommes (lâché par Gérard Darmon), aucun interprète ne fait défaut. Mieux qu’au cours des deux volets précédents, Cédric Klapisch paraît d’ailleurs s’identifier à Xavier Rousseau, son faux alter ego de fiction : de treize ans son cadet (l’exacte durée de leur compagnonnage avec le même trio de comédiennes), Romain Duris, qu’il lança d’abord dans Le Péril Jeune (1994), son film fétiche, ne devient-il pas ici un "warrior" (sic), un "nouvel aventurier du XXe siècle" à son image ? Les deux vivent en effet maintenant – le premier à la ville, le second à l’écran – la situation difficile du père séparé de ses enfants une semaine sur deux (ceux du film, Pablo Mugnier-Jacob et Margaux Mansart, s’avérant particulièrement justes et craquants). En l’espace d’un quart d’heure de film qu’imprègne, perdue et accablée, sa voix-off coutumière, c’est déjà la fin ! Wendy (Kelly Reilly, cette fois fort peu à son avantage) rompt avec son futur mari français des Poupées Russes – et l’auteur de sa descendance. Il y a une double mauvaise raison à cela : sans la consulter, il a donné son sperme en clinique à leur copine lesbienne Isabelle (Cécile de France, laquelle partage, cavalière et dominatrice, un loft de Brooklyn avec une Sino-Américaine, l’excellente Anglaise Sandrine Holt qui fut Pocahontas au Canada et l’exotique révélation de Rapa Nui) ; sans hésiter, elle l’a trompé avec un parvenu débonnaire de la 7e Avenue ( l’authentique polyglotte new-yorkais Peter Hermann) et veut s’installer dans ses meubles en surplomb de Central Park. Pour ne pas perdre contact avec sa progéniture et réalimenter, s’il se peut, son inspiration littéraire ("Le bonheur, c’est pas bon pour la fiction ; la vie, c’est le drame", lui assène via "skype" son avide éditeur, bien campé par Dominique Besnehard, l’agent artistique qui découvrit... Cécile de France !), Xavier n’a dès lors plus le choix de partir ou de rester. Loin d’une quelconque envie réveillée de dépaysement ou de nouveau départ, il se doit de s’installer outre-Atlantique, d’y survivre au noir en cumulant les petits jobs (coursier à vélo, le jour, et barman, la nuit), de continuer à remplir des pages et de tourner celle de sa vie, d’une façon ou d’une autre, moyennant un divorce à moindres frais (sous la houlette de Jason Kravits, savoureux en avocat roublard d’un bruyant cabinet pour clients impécunieux), un indispensable mariage blanc (à Chinatown, où il végète au-dessus d’une boulangerie) et un plus imprévu retour de flamme (activé par son hébergement temporaire d’Audrey Tautou, l’ex Martine de L’Auberge espagnole). Autant dire que le voyage formateur des débuts s’est mué en déracinement subi et que, dans ces conditions, comme chez Charles Aznavour, "la bohème, ça ne veut plus rien dire du tout". La première grosse moitié de ce parcours contrarié, la plus graphique, n’en demeure pas moins un régal pour le spectateur, complice de longue date ou non ; la quintessence des humeurs fantasques et des procédés souvent surréalistes distillés par les deux épisodes antérieurs. A l’exacte image du joli générique de lignes brisées qui l’introduit, dans le style de Saul Bass, elle épouse le désarroi - teinté d’ironie – d’un personnage vieilli avec nous et persuadé, en sa quête insatisfaite de rectitude, d’avoir raté sa vie. Elle ne repose pourtant pas seulement sur le charme mélancolique de son interprète (un tendre Romain Duris qui s’est davantage bonifié, semble-t-il, que ses trois partenaires féminines), mais surtout, à la différence de l’affligeant Nous York signé Géraldine Nakache, l’automne dernier, sur un vrai scénario, créatif par goût et rigoureux par obligation. En dépit de quelques dérapages gratuits (Alison Arboux et Lorelei Aubry, les deux collégiennes lascives qui, lors de la séance de masturbation programmée du donneur refroidi, s’animent sur les pages de Playboy : un comble lorsqu’on proclame haut et fort son rejet de l’uniforme scolaire !), l’émotion et la fantaisie sont au rendez-vous, de même que les fugitives apparitions rituelles de l’ami Zinedine Soualem et du cinéaste en personne (derrière l’objectif d’un photographe de mariage). Les effets burlesques de collages en mouvement font bien entendu écho à L’Auberge espagnole, préfigurent un projet latent de film d’animation (envisagé aux côtés des artisans du Magasin des suicides de Patrice Leconte) et se combinent à merveille avec d’irrésistibles scènes de substitution et d’apparitions anachroniques (Hegel et Schopenhauer, "les philosophes allemands" en costume d’époque convoqués séparément chez Xavier et joués par le même Jochen Hägele). Resteront dans les mémoires, en outre, deux séquences d’anthologie empruntées à des registres diamétralement opposés. L’une propulse Audrey Tautou (devenue femme d’affaires "équitable") face à un sévère aréopage d’investisseurs asiatiques pour leur vanter en mandarin non sous-titré un nouveau label de thé bio : l’actrice travailla trois mois son discours, à raison de deux bonnes heures par jour, et le résultat s’avère délicieux, autant qu’hilarant. L’autre appartient, selon les mots de l’auteur, aux "moments vides, qui sont aussi des moments de vie", combien nécessaires en effet, et nous permet de découvrir, le temps d’une brève escapade commune sur les trottoirs d’un New York quotidien, non touristique, à taille presque humaine, le père taiseux et trop tôt divorcé du protagoniste, investi par la forte stature écorchée, un peu gauche, du réalisateur Benoît Jacquot. L’épiphanie sentimentale à laquelle aboutit ce beau chemin de mémoire relayée nous laisse regretter que Cédric Klapisch se soit ensuite progressivement fourvoyé. Plutôt que de suivre jusqu’à son terme la piste d’une idéale comédie romantique, ouverte par l’espiègle fausse épouse chinoise Li Jun Li dans le lointain, mais adéquat sillage de Green Card (celle de Peter Weir en 1990), il préfère convoquer une seconde Isabelle (Flore Bonaventura), inutile baby-sitter embauchée, puis "débauchée" par la première. A force d’étreintes et de baisers déplacés, ces deux-là manquent de faire basculer son Casse-tête chinois dans l’indécence (sinon l’indigence) de La Vie d’Adèle et le métamorphosent, hélas, en sac de nœuds vaudevillesque et libertaire où les pires clichés bourgeois du boulevard (mensonges, galipettes, quiproquos et fuite dans le plus simple appareil) et de la bluette imbécile (happy end "lost in translation") confortent mal ceux du gauchisme le plus niaisement utopique (l’improbable parade de rue finale, multicolore comme une publicité de Benetton), dont on avait tort de croire Cédric Klapisch enfin libéré. Toujours très pertinent et aujourd’hui terriblement prophétique dans son évocation des Riens du tout en 1992 (son premier et sans doute son meilleur film), il ne gagne rien à passer ses réelles qualités artistiques et sa profonde générosité humaine au rouleau compresseur de l’idéologie bobo et du politiquement correct.
  • DIPLOMATIE (2012)
    Quoique essentiel, cet épisode trop méconnu de notre destinée patrimoniale n’avait jusqu’alors alimenté sur la toile, en 1966, qu’une des scintillantes flammèches couvées par René Clément au cœur de Paris brûle-t-il ?, glorieux défilé de vedettes francilien dans la droite ligne des marqueteries historiques de Sacha Guitry. Certes aiguillonné par un autre dramaturge de chez nous, bien vivant et expert lui aussi en monstres sacrés, le plus français des grands cinéastes d’outre-Rhin vient aujourd’hui fort opportunément corriger notre coupable amnésie partielle.
    Les contraintes financières actuelles du théâtre privé ont parfois du bon : en investissant celui de la Madeleine il y a trois ans, Cyril Gély avait opté pour le modèle réduit du Souper (servi naguère par son confrère Jean-Claude Brisville avec le succès que l’on sait) plutôt que pour les fastes indécents d’un banquet de débâcle, préférant d’ailleurs au si vain (et prévertien) « dîner de têtes » l’intimidante intimité d’un tête-à-tête (ou presque), la vigueur à l’enflure et le condensé au soufflé. Les amoureux des planches et des grandes figures lui devaient en l’occurrence déjà, grâce à Signé Dumas, l’intrusive découverte d’un long duel littéraire entre l’illustre mulâtre et son nègre Auguste Maquet, plus obscur par définition, puis les cinéphiles, le captivant partenariat de Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde, leurs réincarnations sous l’objectif de Safy Nebbou (devenu L’Autre Dumas en 2010).
    Protagonistes à parts égales de ce providentiel assaut de Diplomatie (la veille de celui, somme toute moins périlleux, d’une capitale livrée intacte aux troupes alliées), Niels Arestrup – Dietrich von Choltitz – et André Dussollier – Raoul Nordling – le furent quant à eux dès la création de la pièce, comme de juste triomphale. Son destinataire du 7e Art, qui n’avait alors point goûté le bonheur de les applaudir, put largement se rattraper sur le plateau en ne les changeant pas, malgré quelques indispensables arrangements de « cinéaste allemand autocrate » (de son propre aveu) : la voix-off rétrospective d’emblée confiée au second (ainsi dépositaire du sacro-saint point de vue) ; l’intermittent (et indécelable) doublage germanique du premier, au début ; la réduction des échanges téléphoniques ; l’invention poignante de l’ingénieur français commis au plan de dynamitage des monuments parisiens (Jean-Marc Roulot, second rôle crispé, mais in fine décisif) ; des images d’actualités bien insérées et de judicieuses entorses au huis clos nocturne initial de l’Hôtel Meurice, haletantes (les scènes du métro et du toit, à l’aube) ou cuisantes de cruelle ironie (la reddition et le départ en camion du chef ennemi salvateur sous les huées de la foule ).
    Or davantage que son adaptateur étranger, l’auteur complice s’était lui-même permis, pour la bonne cause, diverses libertés avec l’Histoire puisque la décision prise seul de désobéir au Führer et de ne pas détruire Paris, le matin du 25 août 1944, fut bien celle de son très rigide gouverneur nazi, après une semaine de pourparlers réguliers avec son interlocuteur du corps diplomatique, et non au terme d’une unique nuit de joute verbale quasi clandestine (la visite rédemptrice ne semblant ici dépendre que de l’usage opportun d’une prétendue porte dérobée, jadis auxiliaire des escapades galantes de Napoléon III, entre les Tuileries et la rue de Rivoli). Compression physique il y avait eu aussi, dans son esprit, entre un premier duo massif de cinéma, planté par Gert Froebe et Orson Welles, plus conformes sans doute à leurs vrais modèles, et le sien, franchement contrasté.
    Mais le résultat est là, d’une force pourtant peu commune, et le miracle une nouvelle fois se produit pour Paris et son public acquis, à grand renfort de tirades et de panoramiques songeurs. Car, alors que, virtuelle et sournoise, une autre guerre fait rage, économique celle-là, il importe de reprendre pleinement conscience du désastre irréparable auquel nous avons échappé par l’entremise de deux « hommes de bonne volonté ». Une Ville Lumière toujours debout n’était de fait plus compatible avec le crépuscule de Berlin en ruine et, dans un ultime élan d’envieuse aigreur, Hitler avait donné l’ordre dément, inutile, absurde, de l’inonder en minant ses trente-trois ponts (hormis le Pont-Neuf, voie de repli) et de la défigurer à travers l’explosion simultanée des Invalides, du Louvre, de l’Arc de Triomphe, de Notre-Dame, du trop arrogant Opéra Garnier et, bien entendu, de l’emblématique tour Eiffel, dotée d’une torpille à chaque pied.
    Faut-il y voir une simple coïncidence ou un signe des temps ? Cette Diplomatie de résistance feutrée rejoint sur les écrans, à quelques semaines d’intervalle, le « survival » spleenétique d’un couple de vampires épris d’art dans un monde délabré (Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch ) et les hauts faits du commando de sauvegarde muséale mené, durant la même période de chaos, par George Clooney. Quoiqu’à couvert sous les lambris d’une suite de palace déserté, le consul de Suède Nordling, Parisien de cœur autant que de naissance, et le Général occupant von Choltitz ne se révèlent-ils pas ainsi, à leur façon, les plus inattendus des Monuments Men, ligués ensemble, in extremis, contre la politique toujours en vogue de la « table rase » ? « Tout doit disparaître » demeure en effet l’antienne des valets de la société marchande, des zélateurs de l’obsolescence, et le Prussien d’abord inflexible qui, droit dans ses bottes mais enfin affranchi d’une idéologie délétère, nous rappelle à point nommé la voie à suivre, les valeurs à honorer, y gagna, après deux ans de prison (une bagatelle, derrière un tel uniforme !), les retrouvailles avec les siens (une épouse et trois enfants),la Médaille d’or de la Ville de Paris (en 1955) et l’amitié durable de son ancien subtil adversaire. « Les généraux ont souvent le pouvoir de détruire, rarement celui d’édifier. Cela ne vaut-il pas la gloire d’un conquérant ? », lui avait lancé celui-ci, à court d’arguments. Et la composition tout en finesse narquoise de son interprète n’ébranle pas moins les témoins indiscrets qu’il nous est donné d’être que l’arrogance cassante et cynique de son ombrageux partenaire. « Sinistre également dans la vie », Niels Arestrup ne manqua d’ailleurs pas de le paraître aux yeux de son metteur en scène qui, pour la première fois, se frottait ici à lui, en même temps qu’il découvrait l’exquise civilité d’André Dussollier, comédien fétiche, on le sait, d’Alain Resnais auquel Volker Schlöndorff reste redevable de ses débuts éblouis d’assistant – c’était L’Année dernière à Marienbad, en 1961.
    Hanté depuis toujours par les spectres de la guerre, le cinéaste palmé du Tambour (et le probe téléaste de La Mer à l’aube, son récent hommage au fameux Guy Môquet) s’est certes un peu assagi et aurait pu se reposer sur la performance bien rodée de ses maîtres du jeu. Il n’en est heureusement rien. Oublié le faux pas de sa pesante tentative initiale de théâtre filmé (Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller en 1985, malgré Dustin Hoffman et John Malkovich) : sans ostensibles manœuvres de diversion, il a le bon goût de s’en remettre à la fluidité de sa caméra et à la beauté fragile de ses lumières (distillées par Michel Amathieu, chef opérateur de… La Vie est un miracle d’Emir Kusturica) pour estomper sa matière scénique très circonscrite. Il l’agrémente d’une chanson de circonstance joliment revisitée (« J’ai deux amours » par la jazz singer Madeleine Peyroux) et y souligne, dans le texte dévolu à Nordling, une morale de calme rébellion que sa présente lucidité non partisane ne saurait en rien désavouer : « Il y a des limites au-delà desquelles l’obéissance cesse d’être un devoir ».
    Et cette sobre réussite riche d’enseignements, il la dédie à son ami américain de vingt ans, le défunt diplomate Richard Holbrooke (1941-2010), signataire des accords de Dayton qui mirent fin, en 1995, au conflit fratricide de Bosnie. Car il ne s’agit pas là d’un film de guerre, ni d’un drame historique, encore moins d’un dialogue philosophique et surtout pas d’une démonstration pédagogique, mais, tout simplement, d’un acte de foi en la culture. Fondée sur les codes apparents de la noble tragédie, sa Diplomatie revendique pourtant la tranquille insolence d’en contredire l’issue fatale sans déchoir, au nom de la civilisation quand elle s’applique à défier l’éphémère et la sauvagerie.
  • LA VIE D'ADÈLE (2012)
    L’avide Adèle ( la vide Adèle ?) Le mystère (de l’amour et des êtres) procède, au cinéma comme dans la vie, d’un art consommé (et non point consumériste !) de la suggestion dont Abdellatif Kechiche semble vouloir s’obstiner à tout ignorer ; quant au marivaudage dont il persiste à revendiquer l’héritage, il est d’abord feintes subtiles ("esquive" !) et langage choisi, finement articulé, aux antipodes de ces indigents et grossiers déballages de préau où, ravalés à la vie des bêtes (ou peu s’en faut), on "nique" comme on "broute" (sic). Le maître queux de La Graine et le Mulet (non moins indigestes !), qui se complaît dans la lente et peu ragoûtante dévoration, filme à vrai dire ses multiples repas de spaghetti avec la même indécente proximité que ses interminables et répétitives scènes saphiques que rien ne distingue, hélas, de la plus crue et risible pornographie. Sa caméra, aussi obscène dans ses longues focales que le téléobjectif scrutateur d’un paparazzo, ne nous épargne ainsi rien des humeurs (larmes et morve mêlées) et des inconséquentes pulsions de ses nymphettes sans réelle épaisseur, à la diction par ailleurs trop souvent approximative. On ne perd au demeurant pas grand-chose à mal les entendre, tant l’insipide platitude des dialogues le dispute à la vacuité de leurs prétentions intellectuelles. Elles ont beau citer Sartre, Picasso, Klimt ou Schiele, n’est pas Eric Rohmer qui veut ! Sans la "valeur" militante ajoutée du lesbianisme, brandie en alibi douteux d’une lubricité qu’on devine toute hétérosexuelle, l’histoire serait d’une banalité à pleurer : un nouveau "jeu de l’amour et du hasard", certes, mais languissant et abâtardi, entre une institutrice en herbe obtuse, passablement inculte, un rien démago, et une jeune artiste peintre aussi volage que jalouse. Allez comprendre pourquoi la première cède aux avances du premier collègue venu (vite évacué par le scénario) et la seconde, si affranchie, se montre soudain à ce point intransigeante !... Les yeux de veau égaré d’Adèle Exarchopoulos et les variations capillaires de Léa Seydoux (un peu plus attrayante tout de même que sa partenaire) ne soulignent dès lors à chaque (gros) plan, près de trois heures durant, que cette prévisible évidence : en matière de bleu, celui que distille la Jasmine de Woody Allen (et de Cate Blanchett) se révèle beaucoup plus profond et poignant, sans une once de prétention. Alors la Palme ? Plutôt un tuba, pour ne pas étouffer ou pour respirer, s’il se peut, un air moins vicié.
  • THE ARTIST (2011)
    Deux options contraires s’offraient aux réalisateurs d’après pour évoquer le douloureux et drolatique avènement du parlant dans le Hollywoodland (enseigne et glamour intacts) de la fin des années 20 : l’abandon au son et le retour au silence ; Singin’In The Rain en 1952 et, la nostalgie aidant, The Artist maintenant. Deux déclarations d’amour au cinéma, jubilatoires et complémentaires. Deux chefs-d’œuvre. Si, en l’occurrence et malgré un tournage sur pellicule couleur, le noir et blanc lustré de Guillaume Schiffman (authentique magicien des lumières) tout naturellement s’imposait, plus inattendu, plus audacieux surtout put paraître, chez son habituel comparse Michel Hazanavicius, le choix fondamental et fort bien assumé du premier degré, seul à même de préserver l’envoûtement et la pleine puissance d’un cinéma qu’il juge « émotionnel par excellence ». Car il ne s’agit pas là de « la dernière folie » d’un maître pointilleux du pastiche, au sens où pouvait l’entendre Mel Brooks dans son burlesque Silent Movie de 1976, mais bien d’un fantasme vieux de huit ans (et de 300 films visionnés !), d’un pari dément tenu de bout en bout : celui de renouer, rien qu’une fois, avec la magie muette d’un vrai mélo à l’ancienne, cru 1927 (année de son prologue), et donc dans l’exacte mouvance crânement revendiquée de L’Aurore (Murnau) ou de L’Heure suprême (Borzage).Autant dire que la barre se trouvait placée beaucoup plus haut qu’aux côtés de son si divertissant OSS 117, dont l’ultime illustrateur semblait de prime abord vouloir reconduire les atouts spécifiques (de drôlerie distanciée, de charme obsolète et d’absolu dépaysement) sur un tout autre terrain d’opérations… On retrouve du reste dans The Artist, outre l’allant, la qualité de grain, le perfectionnisme d’immersion et ce panache qui plus pathétiquement encore s’y déploie, le chef opérateur, le compositeur et le premier couple d’acteurs gagnant de ses deux opus précédents. L’effet n’est cependant point le même, loin de là, puisque sans jamais cesser d’y être heureux, on y sanglote davantage, en définitive, qu’on y rit ou qu’on y sourit. S’y instaure néanmoins une délectable continuité rétroactive entre les films dans le film, sorte de serials exotiques d’espionnage faussement palpitants où s’illustre d’abord le protagoniste (frac, puis loup façon Feuillade), et les missions au Caire, puis à Rio d’Hubert Bonnisseur de la Bath, lequel arborait – et pour cause – la même physionomie (sourire éclatant, sourcil relevé) que lui, la voix et la couleur en prime.Or A Russian Affair qui ouvre The Artist en triomphale avant-première, sur une sombre et tumultueuse partition digne de Franz Waxman (mais signée, comme la plupart des autres thèmes non-stop, par un Ludovic Bource idéalement éclectique), s’avère aussitôt prémonitoire du véritable drame à venir lorsque sous la torture, entre les mains d’un savant fou, son héros s’obstine précisément à l’être par son mutisme : « Parle ! – Je ne parlerai pas ! ». Et c’est bien dans ces cartons dialogués, auquel feront écho d’autres répliques à double sens, que réside l’enjeu très actuel de l’œuvre écrite, « storyboardée » et mise en scène par Michel Hazanavicius ; oui, dans cet acte de résistance aux périls croissants de la facilité et de la passivité, du fatalisme aussi.« O Fortuna », scandaient les moines de Carl Orff dans leurs Carmina Burana souvent repris au cinéma ; chez les acteurs, à l’instar des vieilles bobines qui magnifiaient la leur, « la roue tourne » également, et on le sait d’autant mieux qu’un organisme de charité français en fait état. Mais la résurrection demeure à l’écran toujours possible, pour peu qu’enfin l’orgueil se taise sans rien abdiquer d’une pérenne intégrité. Au-delà de son humeur nostalgique et de sa militante désuétude formelle, voilà ce que tend à nous démontrer, l’air de rien, l’assez exemplaire trajectoire de George Valentin, fictive vedette californienne que son rejet narquois du parlant (« Si c’est ça l’avenir, je vous le laisse ! ») mènera de la surexposition clinquante au ténébreux anonymat, de la gloire à la déchéance, de Hollywood à Sunset Boulevard (celui de Billy Wilder, référence récurrente de The Artist), avant le rebond provoqué de la sacro-sainte « deuxième chance », claquettes aux pieds. Lui fait naturellement pendant, en sens inverse sur les marches du succès, la vertigineuse ascension de sa protégée, puis de son ange gardien, la non moins imaginaire Peppy Miller, obscure figurante sacrée nouvelle « fiancée de l’Amérique » (après Mary Pickford, dont elle hérite là l’authentique villa).Intégralement tourné dans les grands studios de Los Angeles (ou ce qu’il en reste), parmi les fantômes d’un art qui n’y avait depuis trop longtemps plus droit de cité, le script (4 mois d’écriture à peine !) préserve donc sa valeur de conte en multipliant signes et allusions sans prétendre à la vaine reconstitution. Ainsi la compagnie Kinograph (comprenez « l’écriture du mouvement » !) n’a-t-elle jamais existé ; la Vitagraph, en revanche, fut rachetée par la Warner deux ans avant le début de l’action du film qu’elle distribue aujourd’hui. D’une part s’y superposent Rudolph Valentino (patronyme oblige), sa star sous contrat, à trois fringants moustachus, Douglas Fairbanks (la preuve : cet habile insert d’un extrait de The Mark of Zorro), et les deux John vide-bouteilles, Barrymore et Gilbert surtout (l’amant régulier de Garbo, passé réalisateur comme George Valentin, mais qui consentit, lui, à donner de la voix et ne s’en releva jamais) ; de l’autre affleurent Joan Crawford, bien sûr, et, par homonymie, les moins illustres Marilyn Miller (ex-chorus girl des Ziegfeld Follies, pionnière du parlant) ou Pepi Lederer (confidente de Louise Brooks et nièce de Marion Davies, suicidée par défenestration).Loin de forcer leur jeu outre mesure, Jean Dujardin et Bérénice Béjo prêtent à ces deux personnages composites une étonnante épaisseur humaine, rivalisant de sensibilité et de virtuosité (quatre mois d’initiation au « tap-dancing » en amont !) dans un prodigieux éventail de registres. Aussi cabot au besoin que son irrésistible petit partenaire canin (le mimétique Ubby, alias Jack), le premier paraît opérer une synthèse sublimée de tous ses emplois antérieurs, de Brice de Nice au Bruit des glaçons, et sidère par son économie de moyens dans l’émotion contagieuse. Mais la seconde eut autant que lui mérité un prix d’interprétation sur la Croisette, qui tenait pourtant là, à un demi-siècle d’intervalle, sa nouvelle (et plus subtile) B.B. : retrouvant à l’écran son statut révélateur de Meilleur Espoir Féminin (conçu par Gérard Jugnot en l’an 2000), pleine de pep ô combien elle pétille, gracieuse et mutine, d’une irradiante jeunesse préservée sans autre artifice que ce grain de beauté qu’appose à droite, au-dessus de sa bouche, son éphémère Pygmalion (un Beauty Spot qui devait d’ailleurs fournir son titre initial à The Artist). Nous lui devons même l’improvisation géniale d’une scène poétique par excellence qui l’entraîne à étreindre la veste de ce dernier, posée sur un cintre, en enfilant l’une de ses manches. Quant à la vivante caution cinéphilique du cru, elle réside dans l’altière présence de James Cromwell dont la composition de majordome fidèle et stoïque nous ramène, le cœur serré, aux Vestiges du Jour (James Ivory, 1993) : celui qui, après l’éleveur de Babe, campa tour à tour le Prince Philip (pour Frears) et George Bush père (chez Stone), n’est-il pas le fils du grand cinéaste John Cromwell (1888-1979), vétéran des armes et des larmes fraîchement audibles ?Remontant son sillage tari jusqu’à sa source pure, la quintessence de cinéma ici produite par Thomas Langmann passe dès lors comme un rêve, quand elle ne bascule pas, par saisissantes déflagrations sourdes ou sonores, dans ses cauchemardesques revers (les hurlements silencieux du héros soudain submergé par le vacarme de la vie, entre autres séquences clés). Tout, en conséquence, y prend sens, des faux titres en façade aux parcimonieux intertitres, des effondrements aux déplacements, des gros plans aux surimpressions, des ombres aux reflets.The Artist, joyau muet en noir et blanc, nous parle sans détours et, le temps trop bref d’une projection à recommencer, colore notre vie des effusions que le réel, morne et tapageur à la fois, réduit, entache ou bâillonne. Outsider absolu et pourtant déjà favori aux prochains Oscars, à jamais il restera, des deux côtés de l’Atlantique, sur cette crête d’exigence, aussi unique qu’indispensable.
  • L'AMOUR DURE TROIS ANS (2011)
    Joli hasard du nouveau calendrier : l’éclosion simultanée sur nos écrans, le 18 janvier, d’un couple de premiers films singuliers et pas si dissemblables qui tous deux font de nous les confidents privilégiés d’un grand amour interrompu, mais pleinement vécu et pourtant fantasmé par leurs auteurs à part presque entière, Frédéric Beigbeder et Marie-Castille Mention-Schaar. Un homme et une femme de plume, donc, ravis de muer leur sang d’encre en brillant flux d’images indélébiles.
    Misogynie décadente et dandysme mélancolique d’un côté, (juste) rébellion adolescente et romantisme éperdu de l’autre : L’Amour dure trois ans, mise en abyme résolument infidèle d’un roman confession du premier, et Ma Première Fois, pieuse sublimation d’un scénario miroir de la seconde, affirment certes, chacun à son ostensible façon, un style et des orientations morales ou esthétiques qu’on pourrait croire antagonistes. Mais leur égale maîtrise de débutants déjà connus (et de ce fait attendus…en tournant !) sidère au moins autant que leurs audaces inverses qui finissent parfois par se rejoindre.
    Cinq bonnes années d’atermoiements furent en effet nécessaires pour laisser mûrir, à l’écran, une romance débridée qui en proclame deux de moins ; six fois plus pour revenir à l’étincelle initiale d’un drame intime et le décanter au cœur battant d’une "histoire universelle". Ambivalente et narcissique, la comédie acide de Frédéric Beigbeder l’est à l’exacte image de lui-même, sans toutefois verser dans la fantaisie "trash" et déjantée de Jan Kounen, génial adaptateur de son 99F. Outre ses propres trouvailles visuelles, les aphorismes fleurissent à l’image, en surimpression, comme jadis au gré des réparties d’un Sacha Guitry, modèle avoué. "Contre les femmes" lui aussi, "tout contre", notre nouveau filmeur mondain suit également son exemple dans ses adresses directes au spectateur et la très méritoire attention qu’il porte aux seconds rôles, partagée par Marie-Castille Mention-Schaar.
    Chez lui on savourera l’union fort complémentaire de Frédérique Bel ("potiche nymphomane" parlant anglais pour doper son sex-appeal) et Jonathan Lambert ( "intello coincé" érudit en libertinage), Valérie Lemercier (sournoise éditrice), Michel Legrand (fil rose musical du script) ou même, en improbable duo final avec lui, un Joey Starr aux changeantes vapeurs ; chez elle on sera surtout bouleversé, derrière son tandem d’abord agaçant de jeunes tourtereaux, par Vincent Perez (beau-père complice), Anne Loiret (mère brimée) et la fragile copine Lilly-Fleur Pointeaux (que l’héroïne pourtant jamais n’écrase, ni n’occulte). Sans ces très talentueux renforts, gageons que, dans les deux cas, le couple pivot n’eût pas rayonné de si vive et pertinente manière. Conquise de haute lutte par son metteur en scène, Louise Bourgoin s’ébroue, gracieuse, sous les yeux allumés du sombre humoriste Gaspard Proust, double novice pour Beigbeder dont il constitue, avec Daniel Auteuil, l’idéal hybride. Ce sont en revanche de jeunes mannequins forcément photogéniques, Esther Comar et Martin Cannavo, qui prêtent leur charme, leur indéniable présence et leur virginité de jeu aux deux lycéens amoureux (faux cancre et vraie bûcheuse) de l’internat huppé que revisite ailleurs (le château de Ferrière remplaçant Juilly), six mois jusqu’au bac, la fille du compositeur Michel Mention (l’assistant trop tôt envolé de feu Maurice Jarre).
    Et si l’homme de lettres réussit, dans ce joli coup d’essai cinématographique, le grand écart entre Charles Bukowski et Marc Levy (prologue posthume et épilogue vivant de L’Amour dure trois ans), l’ex-journaliste expatriée au Hollywood Reporter ajoute toute seule une deuxième étoile et quelques flocons à sa Première, écrite pour rire (et déjà un peu pour pleurer) aux côtés du comédien réalisateur Lucien Jean-Baptiste (médecin ici) en 2009. "Ma Première Fois", nous raconte désormais, avec une sincérité manifeste, cette veuve inconsolée, livrant aux ados d’aujourd’hui une possible alternative à Twilight : plus d’un demi-siècle après Julien Duvivier, leur Marianne de ma jeunesse ! Dans le réalisme enchanté de son anti-Lol passent en outre des réminiscences éblouies de Sissi, de Mayerling, puis de Love Story, car, se produisant enfin elle-même, la cinéaste en herbe ose tout. Quand son rival de sortie sape en apparence les clichés romantiques, elle les revendique : accumulant sans retenue fétiches, bougies, intempéries, chansons ou crescendos de cordes au service d’un esthétisme quasi "hamiltonien", elle slalome à travers eux et franchit providentiellement tous les obstacles dans de scintillants nuages de poudreuse.
    Ex aequo sur la ligne d’arrivée, Frédéric Beigbeder et Marie-Castille Mention-Schaar, invités par l’UGC CinéCité à quatre jours d’intervalle, se dévoilent ici un peu plus devant nous :
    M.-C. M.-S. : "La Première Etoile" que j’ai commencé par écrire devait déjà s’appeler La Première Fois, comme un film de Claude Berri en 1976. Son fils Thomas Langmann m’ayant menacé d’un procès, j’ai abandonné ce titre pour en livrer aujourd’hui une variante ouvertement personnelle. Je conserve toujours, par ailleurs, les souvenirs inconscients des films romantiques de David Lean qui ont façonné mon imaginaire sentimental lorsque j’étais jeune fille, du Docteur Jivago à La Fille de Ryan, sans parler, bien sûr, de Love Story ! Ces histoires d’amour me paraissaient plus grandes que la réalité et j’ai, en quelque sorte, grandi avec elles. J’avais donc envie d’assumer mon éternel romantisme, d’en employer les codes les plus classiques et, sans m’autocensurer, de ne rien céder au cynisme « trash » de l’air du temps. La neige procède, selon moi, de cette imagerie, surtout à Megève où j’ai tourné, avec ses calèches et ses grands traîneaux. En montagne, elle représente à mes yeux une parenthèse, un cocon, un moment à part de chaleur familiale. Et puis il y a chez moi autant de bougies que j’en ai disposées dans mes décors : elles me donnent l’âme à voir. L’amour que je raconte dure, malgré la mort. Je vis toujours avec l’absent. Le choix fictionnel de Sarah et Zachary me tient aussi particulièrement à cœur : ce sont des prénoms bibliques, enracinés dans une histoire, et qui vont bien ensemble. Quant à Scar, le patronyme du garçon, ce n’est pas qu’un fauve violent dans Le Roi Lion, c’est d’abord mon nom, Schaar, prononcé d’une certaine façon. Je n’ai pas voulu partager ma vie avec le public pour autant, mais seulement mes émotions. Je me suis toujours située en première spectatrice de mes précédentes productions. L’âge des deux comédiens principaux m’importait peu ; j’ai d’ailleurs vu des personnes plus jeunes que Martin Cannavo (30 ans !) et Esther Comar (26 ans), mais qui paraissaient plus âgées. Ce qui comptait surtout pour moi, c’était qu’on ne les ait pas repérés avant, dans d’autres films. Je me sentais, en réalité, la plus lycéenne de nous trois parce que je conserve une profonde nostalgie de ces années-là. Il y a beaucoup de moi, à son âge, dans le personnage de Sarah. J’étais structurée, cloisonnée comme elle pour être sûre que les ennemis n’attaquent pas le château. Son foulard rouge, c’est le mien et je le garde. J’aimerais maintenant faire un film sur la résistance pendant la deuxième guerre mondiale, mais je viens tout juste d’achever ma seconde réalisation : Bowling, une comédie sociale avec Mathilde Seigner, Catherine Frot et, à nouveau, Firmine Richard. J’aime la fidélité" .
    F.B. : "L’Amour dure trois ans ne doit pas être pris au pied de la lettre : ce titre vise davantage le désir, la passion. Notre époque de liberté sexuelle accroît simplement la difficulté de renoncer à la chair. Que devient le couple dans un monde de consommateurs où Nietzsche avait commencé par établir que "si Dieu est mort, tout est permis" ? Mes grands-parents sont pourtant restés 57 ans ensemble et là réside tout le sujet de ma controverse avec Alain Finkielkraut qui a gentiment accepté d’apparaître dans mon film et vient d’écrire un livre intitulé Et si l’amour durait ? La vérité se situe sans doute dans l’entre-deux. La durée, au fond, ne me semble pas le plus important ; savoir saisir la chance de s’émouvoir, voilà ce qui compte. Ainsi est-ce mon premier long métrage et je me suis dit que j’allais me faire plaisir tout le temps, à chaque minute : il ne dure, après tout qu’une heure trente-huit ! Comme vous avez l’œil, vous avez noté que sur un déroulant en bas d’écran et en arrière-plan, lors d’un journal télévisé, je m’y attribuais le Prix Nobel de Littérature 2012, mais je pensais rester seul à pouvoir m’en amuser… En fait, je vais peut-être donner une idée aux jurés suédois et, s’ils voient ces images, je ne désespère de les faire s’exclamer : "Tiens, mais früchtan dü slom gvinn güte !" - ce qui signifie dans leur langue : "Pourquoi pas lui ?" Mais je suis sûr que vous aussi, vous parlez couramment le Bergman ! J’ajouterai qu’entre Sartre et Camus, mon choix est fait depuis longtemps : si j’adore Les Mots du premier, je préfère le second à tous égards. Je trouve donc plus snob encore de refuser le Nobel que de l’accepter. Camus l’a d’ailleurs reçu avec une grande humilité. De la même façon, lorsque Julien Gracq a décliné le Goncourt, j’y ai perçu un excès de calcul et de réflexion. Malheureusement, je n’aurai pour ma part ni le choix, ni l’opportunité d’expérimenter ni l’un, ni l’autre. Le Prix de Flore qui révèle à sa compagne la véritable identité de mon personnage, je l’ai moi-même créé et j’en suis, de ce fait, exclu d’avance. Raison de plus pour me décerner deux récompenses littéraires dans ce film et pour lui offrir, tant qu’à faire, son Oscar ! J’y ai en effet convié Michel Legrand à interpréter en personne la chanson de L’Affaire Thomas Crown, qui lui avait valu sa première statuette… Comprenez bien que j’ai abordé ce tournage comme si c’était le dernier et, puisqu’on avait, par inconscience, commis l’erreur de m’en confier les rênes, je n’allais pas me priver de quelques joies simples ! En revanche, les jolies groupies qui se tapent systématiquement, chaque année, tous les écrivains primés pour comparer leurs performances viriles, ça n’existe pas et le lauréat que je suis [de l’Interallié et du Renaudot] le déplore. Il s’agit là d’un pur fantasme. En tant que débutant, j’ai préféré imaginer mes scènes dans des lieux que je connaissais, pour savoir où y mettre ma caméra : le Grand Journal où j’ai travaillé, le Flore, l’Hôtel Amour, le Montana ou le port de Guéthary. Ne tourner qu’en décors réels me rassurait, au stade de l’écriture. Je ne suis qu’un jeune stagiaire à la découverte d’un nouveau métier, un peu schizo par ailleurs, façon Docteur Jekyll et Mister Hyde. Je n’ai pas consciemment voulu toutes les figures du double que vous avez repérées dans le film, mais j’y revendique plusieurs effets d’écho, sur le modèle des deux scènes de cuisson d’un homard vivant dans Annie Hall : la première, avec Diane Keaton, est hilarante ; la seconde, avec une autre femme, l’une des plus tristes du monde. La comédie se mue en tragédie, quand chez moi, de la gnôle (Charles Bukowski) à l’eau de rose (Marc Lévy, qui a eu l’élégance et l’autodérision d’accepter de me rejoindre), le pessimisme se dilue dans l’optimisme. Or le sommet en art, c’est cela : réussir à provoquer, avec le même matériau, deux émotions opposées. Je voue de ce fait une admiration sans bornes à Woody Allen et je crois que s’il n’avait pas existé, je n’aurais pas eu envie de réaliser ce film".
  • MA PREMIERE FOIS (2011)
    Joli hasard du nouveau calendrier : l’éclosion simultanée sur nos écrans, le 18 janvier, d’un couple de premiers films singuliers et pas si dissemblables qui tous deux font de nous les confidents privilégiés d’un grand amour interrompu, mais pleinement vécu et pourtant fantasmé par leurs auteurs à part presque entière, Frédéric Beigbeder et Marie-Castille Mention-Schaar. Un homme et une femme de plume, donc, ravis de muer leur sang d’encre en brillant flux d’images indélébiles.
    Misogynie décadente et dandysme mélancolique d’un côté, (juste) rébellion adolescente et romantisme éperdu de l’autre : L’Amour dure trois ans, mise en abyme résolument infidèle d’un roman confession du premier, et Ma Première Fois, pieuse sublimation d’un scénario miroir de la seconde, affirment certes, chacun à son ostensible façon, un style et des orientations morales ou esthétiques qu’on pourrait croire antagonistes. Mais leur égale maîtrise de débutants déjà connus (et de ce fait attendus…en tournant !) sidère au moins autant que leurs audaces inverses qui finissent parfois par se rejoindre.
    Cinq bonnes années d’atermoiements furent en effet nécessaires pour laisser mûrir, à l’écran, une romance débridée qui en proclame deux de moins ; six fois plus pour revenir à l’étincelle initiale d’un drame intime et le décanter au cœur battant d’une "histoire universelle". Ambivalente et narcissique, la comédie acide de Frédéric Beigbeder l’est à l’exacte image de lui-même, sans toutefois verser dans la fantaisie "trash" et déjantée de Jan Kounen, génial adaptateur de son 99F. Outre ses propres trouvailles visuelles, les aphorismes fleurissent à l’image, en surimpression, comme jadis au gré des réparties d’un Sacha Guitry, modèle avoué. "Contre les femmes" lui aussi, "tout contre", notre nouveau filmeur mondain suit également son exemple dans ses adresses directes au spectateur et la très méritoire attention qu’il porte aux seconds rôles, partagée par Marie-Castille Mention-Schaar.
    Chez lui on savourera l’union fort complémentaire de Frédérique Bel ("potiche nymphomane" parlant anglais pour doper son sex-appeal) et Jonathan Lambert ( "intello coincé" érudit en libertinage), Valérie Lemercier (sournoise éditrice), Michel Legrand (fil rose musical du script) ou même, en improbable duo final avec lui, un Joey Starr aux changeantes vapeurs ; chez elle on sera surtout bouleversé, derrière son tandem d’abord agaçant de jeunes tourtereaux, par Vincent Perez (beau-père complice), Anne Loiret (mère brimée) et la fragile copine Lilly-Fleur Pointeaux (que l’héroïne pourtant jamais n’écrase, ni n’occulte). Sans ces très talentueux renforts, gageons que, dans les deux cas, le couple pivot n’eût pas rayonné de si vive et pertinente manière. Conquise de haute lutte par son metteur en scène, Louise Bourgoin s’ébroue, gracieuse, sous les yeux allumés du sombre humoriste Gaspard Proust, double novice pour Beigbeder dont il constitue, avec Daniel Auteuil, l’idéal hybride. Ce sont en revanche de jeunes mannequins forcément photogéniques, Esther Comar et Martin Cannavo, qui prêtent leur charme, leur indéniable présence et leur virginité de jeu aux deux lycéens amoureux (faux cancre et vraie bûcheuse) de l’internat huppé que revisite ailleurs (le château de Ferrière remplaçant Juilly), six mois jusqu’au bac, la fille du compositeur Michel Mention (l’assistant trop tôt envolé de feu Maurice Jarre).
    Et si l’homme de lettres réussit, dans ce joli coup d’essai cinématographique, le grand écart entre Charles Bukowski et Marc Levy (prologue posthume et épilogue vivant de L’Amour dure trois ans), l’ex-journaliste expatriée au Hollywood Reporter ajoute toute seule une deuxième étoile et quelques flocons à sa Première, écrite pour rire (et déjà un peu pour pleurer) aux côtés du comédien réalisateur Lucien Jean-Baptiste (médecin ici) en 2009. "Ma Première Fois", nous raconte désormais, avec une sincérité manifeste, cette veuve inconsolée, livrant aux ados d’aujourd’hui une possible alternative à Twilight : plus d’un demi-siècle après Julien Duvivier, leur Marianne de ma jeunesse ! Dans le réalisme enchanté de son anti-Lol passent en outre des réminiscences éblouies de Sissi, de Mayerling, puis de Love Story, car, se produisant enfin elle-même, la cinéaste en herbe ose tout. Quand son rival de sortie sape en apparence les clichés romantiques, elle les revendique : accumulant sans retenue fétiches, bougies, intempéries, chansons ou crescendos de cordes au service d’un esthétisme quasi "hamiltonien", elle slalome à travers eux et franchit providentiellement tous les obstacles dans de scintillants nuages de poudreuse.
    Ex aequo sur la ligne d’arrivée, Frédéric Beigbeder et Marie-Castille Mention-Schaar, invités par l’UGC CinéCité à quatre jours d’intervalle, se dévoilent ici un peu plus devant nous :
    M.-C. M.-S. : "La Première Etoile" que j’ai commencé par écrire devait déjà s’appeler La Première Fois, comme un film de Claude Berri en 1976. Son fils Thomas Langmann m’ayant menacé d’un procès, j’ai abandonné ce titre pour en livrer aujourd’hui une variante ouvertement personnelle. Je conserve toujours, par ailleurs, les souvenirs inconscients des films romantiques de David Lean qui ont façonné mon imaginaire sentimental lorsque j’étais jeune fille, du Docteur Jivago à La Fille de Ryan, sans parler, bien sûr, de Love Story ! Ces histoires d’amour me paraissaient plus grandes que la réalité et j’ai, en quelque sorte, grandi avec elles. J’avais donc envie d’assumer mon éternel romantisme, d’en employer les codes les plus classiques et, sans m’autocensurer, de ne rien céder au cynisme « trash » de l’air du temps. La neige procède, selon moi, de cette imagerie, surtout à Megève où j’ai tourné, avec ses calèches et ses grands traîneaux. En montagne, elle représente à mes yeux une parenthèse, un cocon, un moment à part de chaleur familiale. Et puis il y a chez moi autant de bougies que j’en ai disposées dans mes décors : elles me donnent l’âme à voir. L’amour que je raconte dure, malgré la mort. Je vis toujours avec l’absent. Le choix fictionnel de Sarah et Zachary me tient aussi particulièrement à cœur : ce sont des prénoms bibliques, enracinés dans une histoire, et qui vont bien ensemble. Quant à Scar, le patronyme du garçon, ce n’est pas qu’un fauve violent dans Le Roi Lion, c’est d’abord mon nom, Schaar, prononcé d’une certaine façon. Je n’ai pas voulu partager ma vie avec le public pour autant, mais seulement mes émotions. Je me suis toujours située en première spectatrice de mes précédentes productions. L’âge des deux comédiens principaux m’importait peu ; j’ai d’ailleurs vu des personnes plus jeunes que Martin Cannavo (30 ans !) et Esther Comar (26 ans), mais qui paraissaient plus âgées. Ce qui comptait surtout pour moi, c’était qu’on ne les ait pas repérés avant, dans d’autres films. Je me sentais, en réalité, la plus lycéenne de nous trois parce que je conserve une profonde nostalgie de ces années-là. Il y a beaucoup de moi, à son âge, dans le personnage de Sarah. J’étais structurée, cloisonnée comme elle pour être sûre que les ennemis n’attaquent pas le château. Son foulard rouge, c’est le mien et je le garde. J’aimerais maintenant faire un film sur la résistance pendant la deuxième guerre mondiale, mais je viens tout juste d’achever ma seconde réalisation : Bowling, une comédie sociale avec Mathilde Seigner, Catherine Frot et, à nouveau, Firmine Richard. J’aime la fidélité" .
    F.B. : "L’Amour dure trois ans ne doit pas être pris au pied de la lettre : ce titre vise davantage le désir, la passion. Notre époque de liberté sexuelle accroît simplement la difficulté de renoncer à la chair. Que devient le couple dans un monde de consommateurs où Nietzsche avait commencé par établir que "si Dieu est mort, tout est permis" ? Mes grands-parents sont pourtant restés 57 ans ensemble et là réside tout le sujet de ma controverse avec Alain Finkielkraut qui a gentiment accepté d’apparaître dans mon film et vient d’écrire un livre intitulé Et si l’amour durait ? La vérité se situe sans doute dans l’entre-deux. La durée, au fond, ne me semble pas le plus important ; savoir saisir la chance de s’émouvoir, voilà ce qui compte. Ainsi est-ce mon premier long métrage et je me suis dit que j’allais me faire plaisir tout le temps, à chaque minute : il ne dure, après tout qu’une heure trente-huit ! Comme vous avez l’œil, vous avez noté que sur un déroulant en bas d’écran et en arrière-plan, lors d’un journal télévisé, je m’y attribuais le Prix Nobel de Littérature 2012, mais je pensais rester seul à pouvoir m’en amuser… En fait, je vais peut-être donner une idée aux jurés suédois et, s’ils voient ces images, je ne désespère de les faire s’exclamer : "Tiens, mais früchtan dü slom gvinn güte !" - ce qui signifie dans leur langue : "Pourquoi pas lui ?" Mais je suis sûr que vous aussi, vous parlez couramment le Bergman ! J’ajouterai qu’entre Sartre et Camus, mon choix est fait depuis longtemps : si j’adore Les Mots du premier, je préfère le second à tous égards. Je trouve donc plus snob encore de refuser le Nobel que de l’accepter. Camus l’a d’ailleurs reçu avec une grande humilité. De la même façon, lorsque Julien Gracq a décliné le Goncourt, j’y ai perçu un excès de calcul et de réflexion. Malheureusement, je n’aurai pour ma part ni le choix, ni l’opportunité d’expérimenter ni l’un, ni l’autre. Le Prix de Flore qui révèle à sa compagne la véritable identité de mon personnage, je l’ai moi-même créé et j’en suis, de ce fait, exclu d’avance. Raison de plus pour me décerner deux récompenses littéraires dans ce film et pour lui offrir, tant qu’à faire, son Oscar ! J’y ai en effet convié Michel Legrand à interpréter en personne la chanson de L’Affaire Thomas Crown, qui lui avait valu sa première statuette… Comprenez bien que j’ai abordé ce tournage comme si c’était le dernier et, puisqu’on avait, par inconscience, commis l’erreur de m’en confier les rênes, je n’allais pas me priver de quelques joies simples ! En revanche, les jolies groupies qui se tapent systématiquement, chaque année, tous les écrivains primés pour comparer leurs performances viriles, ça n’existe pas et le lauréat que je suis [de l’Interallié et du Renaudot] le déplore. Il s’agit là d’un pur fantasme. En tant que débutant, j’ai préféré imaginer mes scènes dans des lieux que je connaissais, pour savoir où y mettre ma caméra : le Grand Journal où j’ai travaillé, le Flore, l’Hôtel Amour, le Montana ou le port de Guéthary. Ne tourner qu’en décors réels me rassurait, au stade de l’écriture. Je ne suis qu’un jeune stagiaire à la découverte d’un nouveau métier, un peu schizo par ailleurs, façon Docteur Jekyll et Mister Hyde. Je n’ai pas consciemment voulu toutes les figures du double que vous avez repérées dans le film, mais j’y revendique plusieurs effets d’écho, sur le modèle des deux scènes de cuisson d’un homard vivant dans Annie Hall : la première, avec Diane Keaton, est hilarante ; la seconde, avec une autre femme, l’une des plus tristes du monde. La comédie se mue en tragédie, quand chez moi, de la gnôle (Charles Bukowski) à l’eau de rose (Marc Lévy, qui a eu l’élégance et l’autodérision d’accepter de me rejoindre), le pessimisme se dilue dans l’optimisme. Or le sommet en art, c’est cela : réussir à provoquer, avec le même matériau, deux émotions opposées. Je voue de ce fait une admiration sans bornes à Woody Allen et je crois que s’il n’avait pas existé, je n’aurais pas eu envie de réaliser ce film".
  • LES INFIDÈLES (2011)
    Avec une bonne dose d’autodérision, un pénétrant parfum d’amertume, et si Tony Scott ne s’était pas saisi de leur sens premier en 1983, l’heptaèdre en question eût fort bien pu s’intituler Les Prédateurs II. Or dans la vie comme, déjà, dans Les Petits Mouchoirs, ces deux-là font la paire : Jean Dujardin et Gilles Lellouche, ici coréalisateurs et acteurs récurrents, de Paris à Las Vegas, d’une suite d’accablants écarts libidineux dont, complices duplices, ils assurent le lien tout en saccageant ceux de leurs pathétiques et parfois burlesques personnages.
    Né d’une lecture dyslexique des Infiltrés de Scorsese et des vraies escapades d’un faux cinéphile adultérin (qui s’y reconnaîtra), le projet du folâtre Jean Dujardin ne nous paraît aujourd’hui pas moins "culotté", si l’on peut dire, que celui de The Artist dont il accompagna étrangement l’écriture, dans le temps, mais dans des registres ô combien différents. Loin de l’Age d’Or d’Hollywood, de ses élans lyriques et de ses grands sentiments, muets et pudiques, Les Infidèles se veulent hâbleurs, inconséquents, crus et lubriques, bref, foncièrement latins et tirant tout leur suc des Monstres les plus profanateurs qui soient (le duo Gassman-Tognazzi, versions 1963 ou 1977), de Dino Risi plutôt que de Frank Borzage et King Vidor. Nulle complaisance à leur égard, pourtant, sinon, hélas, parfois dans ce qu’on s’abaisse à exhiber d’eux ! Des fautes de goût allègrement assumées, quoique embarrassantes lorsque l’on considère qu’un tri drastique a été opéré entre une trentaine d’idées de sketches (et une surabondance de plans) pour n’en retenir que sept (dont la contribution de Jan Kounen, réservée au futur DVD) et trois "pastilles" d’une minute (toutes labélisées Alexandre Courtès), réduits chaque fois à leur plus restreinte (et radicale) expression.
    Le turbulent "Prologue" de Fred Cavayé et le dernier sketch outrageusement débraillé, "Las Vegas", commis par les deux vedettes (et coauteurs, avec Nicolas Bedos, entre autres) du film, s’avèrent en l’occurrence "trompeurs" et pourraient, par leur déplorable place stratégique, réduire l’ensemble à un registre égrillard qui n’est, au fond, pas le sien. Un distrait zappeur d’images (et peut-être de femmes) passerait ainsi à côté de la férocité grave d’une "Lolita" cauchemardesque (épinglée chez Eric Lartigau) ou différemment dévastatrice des "Infidèles Anonymes" (réunis autour de Sandrine Kiberlain, stoïque psy, par Alexandre Courtès), de la mélancolie piteuse d’une "Bonne Conscience" par défaut (selon Michel Hazanavicius, suivant pour la 4e fois son acteur fétiche) et surtout des affres refoulées, des abcès crevés dans la cathartique "Question" d’Emmanuelle Bercot (qui y soumet sans fard, façon Albee, les ex-Chouchou et Loulou), seule femme de la bande.
    L’accouchement, deux jours auparavant, de Bérénice Béjo, la délicieuse partenaire The Artist himself, nous avait privés de leur présence conjointe pour l’avant-première strasbourgeoise du joyau franco-hollywoodien aux 77 récompenses. C’est une bronchite qui cette fois retint dans son lit un Jean Dujardin surmené, à moins d’une semaine des César, puis des Oscars. Ceux-ci sottement l’ignorèrent, démagogie oblige (primant la "bonne nature" d’Omar Sy contre l’art accompli de ses cinq concurrents) ; ceux-là, plus éclairés et non moins novateurs, firent de lui le premier "french actor" à pouvoir brandir la statuette suprême.
    Le 21 février, nous dûmes donc ici nous contenter, pour notre part, de son grand copain Gilles Lellouche (très en verve au demeurant), accompagné d’Alexandre Courtès (la révélation-choc de The Incident au dernier Festival de Gérardmer). Propos croisés de deux ex-"clippeurs" d’élite (l’un pour IAM et NTM, l’autre pour Daft Punk et U2) :
    G.L. : Truffaut disait : "Le cinéma, c’est mieux que la vie". C’était pour moi, dans mon enfance, puis mon adolescence, un refuge, un moyen de se soustraire à la vie normale. De la tromper, oui, en quelque sorte.
    A.C. : On peut aussi se tromper soi-même, s’immerger dans ses fantasmes. J’ai longtemps cru, de mon côté, que la vie se passerait comme dans les films…
    G.L. : Cruelle déception ! (Rires partagés) Au cinéma, je crois qu’on peut tout faire parce que c’est un art, avant d’être un business. Or l’art demeure, me semble-t-il, notre seul petit espace de liberté ; il nous délivre d’une époque qui ne cesse d’interdire et de légiférer. Et ce film, nous l’avons presque conçu en réaction contre elle. Nous adorons, Jean et moi, le cinéma de Dino Risi, Bertrand Blier ou Joël Séria (ses Galettes de Pont-Aven nous font hurler de rire !) et nous regrettons qu’en France, on ne s’autorise plus grand-chose. Les outrances parfois vulgaires de certaines nouvelles comédies américaines, là-bas, ne dérangent personne. Ici, il faut ratisser large, de 7 à 77 ans, et nous avions conscience de ne pas faire un spectacle tous publics. Je suis d’ailleurs assez étonné que nous n’ayons pas reçu d’interdiction. Je n’y étais pas opposé ; cela m’aurait évité de répéter en promo : "N’y allez pas avec vos enfants !". Nous vivons des temps schizophrènes : en 1982, avec Paradis pour tous de Alain Jessua, Patrick Dewaere posait nu pour la même affiche que celle de Jean, qu’on vient de nous censurer, et elle n’avait pas fait l’ombre d’une vague... On est allé chercher le mal là où il ne se trouvait pas, dans un mauvais goût peut-être trop naïvement assumé qui, loin de tout sexisme, nous brocardait au premier chef. Et toutes ces couvertures de magazines pornos qui s’étalent dans les kiosques sous le nez des gamins de quatre ans ? Ces pubs remplies de femmes à poil ? Mais Jean fait vendre du papier et sans lui, sans moi, ce serait passé comme une lettre à la poste... Et n’allez pas dire que le scandale nous a servis ! Un de plus ? C’était aux antipodes de notre démarche, qui n’avait rien de potache, et nous nous serions bien passés d’un tel coup de projecteur ! Nous n’avions nulle envie de choquer le bourgeois, ni de faire polémique, mais d’offrir un film libre à tous points de vue, dans l’humour comme dans le drame, dans le ton comme dans le format. Un film plutôt sombre, en réalité. Pour ne pas être taxés d’opportunisme, nous avons même coupé, après l’affaire DSK, la fin prémonitoire du sketch de "La Bonne Conscience" où Jean, dragueur bredouille dans l’hôtel de son séminaire, abordait à l’aube une femme de ménage black devant une chambre ouverte... Cut. On les retrouvait ensuite, interrogés par les flics ! Nos limites nous étaient donc inhérentes et ne dépendaient que de notre propre sens moral. Je défie quiconque, aujourd’hui, de monter Orange Mécanique...
    A.C. : ... ou Salo ou les 120 Journées de Sodome, malgré son intemporelle vérité !
    G.L. : Nous voulions également d’un duo qui ne soit pas celui du fort et du faible, façon Gérard Depardieu et Pierre Richard. Nous souhaitions mettre ces deux types à égalité, y compris dans leur libido débordante, mais distinguer leurs motivations : l’un (Jean) n’est mu que par ses appétits charnels ; l’autre (moi) conserve des aspirations romantiques. Ainsi l’un supporte-t-il très bien Las Vegas ; l’autre, pas du tout. Quant à la scène finale, nous avons tiré nos positions à pile ou face et j’ai gagné – en tout cas, je n’ai pas perdu... et l’hilarité l’a emporté sur la gêne ! Nos personnages n’en étaient pas moins, au départ, interchangeables…
    A.C. : Les cinq autres cinéastes convoqués, eux, ne se sont pas croisés ! Il n’y avait pas de concurrence entre nous ; plutôt une énergisante émulation ! Et puis avec les acteurs qu’on me proposait dans mon sketch (outre Gilles et Jean, Guillaume Canet, Manu Payet et Sandrine Kiberlain), comment ne pas foncer et se faire plaisir ? J’aurais eu mauvaise grâce à me montrer difficile et, sortant d’un film d’horreur, je crois avoir pris goût à la comédie…
    G.L. : Chacun a donc suivi son impulsion, au cœur d’un seul et même mouvement. Mais nous tenions aussi à disposer d’un point de vue féminin, le temps d’un sketch, mon préféré : celui de "La Question". Le talent d’Emmanuelle Bercot nous importait davantage, du reste, que son statut de réalisatrice. Nous aimons beaucoup son travail et il s’agissait, à nos yeux, d’un choix cohérent, d’une valeur ajoutée. Pour "Les Infidèles Anonymes", par exemple, nous avons préféré prendre une moustache (Alexandre Courtès) ! Entre l’écriture du film et sa sortie, deux ans à peine se sont écoulés. Les complications ne sont arrivées qu’au montage : il fallait bien couper plus ou moins, selon les cas, pour respecter les règles d’équilibre propres à une œuvre collective, et c’est là que les ego ressurgissent ! Pas chez les acteurs, qui n’ont pu nous résister : on a tous envie de s’amuser, de se caricaturer, de se grimer, de se ridiculiser, de s’emparer des mots les plus crus pour se lâcher ! Une récréation salutaire pour moi, en tout cas, puisque je devais ensuite incarner le mari de Thérèse Desqueyroux (Audrey Tautou), chez Claude Miller. Un mari empoisonné, faut-il le rappeler ?
  • UNE NOUVELLE CHANCE (2011)
    "Une Nouvelle Chance" pour Clint Eastwood acteur aussi, après sa contre-performance scénique (à tort improvisée) devant les électeurs de Mitt Romney ? La réponse est oui, et le miracle manifeste. Mais en pressentait-il le besoin, après avoir proclamé s’être, devant la caméra, rangé des voitures – (poussive) Gran Torino comprise ? L’ayant enfin retrouvé tel qu’en lui-même, nous aimerions le croire.
    Les belles Américaines demeurent en l’occurrence de la partie dans la très profonde, quoique montagneuse Caroline du Nord qu’elles sillonnent à leur rythme, inusables comme les vieux cow-boys d’antan, et nous ne parlons pas ici, bien sûr, de la resplendissante Amy Adams, mais de la Ford Mustang 66 rouge conduite cahin-caha par le "grumpy old man" qui la cabosse sans la moindre poursuite ("mon garage a rétréci", argue-t-il) et de la Buick noire décapotable où se consume (plus qu’il ne s’y pavane) le jeunot Justin Timberlake. Davantage que le base-ball, en soi assez rédhibitoire, elles constituent, avec le casting et les paysages (entre Atlanta et Asheville), l’un des réels attraits immédiats de Trouble with the curve (en V.O.).

    Ce titre-là, sur le modèle de Ca va cogner (1980), dispensable récréation "red neck" de la star déjà confiée aux bons soins d’un vieux copain (le cascadeur Buddy Van Horn), on aurait pu littéralement le traduire par "Ca coince dans la courbe" et corroborer l’idée fausse qu’il s’agirait donc, derrière les très patrimoniaux "biopics" de Hoover et Mandela, d’un tardif opus mineur dans le parcours de l’ex-maire de Carmel, d’une escapade certes imprévue, mais surtout facile (voire paresseuse) et lucrative. Erreur sur toute la ligne ! Et ce malgré la perte d’un savoureux double sens (technique ou gérontologique) qu’aplanit, sur un mode plus optimiste, le recours fondé à la mythologie américaine triomphante. Or pourquoi passer derechef par les tractations et les gesticulations d’un sport à nos yeux abscons, si mal exportable, et que le cinéma yankee s’obstine pourtant à nous infliger depuis 1899 (Casey and the Bat) ? Peut-être parce que maintes mâles icônes hollywoodiennes lui ont elles-mêmes payé, à l’écran comme à l’école, leur tribut de citoyens "populaires" ; qu’il faut avoir tâté de la balle en cuir pour affermir le sien : un passage presque obligé dont surent vaillamment témoigner Gary Cooper (Vainqueur du Destin, 1942), James Stewart (Un Homme change son destin, 1949), Frank Sinatra (Match d’amour, 1949), Ronald Reagan (The Winning Team, 1952), Tab Hunter (Damn Yankees !, 1958), Robert Redford (Le Meilleur, 1984), Brad Pitt (Le Stratège, 2011), Kevin Costner à trois reprises et, sur le mode thérapeutique, qui d’autre qu’Anthony Perkins, Prisonnier de la peur chez Robert Mulligan en 1957 ?
    Rassurons cependant nos compatriotes cinéphiles : opaques ou familières, les règles du jeu n’importent plus guère quand l’enjeu du film, sous divers angles, les dépasse, qui promeut l’échange humain direct, sans coupable inhibition ni aliénation technologique ; la patience à rebours de l’impatience ; la réconciliation, loin de toute vaine concurrence ; l’instinct face au calcul ; le terrain enfin, de préférence à l’ordinateur où s’asphyxie le monde.
    Dans son Honkytonk Man (1982) d’une ère révolue que cette Nouvelle Chance de Robert Lorenz en filigrane ressuscite, pareillement nomade, c’est d’un cancer des poumons dont se mourait Rod, le chanteur country auquel Clint Eastwood prêtait son suffoquant organe ; Gus, le recruteur ("scout") de base-ball qu’il campe, trente ans après, a par bonheur repris son souffle, ainsi que sa pugnacité (au saloon et au bureau !). Atteint de dégénérescence maculaire, il perd en revanche la vue, sinon son sens aigu de l’observation, et s’en défend, butant et pestant d’abondance contre un quotidien qui, de plus en plus, semble s’ingénier à lui faire obstacle. Le fossé des ans se creuse par ailleurs, inexorablement, entre ce modèle altéré et son patron d’une part, que courtise un piaffant successeur potentiel ; sa fille unique de l’autre, avocate tout aussi carriériste (au départ) qu’il a, veuf avant l’heure, chérie de trop loin, sans parvenir à l’apprivoiser. Et voici qu’échoit à notre bûcheuse en tailleur et talons aiguilles la mission pas si malvenue, au fond, de veiller sur son rugueux géniteur, une semaine durant, lors d’un ultime voyage de prospection : quête pour elle du secret enfoui d’un père ; pour lui d’un authentique joueur, d’un nouveau "natural" qu’il reviendra du reste à la jeune femme de dénicher par hasard, sous l’humble apparence d’un vendeur de cacahuètes hispanique (concession de Clint à son épouse Dina ?).
    Au vrai rejeton Kyle dans le funèbre chef-d’œuvre précité (désormais contrebassiste de jazz volontiers réquisitionné par papa), se substitue de la sorte une idéale héritière de cinéma, la Mormone Amy Adams. On ne saurait louer assez le talent tout terrain, l’exquise sensibilité et la grâce enchanteresse de la princesse incarnée d’Enchanted (Il était une fois…, 2007) qui magnifie à chaque plan les deux duos pourtant prévisibles d’Une Nouvelle Chance : celui, familial, qu’elle retisse avec son protagoniste et l’autre, amoureux, dont elle distille la très graduelle complicité avec Justin Timberlake (ex-idole du boys band NSYNC, uni depuis le 19 octobre à Jessica Biel), épatant dans le rôle d’un tendre champion déchu en voie de reconversion. Hélas sous-employée Sur la Route, celle qui fut l’aviatrice Amelia Earhart (pour La Nuit au Musée 2) et la vedette absolue de Miss Pettigrew se prépare à faire revivre Janis Joplin devant la caméra de Lee Daniels. Elle nous rappellerait plutôt ici, avec davantage de fraîcheur, la Jane Fonda de La Maison du Lac (1981) face à son père Henry dont Clint Eastwood, autre altière figure westernienne (et "leonienne" !), paraît mieux que jamais emprunter le visage gris, émacié, beau et rébarbatif à la fois, les sursauts de rage et les orgueilleuses dérobades, l’étrange démarche ralentie d’échassier aux aguets.
    Deux pleines décennies qu’il n’avait, à vrai dire, plus foulé le plateau d’un confrère ! Longtemps après Wolfgang Petersen, on peut donc rendre justice au faux débutant Robert Lorenz de l’avoir différemment replacé, à 82 ans, « dans la ligne de mire », faute de lui en reconnaître l’entier mérite : n’était-il pas, en tant qu’assistant réalisateur et coproducteur, son étroit partenaire de l’ombre depuis 1994 ? Sur un habile scénario du non moins obscur Randy Brown, il ose ainsi réinvestir son image émoussée, consensuelle, de cette âpreté réactionnaire et de ce mystère que ses anciens fidèles se désespéraient de ne plus guère discerner en lui. Parfois abrupt et maladroit, il va jusqu’à nous secouer d’entrée de jeu en le laissant converser, au-dessus du trône, avec son bégayant instrument urogénital, mais le convainc également de fredonner, les larmes aux yeux et la bouteille de bière à la main, une fameuse chanson de cow-boy ("You are my sunshine" de Jimmie Davies, reprise ensuite, sur la B.O., par Carly Simon et Ray Charles) devant la tombe de sa défunte épouse. Hormis le compositeur Marco Beltrami, plutôt inattendu entre stades et tavernes rustiques (où l’on s’essaie au « clogging », une sautillante danse montagnarde), s’avèrent au demeurant convoqués les "piliers" de la maison Malpaso – du chef opérateur Tom Stern aux monteurs Gary Roach et Joel Cox – que rejoignent sur la toile quelques "guest stars" de poids : Robert Patrick (Walk the Line ou Mémoires de nos pères, déjà), Ed Lauter (le majordome de Peppy dans The Artist), Matthew Lillard (le tueur de Scream, passé sans masque au business sportif) et surtout John Goodman (l’obèse abonné des sommets que sont The Artist, encore, ou Argo). Difficile dès lors d’admettre que, déchargé en surface des Pleins Pouvoirs, le cinéaste n’ait pas eu là, de sa voix rauque et contenue, son mot à dire, dans la coulisse...
    Quoi qu’il en soit, lorsque sa divine partenaire de résistance finit par jeter son téléphone portable dans une poubelle publique, comme un esclave du Sud se serait jadis défait de ses chaînes, ce simple geste nous apparaît aussi admirable, aussi émouvant, peut-être, que l’ample lancer arrondi d’une future légende du base-ball. Or connaissez-vous beaucoup de films qui vous saisissent au point de vous donner une folle envie d’applaudir, quand les lumières se rallument ? Une Nouvelle Chance compte parmi ceux-là, même si c’est à pas lents, sur un banal trottoir, qu’en panoramique vertical Clint Eastwood s’y éloigne de nous, solitaire et un peu voûté, pour aller prendre le bus...
  • DE ROUILLE ET D'OS (2011)
    Je serais, pour ma part, encore plus sévère, même si l'avis proposé témoigne déjà d'une lucidité critique hélas fort peu partagée. Jacques Audiard, cinéaste depuis longtemps surévalué, semble en effet se complaire à enlaidir ses acteurs (qui, par je ne sais quel masochisme, se pressent pourtant sur son fangeux terrain! )et à réduire le spectateur au rang de simple voyeur. Malgré l'indéniable talent de ses interprètes du moment(qui ne lui appartient pas) et la puissante performance sans fard de Marion Cotllard, De rouille et d'os se révèle en l'occurrence un film OBSCENE, au sens le plus large du terme. On nous y montre tout, et pas toujours adroitement (l'accident de la dresseuse, très mal filmé, laisse perplexe: écrasée ou/et mordue, on ne sait trop); on exhibe les moignons (stupéfiants effets visuels qui court-circuitent dès lors toute émotion), les corps-à-corps violents et si virils (merci Patrice Chéreau!); on abuse des ralentis (au cas où on n'aurait pas assez bien vu), des cadrages gratuits pour épater la galerie (la caméra à flanc de camion sous la pluie); on touche même au gore le plus grotesque (le plan sur la molaire intégralement arrachée tournoyant sur le sol). Et, parce qu'il faut forcer l'empathie, autant que le dégoût, se succèdent les chansons de remplissage (comme dans les "romcoms" U.S. les plus formatées) et les péripéties mélo absurdes (la fausse noyade de l'enfant sous la glace). Le fils de Michel a décidément "mal tourné" et devrait aller voir le prochain - et magnifique - Quand je serai petit de Jean-Paul Rouve (le 13 juin) pour y prendre des leçons de modestie, de suggestion, de pudeur, de belle humanité et de vraie "délicatesse". L'absence de son "oeuvre" (comme du non moins factice Cosmopolis de David Cronenberg- sur le même sujet, Margin Call s'impose!)au dernier Palmarès cannois, en dépit de la pression des médias et du copinage (Emmanuelle Devos dans le Jury, tiens, tiens...)fut donc une excellente et très rassurante nouvelle.
  • TABOU (2011)
    Beaucoup d'esbroufe et d'inconséquence dans ce film qui s'apparente, pour moi, en dépit de quelques évidentes qualités, à une laborieuse escroquerie artistique... Alors que The Artist, pur joyau ludique et bouleversant à la fois, empruntait les codes du cinéma muet et l'esthétique ancienne du noir et blanc pour en extraire, sans jamais les enfreindre, la quintessence et leur rendre, en même temps, leur populaire universalité, Tabou, beaucoup plus prétentieusement référencé (il vaut mieux revoir Murnau pour les images ou Out of Africa pour le romanesque! ), ne joue pas pleinement le jeu et s'enlise dans l'artificieuse gratuité. On s'ennuie vite à écouter la pesante voix off monocorde qui parasite la deuxième partie du film, faute de cartons et de dialogues. Et des questions se superposent à notre agacement grandissant: pourquoi des lèvres muettes dans un monde partiellement sonore, des chansons inscrites dans l'action sans musique de film (pourtant indissociable de tout "silent movie"!), un noir et blanc inadapté aux années 50-60 et peu travaillé (donnant l'impression d'une oeuvre en technicolor vue sur une vieille télévision impropre à la reproduire)? A quoi bon, enfin, une séquence de copulation certes émoustillante, mais fort peu romantique et surtout en complet décalage avec la pudeur suggestive que l'on est en droit d'attendre du désuet mode d'expression choisi? Les visages et le jeu des acteurs s'avèrent de surcroît trop modernes pour convaincre, même si certains critiques issus de l'intelligentsia de gauche ont sans doute pu inconsciemment fantasmer sur la troublante femme fatale campée, en flash-back, par Ana Moreira, quasi-sosie involontaire de Valérie Trierweiler... Quoique bipartite, ce drame apparaît de surcroît assez bancal, paradoxalement verbeux, d'une assez affligeante banalité (Madame Bovary aux colonies!)et plus risible que surréaliste (Patrice Leconte et Jean Teulé avaient oublié de fournir en crocos véritables leur Magasin des suicides!). Mais aurais-je osé briser un "Tabou" en ne l'adulant pas? Evidemment, à choisir, mieux vaut encore celui-là, vain et du moins inoffensif, que de nuisibles Intouchables!
  • RESTLESS (2010)
    Concédons-le : pleurer devant un film de Gus Van Sant nous paraissait presque aussi improbable que de rire avec Lars Von Trier, tant abondent chez ces maîtres palmés grosses ficelles et puériles afféteries. Plus maintenant. Beau comme une couronne mortuaire, le 14e long métrage funèbre et lumineux du cinéaste de Portland (en son Oregon d’adoption) s’offre du reste tout entier à un récent disparu : le père de sa révélation masculine et son dédicataire, le déjà légendaire Dennis Hopper. Edward, son non moins illustre homonyme sur d’autres toiles, se serait d’ailleurs senti chez lui parmi les tendres images spectrales, un peu fanées, de cette douce élégie américaine. Elles nous dépaysent ici d’autant moins qu’elles émanent du fidèle chef opérateur Harris Savides (celui de Gerry, de Last Days et d’Elephant, mais également de Finding Forrester et de Harvey Milk, plus convenus), auquel Sofia Coppola confia l’an passé, dans Somewhere, son propre spleen west coast de petite fille riche. Ne nous y trompons point, cependant : marginaux ou dérivants, les deux jeunes protagonistes de Restless ne le sont cette fois pas, à proprement parler – et ce malgré un titre qui pourrait nous abuser, signifiant "sans repos", éternel ou non. Mais "recalés", oui, à l’évidence, pour reprendre le mot-clé de la composante la plus féminine du couple (sur un plan biologique, en tout cas) – et en cela fatalement complémentaires. "Recalée" de la vie avec un trop chiche sursis de trois mois : Annabel Cotton, une longiligne et diaphane étudiante en ornithologie, darwinienne de cœur, qu’une tumeur cérébrale bien entêtée condamne, après examen, à une phase ultime de grave légèreté, empreinte de petits défis gratuits (apprendre le xylophone, mémoriser les noms latins des oiseaux de mer, classer rationnellement les friandises d’Halloween et répéter sa fin prochaine) et de maux inutiles. "Recalé" de la mort après un profond coma d’une durée identique : Enoch Brae, un lycéen buissonnier, quoique cravaté et tout de noir vêtu ( "Je n’ai pas de couleurs gaies", commence-t-il par s’excuser), qui porte, autant que de lui-même, le deuil de ses parents, tués par un chauffard ivre dans un accident de voiture dont lui seul réchappa. Studieuse, elle connaît certes plus de choses que lui, au fond assez dérisoires ; lui, en revanche, sait ("J’ai été mort pendant trois minutes et il n’y a rien là-bas"), et se complaît quand même dans les cimetières, croit aux esprits ou veut y croire, car de son unique confident et partenaire de bataille navale, le fantôme d’un kamikaze nippon mort en mission pendant la guerre du Pacifique (Ryo Kase, 36 ans, déjà vu sous l’uniforme dans les Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood en 2006), on ne découvrira qu’au terme de l’histoire ce qu’il en est : pur fantasme ou ange gardien. Sa nouvelle amie, il l’aura auparavant croisée lors d’un ces nombreux offices funèbres qu’il parasite jusqu’au buffet, dans sa ville natale. Repéré aussi par le maître de cérémonies, il n’avait dû, ce jour-là, son salut qu’à l’intervention de la curieuse jouvencelle. Entre le ténébreux absent et la garçonne déjà manquante peut alors pas à pas se nouer, sans dolorisme ni tabous, une radieuse relation réciproque d’accompagnement palliatif dont la délicatesse de ton et la facétieuse morbidité ravive en nous l’immortel souvenir de Harold et Maude. Réduite à ses seules données initiales (le "pitch" de la tardive rencontre adolescente entre un orphelin et une cancéreuse), la situation d’emblée condamnée de ces deux-là laissait en vérité craindre le pire, pour eux comme pour leurs spectateurs, à savoir un mélo lacrymal du dernier mauvais goût. L’idée théâtrale en avait germé chez le scénariste Jason Lew sur les bancs de l’Université de New York, usés aux côtés de la future comédienne Bryce Dallas Howard, et c’est sa pièce devenue petit joyau de cinéma que celle-ci ne manqua donc pas de coproduire, avec son père, le populaire Ron Howard, Brian Grazer et Gus Van Sant himself. Dans sa mise en scène dépouillée de tous ses effets coutumiers (plans de nuages et travellings pédestres pareillement interminables, entre autres), à l’instar des défunts qui la peuplent, (pré)visibles ou non, ce dernier par bonheur vise l’épure, le murmure, et, loin de jamais s’appesantir, joue l’ellipse pudique (ni orgasme, ni agonie), les soyeux halos d’automne, les échanges feutrés que déchirent à peine élans et cris de révolte contre l’irrémédiable. Ainsi se souviendra-t-on longtemps du premier rendez-vous complice, folâtre sans provocation, dans la morgue de l’hôpital et de cette poignante séquence où Enoch propose à sa copine Annabel de lui faire rencontrer ses parents, la guidant vers leur tombe qu’elle va gentiment apostropher comme si de rien n’était. Faut-il souligner que le naturel subtilement décalé de leurs interprètes sert à merveille l’espiègle mélancolie du propos ? Echappée du Pays des Merveilles de Tim Burton, Mia Wasikowska (bientôt Jane Eyre) a coupé court les cheveux d’Alice, chimio oblige, et nous enchante en oscillant, fluette et stoïque, au bord d’une autre fosse que nimbent le folk ténu, inattendu de Danny Elfman (compositeur des Noces Funèbres, rappelons-le, parmi maintes pépites macabres du cinéaste précité) et la mélodieuse langueur rétro de Pink Martini ("Je ne veux pas travailler", bien sûr !). Mais l’arpenteur de Paranoid Park, qui s’y connaît en éphèbes introvertis, confie surtout là au sensible et beau Henry Hopper, 21 ans comme sa partenaire, un premier grand rôle d’exception (après l’obscur Kiss & Tell en 1996) celui d’un personnage hanté dont il magnifie ombres et demi-teintes avec une fascinante retenue. A l’image de son père, l’acteur réalisateur hippie d’Easy Rider viré républicain, Restless se révèle au demeurant étonnamment réactionnaire en ce sens qu’il veut ignorer le progrès, qui peut être celui de la maladie, mais aussi des nouvelles technologies (lesquelles, par maints aspects, en constituent une autre !), absentes d’un cadre pourtant très contemporain. Les appels n’y passent pas par le portable, les jeux s’y pratiquent sans écran vidéo ; les baisers y redeviennent effleurements de lèvres ; le goût d’apprendre supplante la tentation hédoniste ; à la tyrannie négligée du "streetwear", enfin, s’oppose une résistante et quasi désuète élégance d’allure, de maintien. Trop intimiste, trop fragile pour le grand cirque cannois, l’œuvre de Gus Van Sant y apparut, évanescente, sans y concourir. Lui manquait peut-être aussi ce supplément de grandeur (et parfois, disons-le tout net, d’absconse enflure) que possédaient, à n’en pas douter, The Tree of Life ou Melancholia, poids lourds plus bancals par ailleurs. Oui, mais pas ce si précieux supplément d’âme dont se dispensèrent hélas tant de palmes récentes, de son trop formaliste Elephant (2003) à l’indigent Entre les murs (2008). Pas cette humble et terrible limpidité qui l’exalte le mieux et nous renvoie de l’écran, dans notre obscurité partagée, sa vacillante lumière.
  • LA FILLE DU PUISATIER (2010)
    La nuit et le jour ou deux façons d’envisager une fin heureuse : l’acceptation apaisée de la mort pour "Ma Compagne de nuit" ; la célébration réconciliée de la vie avec La "Fille du Puisatier". Mais le premier film signé Daniel Auteuil ne s’apparente en rien, 70 ans plus tard, au remake patrimonial d’un classique de Pagnol ; il s’agit là d’une résurrection solaire sans faute de goût ni accent mal placé et, disons-le tout net, d’un authentique chef-d’œuvre : celui d’un homme aussi grand derrière que devant la caméra.
    L’enfant exilé de Provence que le César d’Ugolin avait enfin rendu en 1986 à la famille de Pagnol revient ainsi sexagénaire et en pleine possession de tous ses moyens vers le cœur battant, quoique profondément enfoui, d’une très belle histoire pour lui seul requise. Bien vu, car il y avait, entre Salon et Aubagne, dans la France déconfite de Pétain et chez ces petites gens meurtries de la garrigue (une fausse fille perdue, son père aimant et son soupirant dévoué), trop d’échos personnels, de parfums, de valeurs et de sentiments communs pour que l’ex-partenaire avignonnais de Manon des Sources puisse se permettre de faire attendre notre cinéma davantage encore : ce projet soufflé comme un Mistral déjà gagnant, il le prendrait à bras-le-corps, de l’adaptation à la réalisation en passant, bien entendu, par l’interprétation. Or si le film fleuve de Marcel Pagnol (170 minutes), très ancré dans son actualité (celle de 1940), se trouve réduit d’une heure et d’une part de sa dimension politique, il n’a par bonheur subi aucune aléatoire actualisation et n’écrase même pas de ses comédiens hors normes (Raimu, Fernandel et Charpin) leurs sensibles successeurs (Daniel Auteuil, donc, Kad Merad et Jean-Pierre Darroussin). Aux côtés d’un Nicolas Duvauchelle plus audible et stylé (sans tatouages apparents) que d’habitude, c’est Astrid Bergès-Frisbey, 24 printemps, qui prend dans le rôle-titre (étrangement étrenné sur la scène de son premier cours de théâtre, six ans auparavant, à l’âge exact du personnage !) le relais pas si candide de la Belle Josette Day avec la fraîcheur frémissante, les moues boudeuses, les intonations et jusqu’au profil de la BB d’avant Vadim. Comment s’étonner alors que cette fille d’eau, révélée par Un Barrage contre le Pacifique (2008), se soit depuis faite sirène pour rejoindre les Pirates des Caraïbes en quête de La Fontaine de Jouvence ? Nous enveloppant dès son premier plan champêtre (fixe) du lyrisme mélancolique d’Alexandre Desplat ("césarisé" lui aussi, en février dernier, pour la musique de The Ghost Writer), le cinéaste débutant se gardera pourtant de tout excès, y compris dans son propre jeu, chantant certes, mais digne et de bout en bout bouleversant. Il ose néanmoins, grâce au chef opérateur Jean-François Robin (des Bronzés à Quelques jours avec moi), des images gorgées de lumière et de couleurs, quoique en privilégiant toujours, dès qu’il le faut, l’ellipse à l’exhibition : bref, au diapason de ses dialogues à demi-mot, cet art subtil de ne pas trop montrer pour mieux donner à ressentir, profondément. Son parti pris de désuétude sublimée, son évidente sincérité et sa parfaite rigueur d’exécution lui auront ainsi permis de façonner, en maître artisan, voire en compagnon du devoir, le "bijou" cinématographique auquel il voulait sans vanité aboutir.
    Le 22 mars, à l’invitation conjointe de Pathé et de l’UGC, Daniel Auteuil nous a également octroyé le rare bonheur de venir nous voir, en avant-première, puis de répondre, rayonnant et détendu, à nos questions :
    "Ce qui m’a donné la force d’y aller, c’est une volonté d’acteur, le plaisir d’interpréter un personnage du répertoire classique, au même titre qu’Arnolphe ou Scapin. Ainsi ne risquais-je pas de nuire à l’œuvre. Une fois les droits acquis, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir en faire et puis, peu à peu, à force de relire le texte de Pagnol, des mois durant, je me suis approprié son histoire. Je connaissais, en réalité, chacun des personnages : j’avais été ce jeune homme qui raccompagne des demoiselles sur sa belle moto et je suis aujourd’hui ce père, face à ses filles... Alors comment ne pas rester figé dans la grande littérature ? En me racontant moi-même quelque chose : j’ai fait revenir le souvenir de la mère, dont l’auteur ne parle pas, et donné à mon puisatier une autre dimension, très maternante. J’avais aussi travaillé avec de multiples metteurs en scène et des plus grands j’avais retenu cette rigueur qui me permettrait de ne pas reculer devant les sentiments. Je voulais qu’il y ait du souffle, du lyrisme et de la fluidité, tout en préservant la simplicité du trait – comme si je possédais déjà plusieurs dizaines de réalisations à mon actif et que j’en étais arrivé au stade de l’épure. Je tenais également à être au plus près des corps et à faire entrer la nature, la vie avec eux, sans trop recourir aux mouvements d’appareils. Mon travail de préparation s’est étalé sur trois ans pour huit semaines de tournage. En vérité, pendant longtemps, aucune image ne me venait et le découragement me guettait : le plan initial du champ de coquelicots, je ne l’ai d’ailleurs trouvé qu’à la fin des prises, un week-end, par hasard... La chanson napolitaine "Core n’Grato" est en revanche arrivée très tôt lors de l’adaptation, mais avec des mandolines, par l’intermédiaire de Tino Rossi. Il faut savoir que le film de Pagnol répondait lui aussi à une commande : à travers la fictive famille Amoretti, venue de Naples, on lui avait demandé d’œuvrer à l’intégration des travailleurs immigrés italiens dans la France de l’époque, et moi qui suis fils de chanteur d’opéra, cela me touchait de passer par leur musique, si sentimentale. Mais je craignais le cliché : depuis 1911, tous les ténors ont chanté cet air-là ! Pourtant, je me suis rendu compte qu’autour de moi on ne le connaissait pas. J’ai alors choisi la version de Caruso parce que, mieux que les autres, elle faisait le lien avec mes parents et traduisait l’essence de mon film. Il y a deux compositeurs défunts que j’adore : Georges Delerue, bien sûr, et Bernard Herrmann, auquel j’avais emprunté des morceaux pour ma maquette initiale. J’aime quand la musique de film s’écoute, qu’elle prend le relais des images, et j’ai finalement proposé à Alexandre Desplat de travailler en ce sens, puis d’orchestrer « Core n’Grato ». J’attendais de la photo de Jean-François Robin une vibration comparable, qu’elle révèle notre grain de peau, mes rides et le rosissement des joues d’Astrid (Bergès-Frisbey). Sur le choix de mes acteurs, je ne pouvais me tromper, mais qu’allais-je leur dire ? Oserais-je seulement intervenir ? Moi, en tant que comédien, je n’aime pas qu’on me parle : ça me fatigue. Je pensais donc que je n’aurais pas à les guider beaucoup.
    Assez tôt je relève cependant chez Kad une intonation qui me déplaît et, m’approchant de lui pour en faire état, je saisis dans son regard ce que nous connaissons tous, dans ce métier : la peur ou du moins l’inquiétude. Afin de ne pas le bloquer, j’ai fait marche arrière et, comme un chef d’orchestre, je me suis contenté ensuite de donner le la. Jouer avec mes interprètes me permettait d’ailleurs de les mettre à l’aise et de leur faire comprendre que tout devait venir de l’intérieur. Pour incarner une jeune fille qui n’a jamais approché un garçon, qui monte pour la première fois sur une moto et se retrouve enceinte presque aussitôt, il fallait enfin quelqu’un dont l’innocence fût indéniable. Or l’innocence d’une actrice, c’est un moment très privilégié qui dure le temps qu’on la découvre. En s’habituant à sa façon de parler et de bouger, le spectateur fabrique lui-même Patricia. Une vedette devait au départ tenir son rôle : Mélanie Laurent. Mais elle n’a pas pu le faire et c’est avec une inconnue que le miracle s’est accompli. La pudeur m’importait, à cet égard, et j’ai tenu bon : j’ai quand même tourné deux fois avec Claude Sautet ! Montrer un baiser auquel on peut s’attendre, ça ne sert à rien. Une esquisse d’étreinte suffit. Pour moi, le summum de l’érotisme, c’était de voir Astrid remettre ses chaussures. Je le lui ai demandé parce que ce geste-là me troublait beaucoup personnellement. Lorsqu’elle dit : "L’odeur du vent m’a fait tourner la tête", je fonds en larmes. Et que cette phrase, aujourd’hui, dans une salle, puisse faire pleurer des jeunes filles suffit à me rassurer...
    Il était hors de question pour moi de tenter d’imiter ou d’égaler des génies de la trempe de Raimu ou de Fernandel ; mon pari, énorme, consistait plutôt à donner la sensation d’une première écoute du texte. C’était la guerre et pour chaque copain comédien qui passait, Pagnol avait la générosité d’écrire une scène, souvent sans autre raison. Celles-là, je les ai coupées et je n’ai gardé, en somme, que celles qui comblaient mes attentes. Mais actualiser le propos m’aurait contraint à changer le vocabulaire et la structure des phrases, or le film s’appuie sur une écriture spécifique et c’est un cinéma des mots avant tout. Pour moi qui suis très lent, mais encore jeune et prêt à poursuivre mon compagnonnage avec Pagnol, le sujet est arrivé au bon moment, comme mon bébé Zachary, qui a moins d’un an dans le film et ravit le public. Maintenant qu’il a dix-huit mois, ce n’est plus pareil : il est devenu exaspérant et hurle tout le temps ! Mais, pendant la grossesse de ma femme, c’est déjà le metteur en scène qui s’exprimait par ma bouche, disant : "J’espère qu’il ne sera pas moche, sinon je ne pourrai pas l’employer !". Résultat : il est blond aux yeux bleus et ressemble même à Nicolas Duvauchelle ! Un mimétisme que j’ai également observé chez ses partenaires puisque nous nous sentions bien ensemble et que je les dirigeais de la même façon... Je ne suis pas, au fond, quelqu’un de très patient, et en tant qu’acteur, j’aime bien qu’on me montre. Quand un cinéaste ne sait pas montrer, je pense qu’il ne sait pas ce qu’il veut."
  • MA COMPAGNE DE NUIT (2010)
    Evénement intime il y eut au St-Ex, le 10 mars : pour son tout premier passage d’ambassadrice du 7e Art en notre ville, Emmanuelle Béart fit le choix éloquent d’escorter "Ma Compagne de nuit", 1er long métrage radical et délibérément inconfortable, mais ni difficile, ni complaisant, d’Isabelle Brocard, ex-professeur de lettres certifiée déjà porteuse d’un court (depuis 1991) et d’un documentaire sur l’anorexie. Sa nouvelle vie, la jeune cinéaste aura eu l’audace de la commencer par la fin et d’en célébrer l’accouchement à l’envers, avec l’interprète de ses rêves.
    Car du plan initial (périlleuse piscine) au moment ultime (apaisante baignoire), d’eau il sera beaucoup question, de fluidité, de reflets et donc, symboliquement, de liquide amniotique dans ce drame de l’abandon consenti, entre farouche vigueur et repli fœtal, silences diurnes et hurlements nocturnes, sournoises manipulations et gestes secourables. Amaigrie, traits tirés, peau granuleuse, cheveux très courts (chimiothérapie oblige), celle qui fut Manon des Sources nous saisit ici sans pathos en femme de tête vaincue par son corps que guette, de sursauts en effondrements, une issue certaine. Pour entamer la phase terminale de son cancer généralisé, elle engage à mille euros la semaine une solide et peu avenante lingère que campe, avec ce qu’il faut d’aplomb buté, d’attention et de sourde rébellion, Hafsia Herzi (infirmière en devenir avant de goûter la graine et le mulet). Dans son implacable et rugueuse linéarité, l’œuvre n’exclut toutefois pas le rire qui grince (emprunté à Zweig) et la grâce qui, elle aussi, parfois irradie. Autour de son trou noir bipolaire gravitent par ailleurs un frère pesant (Laurent Grevill), une fille volatile (Annabelle Hettmann), une douce voix des ondes (Bruno Todeschini), un docteur de miséricorde (Alain Cerrer, la révélation du film) et des parents fusionnels (Alexandra Stewart et Bernard Verley), tous au zénith de leur art.
    Mais c’est aux deux visiteuses du Star, charmantes et fort loquaces, que nous laissons à présent la parole :
    I. B. : La question du titre (et du choix de son adjectif possessif initial) est importante et complexe. Ma coscénariste Hélène Laurent et moi, nous avons peiné à en trouver un, puisqu’une quinzaine de possibilités ont été, en réalité, envisagées ! Il faut dire que le travail d’écriture, très documenté, s’est étalé sur dix ans…Ma Compagne de nuit devait d’abord rester un titre provisoire, mais je ne voulais en aucun cas du « la », que je trouvais trop « démonstratif ».S’il s’est finalement imposé, c’est que le point de vue de Marine (Hafsia Herzi) me paraît moins prédominant au final que dans le scénario : après la mort de Julia (Emmanuelle Béart), elle cesse d’exister elle aussi. Et puis compagne de nuit, toutes deux le sont, au fond, l’une pour l’autre !
    E. B. : Cette histoire ne peut d’ailleurs se raconter qu’à deux. Marine et Julia n’y auraient, l’une sans l’autre, nulle raison d’exister. Il s’agit d’un corps à corps entre deux êtres : l’un qui s’en va et l’autre qui tente de le retenir le plus longtemps possible. Au-delà de leur combat de guerrières, il y a symbiose, transmission. Qui est la « compagne de nuit » de l’autre, en effet, mais qui est la mère, qui est la fille aussi ? Quel est l’étrange rapport qui se noue entre ces deux femmes que tout oppose ? Tout sauf la force, l’énergie, l’autonomie de pensée et donc une certaine forme de liberté : c’est pour cette raison-là, je crois, qu’elles se choisiront. Consciente de se trouver en échec thérapeutique, Julia s’avère en outre instinctivement attirée par la force que dégage Marine, dès le début du film, lors de son intervention d’urgence auprès de sa voisine d’hôpital. L’une demande, commande, mais l’autre reste. Au bout de leur échange mutuel, inscrit dans un temps déjà déterminé, il y a, derrière le cancer du sein (ce mal qui blesse la mère et la femme à la fois), quelque chose d’insaisissable : le mot « mort », si difficile à dire et pourtant profondément inscrit dans la vie. Marine aide Julia à opérer ce passage et quand Julia meurt, elle demeure quelque part en Marine ; elle s’est inscrite dans sa mémoire physique et psychique.
    Nous sommes, Hafsia et moi, très telluriennes. Nous n’arrêtons pas tant que nous n’avons pas l’impression d’avoir obtenu ce que nous voulons. Nous sommes aussi assez solitaires. Nous n’avions pas besoin de parler, mais de récupérer. Nous nous isolions dans nos loges, ne nous rencontrant que sur le plateau. La tension qui y régnait, en raison du peu de temps et de moyens dont nous disposions, nous incitait à rester sérieuses et concentrées. Je ne me serais pas permis de rire entre les prises. Derrière ma porte, en revanche, il m’arrivait de me défouler, entourée d’une équipe plutôt atypique de techniciennes que je m’étais créée, et je ne rêvais que d’une chose : manger. Or on ne me servait que des graines pour m’empêcher de défaillir ! Je pesais 40 kilos, en ayant perdu dix très rapidement… Je me suis en effet astreinte à un régime assez violent, mais il fallait paraître crédible et faire oublier au public mes formes sensuelles. Ma curiosité l’emporte en pareil cas, car je ne connais aucun autre métier qui permette, valises faites, de plonger à chaque fois en terre étrangère et de s’y promener. En donnant vie à Julia, et seulement à ce moment-là, je me suis posé des questions sur sa virulence, sa dureté. Aborder chaque jour sans rien prévoir, voilà ce que je trouve fracassant et intéressant à la fois. Le matin, à peine sortie de la voiture, j’ai besoin d’être sur le terrain, de sentir où je suis, de toucher les objets et de voir mes partenaires. J’aimerais pouvoir me passer du temps de l’habillage et du maquillage, qui freine mon élan. Souvent, je choisis ensuite de m’accrocher aux indications du metteur en scène. Isabelle, quant à elle, provoque davantage l’imagination en allant jusqu’à dire : « Je ne sais pas. Ce n’est pas parce que je mets en scène que je dispose de toutes les réponses ». Je crois moins à la préparation intellectuelle du rôle qu’à sa mise en situation ; j’ai ainsi peu à peu découvert en Julia une femme de pouvoir qui a sans doute tout mis en œuvre pour garantir son autonomie. Il me venait cependant de grandes bouffées d’émotion lors des visites de mon médecin accompagnant, joué par Alain Cerrer. Dès qu’il arrivait, je me sentais rassurée, même s’il était hors de question que je m’identifie à mon rôle. En vingt-cinq ans de carrière, cela m’est arrivé deux fois et j’en ai souffert. J’ai donc appris à établir une juste distance entre eux et moi.
    Je possède d’ailleurs une drôle de nature qui me rend absolument monstrueuse : j’ai l’art ou le don d’oublier le mal qu’on m’a fait et s’il y a eu des moments difficiles sur le tournage, je ne m’en souviens plus. Julia m’a marquée, mais ne m’a pas détruite. Et ce que j’aime bien dans le film d’Isabelle, c’est qu’on n’en fait pas un personnage extrêmement sympathique, idéalisé du seul fait qu’il souffre d’un cancer. Il m’a surtout permis de rencontrer, à Villejuif, des gens du personnel médical qui font un travail admirable quand on leur en donne les moyens (de moins en moins, hélas !). Le flottement, je l’ai éprouvé après, lorsque je suis revenue à ma vie avec ce corps-là et que, dans son état, il ne me servait plus à rien. Enchaîner avec les répétitions d’une pièce de Camus m’a heureusement permis de retrouver la nécessité de manger. Mon tempérament m’incite à donner des coups de pied, où que je me trouve ; à ne jamais me laisser enfermer dans un genre ou un registre, à parler ou à m’exprimer quand l’envie m’en prend. Ce n’est pas du courage, non, je ne sais pas faire autrement ! J’ai toujours eu la prétention, l’impression d’être libre. Or le métier d’actrice m’aide à mieux ouvrir les yeux sur le monde, à aiguiser ma conscience ; il fait de moi, en même temps, un témoin responsable de la vie.
    I.B. : Dans « fin de vie », d’ailleurs, il y a encore le mot « vie ». En abordant cette étape, je voulais raconter une relation qui ne soit ni amoureuse, ni familiale, et montrer que le cinéma peut aussi parler d’une aventure humaine de l’intime. Ainsi les parents de Julia avaient-ils plus de dialogues dans le scénario, mais ils m’ont paru, au cours des prises, trop explicites, psychologisants et redondants, presque trop épris l’un de l’autre : ils expliquaient, en quelque sorte, ce qu’on voyait. Je les ai donc dépossédés de la plupart de leurs répliques pour qu’on ne les juge pas ; paradoxalement, pour les faire davantage exister. La première composante qui s’en va, au tournage, ce sont en effet les paroles. Plus on approche du silence, plus il se passe autre chose.
  • TOUS LES SOLEILS (2010)
    Des Ames grises (sondées avec Yves Angelo) à Tous les Soleils (aux lumineux fantômes), la différence de ton est patente et de sa Lorraine natale à l’Alsace, son éternelle rivale, le dépaysement considérable. Mais il y a longtemps que Philippe Claudel les aime, toutes les deux, et, de sœurs de sang (Kristin Scott Thomas et Elsa Zylberstein) en dames de cœur (Clotilde Courau et Anouk Aimée), cela se voit, cela s’entend. Allegro vivace ma non troppo. A peine sortis du rêve hollywoodien rétrospectif de Sherlock Holmes 2 (façon Guy Ritchie), les Strasbourgeois, par la magie du Septième Art, seront bien entendu une nouvelle fois à la fête, tant leur métropole, que sillonne au(x) soleil(s) le folâtre Solex d’un professeur de musique baroque très « morettien », leur paraîtra comme enchantée par un grand (et non moins accessible) auteur dont la promesse faite à l’UGC CinéCité, en 2008, lors de sa précédente avant-première, d’y planter un beau jour sa caméra, s’avère ainsi tenue de magnifique façon. Moins égarés que Dans la ville de Sylvia (2008) et en meilleure compagnie qu’avec L’Inconnu de Strasbourg (1998), ils se laisseront d’emblée porter, puis charmer, par cette volubile chronique du manque et du trop-plein, de l’esquive et de l’engagement, du temps et de l’instant, se délectant aussi à reconnaître entre autres lieux familiers, sous la belle lumière du chef opérateur Denis Lenoir (venu en renfort de Los Angeles), le Palais Universitaire ou la Petite France, une winstub (Zuem Strissel) et une boutique de spiritueux (Au Millésime), la plupart des quais (Lezay Marnésia, Bateliers, Kléber), les rues des Juifs, de l’Epine, du Chapon et du Général Gouraud. Contre toute attente, tarentelles et bretzels font là aussi bon ménage qu’entrechoqués dans leur étroit appartement bohème (en fait, un décor parisien), son sympathique trio italien de petites solitudes dont la moins immature n’est pas celle qu’on croit : une ado gentiment rebelle de 15 ans (Lisa Cipriani, lancée dans Demandez la permission aux enfants), en quête d’amour pour elle et son géniteur, mais affligée au quotidien d’un tonton popote fou de sitcoms, révolutionnaire en robe de chambre (Neri Marcore, imitateur politique et vedette de la Rai 3, issu de l’imagerie des Vitelloni), et d’un papa poule vibrionnant, pétri d’abnégation maladroite (l’irrésistible Stefano Accorsi, que devraient pourtant flétrir barbe hirsute, lunettes d’écaille et casque vintage). C’est que le pauvre bougre, inconsciemment, s’interdit de s’épanouir depuis la mort accidentelle de sa jeune et blonde épouse (Fleur Lise Heuet, en spectral avatar vidéo d’Ann Harding dans Peter Ibbetson, l’explicite référence clé de ce film de conteur cinéphile). Il ne vit plus pour lui, mais seulement pour les autres (proches abrasifs, étudiants abusifs et patients d’une unité de soins palliatifs, auxquels il apporte, en lisant, le « lien des mots ») ; il s’oublie, se fuit en eux, se donne, compatit pour ne pas se perdre, ni s’effondrer ; chante, danse et vocifère pour vaincre ce « silence d’amour » qui, emprunté à une vieille ritournelle napolitaine d’Alfio Antico, avait d’ailleurs offert son titre initial moins optimiste à Tous les Soleils (autocitation dissimulée d’un poème de son réalisateur). Qu’on ne confonde donc pas celui-ci, mieux accordé à la tonalité d’ensemble, malgré les larmes qu’inévitablement on y versera, avec ses homonymes, le tube de Michel Polnareff (autre répertoire) ou le roman de Bertrand Visage (Prix Femina 1984) ! Et qu’on s’attende, sous la légèreté trompeuse de cette comédie douce-amère qu’aurait pu signer Dino Risi, à ce qu’une Anouk Aimée en transit nous y rappelle que « les morts sont plus forts que nous parce qu’ils ont toute la vie devant eux » et qu’il n’y a point de sérénité possible sans élan, ni détachement. Revenu le 15 février 2011 aux cinémas UGC et Star Saint-Exupéry de sa ville de tournage, soit un mois et demi avant la sortie nationale de son second opus cinématographique, Philippe Claudel retrouvait également là, outre quelques bons comédiens du cru (Aude Koegler, Marie Seux et Xavier Boulanger), son si touchant couple d’interprètes, la princesse Clotilde Courau et Stefano Accorsi, venu en famille avec Laetitia Casta et sa fille aînée Sahteene (toutes deux fort discrètes). Paroles éparses de Strasbourgeois d’adoption : Philippe Claudel : A l’origine de Tous les Soleils, j’invoquerai deux facteurs : la volonté de tourner à Strasbourg, une très belle ville qui n’avait jamais été, selon moi, vraiment valorisée dans la durée au cinéma, et l’envie de lui inventer une histoire qui rende compte de ce carrefour de l’Europe. Très vite, elle m’a ainsi menée sur les traces de l’Italie, celle du Sud en particulier, à travers le leitmotiv fondateur de la tarentelle. Cette musique, née dans les Pouilles au XVIe siècle, était censée soulager la piqûre de la tarentule qui provoquait soit l’apathie et l’hébétude, soit l’excitation et les accès de folie. Tantôt vive, tantôt balsamique, elle pouvait au choix calmer ou réveiller. Or on m’en avait offert un album, enregistré par Christina Pluhar, et j’y trouve tant de plaisir que je brûlais de le faire découvrir au plus grand nombre. Après mon premier film (Il y a longtemps que je t’aime, 2008), un drame, je voulais aussi m’essayer au registre de la comédie, tout en y ménageant des moments d’émotion et de gravité. Le personnage principal qu’interprète Stefano (Accorsi) garantit à lui seul cette double polarité : fantasque, drolatique et lumineux avec son frère, il se révèle également hanté par un passé tragique et assez mystérieux qui toujours le renvoie à la perte de sa femme. Il a été comme piqué par ce deuil et, tout en enseignant son contrepoison musical, se trouve dans l’incapacité d’en guérir. Tous les Soleils, c’est, au fond, un film de fantômes : il s’inscrit dans ce genre que j’adore depuis toujours. L’histoire du cinéma lui doit nombre de moments forts, parmi lesquels la séquence finale du chef d’œuvre onirique de Henry Hathaway, Peter Ibbetson (1935), que je fais entendre et où, après sa mort, Ann Harding vient trouver Gary Cooper, seul sur un banc, pour lui dire que l’au-delà existe, magnifique, et qu’ils s’y rejoindront. Je tenais pour ma part à signifier, en quelques scènes plus légères que dramatiques, combien les autres restent présents, même lorsqu’ils sont absents, et de quelle façon ils peuvent nous reconstruire. La compagnie des amis, en revanche, relève du fantasme. Depuis plusieurs années, mon rythme de travail m’a éloigné de chez moi, asséchant malheureusement ma vie amicale que je recrée à l’écran et en marge des prises. Avec tous les acteurs, avant le tournage, nous avions ainsi passé une journée de détente, entre Strasbourg et le col du Donon, pour tenter de former un vrai groupe de copains. Il ne me restait plus alors, ensuite, qu’à capter une ambiance préexistante. Le film démontre d’ailleurs qu’Internet ne suffit pas à établir une relation authentique, au contraire : il détruit plus de couples qu’il ne paraît en avoir construit. Comme dans les grandes comédies italiennes d’antan, je souhaitais enfin mêler tous les rires, énormes ou subtils, à des moments de crise ou d’abattement, avec, en prime, un ingrédient de critique sociale et politique. Ce qui m’intéresse, c’est de me frotter à des langages cinématographiques différents. Stefano Accorsi : Nous avons procédé ensemble, en amont, à de multiples lectures du scénario, mais en nous arrêtant à des détails qui nous permettaient de parler plus avant de mon personnage, de ses diverses facettes ou des situations qui le concernaient. Nous nourrissions ainsi le futur travail de plateau. L’humeur du film, je la portais toutefois dans mes gênes, entre clownerie et mélancolie, jusqu’à la nostalgie. Au départ, Philippe (Claudel) s’était figuré un veuf de cinquante-cinq ans, estimant vite plus intéressant de le rapprocher de l’âge de sa fille, de suggérer qu’il n’avait pas encore fait sa vie. Il m’a alors contacté et nous nous sommes d’emblée bien entendus. Paradoxalement pourtant, un gros problème le préoccupait : j’étais trop jeune à ses yeux ! Il m’a donc demandé de me laisser pousser la barbe et, un mois plus tard, sans autre maquillage, je devenais convaincant… Parler, puis danser la tarentelle sur un bureau devant un amphithéâtre rempli de vrais étudiants, et ce dès le tout premier jour de tournage, cela aide après à mettre les choses en place ! Le personnage doit se construire et s’affiner dans l’instant, face à une cinquantaine de témoins, alors il faut foncer, et c’est plus difficile que sur un Solex dans les rues de Strasbourg… Clotilde Courau : Mon arrivée tardive dans le dernier tiers de l’histoire ne m’a posé aucun problème d’intégration. J’ai essayé, en très peu de scènes, d’incarner un personnage bien abîmé qui se dirige vers la lumière et de l’habiter entièrement. Dans l’idée de Philippe, il fallait qu’Anouk (Aimée), ma mère dans le film, disparaisse, pour que j’apparaisse et qu’il puisse y avoir transmission. Elles ont là, après tout, un homme en commun, alors que c’est un autre homme qui les avait séparées. Grâce à l’unique séquence qui nous réunit à distance, j’ai quand même passé trois jours de tournage à ses côtés dans une petite église de Lorraine et ce fut une vraie rencontre entre nous. Anouk est une belle personne et j’espère un jour avoir la chance de travailler avec elle. Mes trois partenaires de jeu chantent dans le film et j’aurais aussi pu me sentir frustrée de ne pas y donner de la voix, mais la question pour moi ne s’est pas posée un seul instant ! Je travaillais alors sur mes chansons de meneuse de revue au Crazy Horse et je ne suis pas une fille du regret.
    C’est sous le soleil exactement, un persistant soleil strasbourgeois qui lui donnait donc raison, que Philippe Claudel, chantre lorrain de notre ville au cinéma, par deux fois nous revint en septembre : pour promouvoir le 10, au Virgin, la sortie DVD de sa fraternelle comédie italienne des bords de l’Ill, mais aussi le 2I, à la Médiathèque Malraux, pour causer problèmes d’adaptation dans le cadre choisi des Bibliothèques idéales. Là, un second rendez-vous avec l’écrivain réalisateur nous permit d’éclairer, à bonne distance, quelques zones d’ombre laissées chez nous par Tous ses Soleils...
    Le mythe d’Orphée serait-il vraiment sans surprise ? "Les morts ne peuvent jamais rejoindre les vivants", assène une fillette asiatique au personnage de Stefano Accorsi, ce lecteur veuf et bénévole qui tisse avec elle, dans un hôpital de Strasbourg, "le lien des mots". Sauf par la magie du 7e Art, et l’auteur de Il y a longtemps que je t’aime (2 Césars en 2009) en fait la belle, l’éclatante, la bouleversante démonstration. Or souvenons-nous, s’il se peut : d’autres films que son 2e opus cinématographique tentèrent avant lui de mettre à l’honneur, de bout en bout, notre capitale européenne. Et citons, dans des registres fort variés, L’Auvergnat et l’autobus (alias Fernand Raynaud, en 1969), Retenez-moi ou je fais un malheur (en 1983, avec Jerry Lewis !), L’Inconnu de Strasbourg (1998), Les Passagers (1999) ou Dans la Ville de Sylvia (2008). Mais, en dépit de ses quelques "délocalisations" (une maison vosgienne, une église mosellane, un appartement de studio parisien), aucun d’entre eux ne nous avait tant aimés, ni jusqu’alors rencontré un tel succès critique et public.
    A l’affiche ici une bonne vingtaine de semaines, Tous les Soleils poursuivent désormais leur ineffable rayonnement dans l’intimité de nos salons, agrémentés d’une heure de bonus incluant un long entretien avec le cinéaste, six scènes coupées et commentées, un faux "soap opera" (ces Amours cliniques dont se repaît le frère rebelle et pantouflard campé par Neri Marcorè) et un facétieux clip musical collectif (Kilo d’oranges). De quoi regagner vingt-cinq minutes de temps enfoui, chanter la tarentelle et garder le sourire tout en ressortant ses mouchoirs, fantômes obligent. La parole pour l’heure à Philippe Claudel :
    "Silence d’amour" (titre initial de Tous les Soleils), la romance d’Alfio Antico qui clôt le film, a été enregistré un soir par Stefano Accorsi et l’Arpeggiata dans une église parisienne, en près de vingt prises raccordées pour le résultat final : la séance ne se prêtait donc pas à des prises de vues pour les bonus. Il n’y aura pas non plus, à mon grand regret, de disque intégral de la B.O.F. dans la mesure où nous avions déjà assez peiné pour nous mettre d’accord avec Christina Pluhar et son avocate sur l’utilisation de son CD La Tarantella, paru en 2002 et à la base de mon projet. Cela me semble d’ailleurs d’autant plus curieux qu’elles en ont, au bout du compte, largement bénéficié, leur album plutôt confidentiel s’étant revendu à très grande échelle ! Je n’avais quant à moi pas prévu d’écrire deux chansonnettes pour le film et je n’y ai, là encore, consenti que pour mettre fin à des négociations juridiques et financières sur les droits très élevés de celles que je voulais d’abord utiliser. Je ne les nommerai pas, mais comme elles étaient d’un niveau affligeant, j’ai pensé que je n’aurai aucun mal à ne pas le relever ! Ce fut même un régal, quoique pour moi sans lendemain.
    Avec Strasbourg, je ne voulais pas tomber dans la carte postale. J’ai dès lors évacué des endroits trop symboliques, trop pittoresques ou trop difficiles à bloquer pour privilégier l’italianité de la ville, ses teintes toscanes. J’aime réaliser des objets à plusieurs entrées, lisibles à différents degrés. Ainsi ai-je toujours été fasciné par l’esthétique baroque, en architecture comme en littérature. Je suis attiré par l’ornement, le trompe-l’œil, le mystère de la mort. Mais j’avais surtout plaisir ici à partager avec le plus grand public possible, grâce au cinéma, un objet musical peu connu, la tarentelle, emblématique de ce mouvement. De mai à septembre, je demeure un fidèle du petit festival de musique baroque de Froville, non loin de chez moi, et qui ne concerne qu’un nombre très réduit d’amateurs, même s’il accueille des artistes de la trempe de Gustav Leonhardt, James Bowman ou Philippe Jaroussky. J’ai donc choisi d’y tourner la dernière scène, au Prieuré Notre-Dame, pour en faire une chambre d’écho. Cette église romane du XIe siècle a été magnifiquement remise en lumière par le travail acharné d’une association de bénévoles et chaque fois que je m’y rends, le lieu m’enchante autant que la musique telle qu’elle y résonne, devant un public qui communie avec eux, au sens laïque du terme. Et puis il y a autre chose : comme à Epfig, où j’ai filmé la scène de l’enterrement d’Anouk Aimée, la nef est encore entourée par le cimetière. Or j’avais besoin de cette présence accrue des disparus, d’un lieu de passage des fantômes vers la vie pour terminer mon voyage cinématographique. Les gens qui ont compté dans ma propre existence et qui ne sont plus là, je ne les vois plus physiquement, bien entendu, puisqu’ils sont sous terre ou incinérés, mais je me sens entouré par eux : ils conservent dans ma perception une très vive prégnance. Il en va de même pour Alessandro (Stefano Accorsi) lors du concert final, la séquence figurant aussi une radiographie de son paysage mental. Quant à ses deux interlocutrices mineures, sa fille adolescente et la petite patiente, elles lui communiquent une vision plus juste, plus brutale de la réalité : elles sont là pour lui dire cette évidence nécessaire qu’il se refusait sans elles de considérer. Qui nous fait ce que nous sommes ? Des vivants, mais également des absents.
    Ce n’est jamais simple de couper des scènes au montage, mais celles qui figurent parmi les bonus, je m’y suis résolu sans regret. Je souhaitais en effet privilégier le rythme du film car plus une comédie est courte, mieux elle s’en porte. Mon véritable regret, c’est plutôt de les avoir tournées, d’y avoir perdu du temps, de l’énergie et d’y avoir fait jouer des comédiens qui ne se retrouvent plus à l’écran (dont Roland Kieffer). Pour moi, ces suppressions tardives sont le signe qu’on n’a pas assez travaillé son scénario. Je regarde peu, par ailleurs, les "making of" : en général, ils me consternent parce qu’ils n’ont aucun intérêt et relèvent souvent du bêtisier. Il faut, chez leur réalisateur, une ligne directrice, un réel engagement pour qu’ils puissent devenir intéressants. Je ne sacrifie pas non plus au commentaire audio que je trouve ennuyeux. J’ai en revanche beaucoup peint par le passé et, même si le temps me manque aujourd’hui pour m’adonner à cette passion, je crayonne encore. Comme Luigi (Neri Marcorè), je ne cesse de reprendre le thème de la pomme et du téléphone portable, à la façon d’une nature morte hollandaise. J’en ai donc confié des modèles au peintre Jean-Paul Letellier pour le tournage. Mon rapport au portable s’avère néanmoins fort addictif et je m’en désole. Je le perds régulièrement en autant d’actes manqués, mais, en toute honnêteté, je ne m’interdis de ne pas en racheter que pour deux personnes : ma femme et ma fille.
    Tous les Soleils a déjà été projeté à Rome cet été, mais il va prochainement sortir sur grand écran un peu partout en Italie. Mon premier film avait bien marché là-bas et nous avons été assez surpris par les difficultés rencontrées avec celui-ci : nombreux sont les Italiens qui ne voulaient même pas le coproduire, embarrassés qu’ils étaient, malgré son aspect léger et farcesque, par le discours « anti-berlusconien » qui y fleurit. Le vrai problème me paraît pourtant résider dans son doublage puisque sa pleine saveur ne saurait être préservée que si le protagoniste ne parle qu’occasionnellement sa langue natale, or on double tout chez eux…
    Avec le recul, je crois avoir fait, au-delà de leurs points communs, un mélodrame et un "feelgood movie" ; le troisième sera donc à nouveau très différent. Je rêverais, moi, de réaliser un film ultra violent, mais alors sur un scénario produit par un seul neurone : mettons, l’histoire d’un type avec une batte de base-ball qui dégomme tout sur son passage… Ce qui m’intéresse, c’est d’explorer des genres variés au cinéma, bien plus qu’en littérature, et de me poser, par leur biais, des questions de mise en scène. Kafka apparaît à travers mes images, mais il me tombe des mains. Il partage avec Proust et Rimbaud le faux avantage d’être connu de gens fort nombreux qui ne les ont jamais vraiment lus. Ce sont, selon moi, des écrivains victimes de leur aura. En ce sens, L’Enquête, mon dernier roman, est à la fois kafkaïen et très cinématographique par ses cadrages ou ses trajectoires de personnages. En l’écrivant, j’ai donc ressenti, pour la première fois, la tentation d’adapter l’un de mes livres à l’écran. Mais le film devrait être jusqu’au-boutiste, plus proche de l’animation que de la fiction incarnée. J’étais hier encore à New York et, avec mon ami le compositeur Alexandre Desplat, nous caressons toujours le rêve de monter un "musical". J’y ai pris goût sur le tard grâce à ma fille qui, petite, regardait en boucle les films de Jacques Demy. Les Demoiselles de Rochefort, que j’ai vu des dizaines de fois, m’enchante, mais l’engouement actuel des artistes français pour ce genre érode mon désir en la matière. J’ai d’abord envie de clore ma trilogie de l’Est à Metz, une ville encore vierge face à l’objectif. Elle possède pourtant une architecture intéressante, une belle circulation et une ambiance très particulière que j’aspire à révéler ».
  • POUPOUPIDOU (2010)
    Hivernale ironie du sort ? La faute à la neige qui dans Poupoupidou étouffe, épuise, réfrigère, recouvre tout, si, battant en retraite, le cinéaste isérois et son principal interprète nous privèrent à l’UGC CinéCité, le 20 décembre, de l’ultime avant-première accompagnée de 2010 ! Une défection d’autant plus regrettable que, desservi de surcroît par une bande annonce assez mal fagotée, leur film à maints égards captivant est de ceux qu’un tel coup de pouce public peut d’emblée préserver de l’ensevelissement... Thriller inattendu (dans notre cinéma hexagonal et le parcours buissonnier qu’y dessine son maître d’œuvre), certes, mais thriller quand même, deux fois rétrospectif et cependant limpide, étrangement douillet comme la poudreuse dont il se pare entre brumes et brillances, le deuxième long métrage transi de Gérald Hustache-Mathieu n’en lorgne pas moins vers la comédie, acide, finaude, référentielle à ravir, et se veut aussi tout entier tombeau de cinéphile pur et dur, monomaniaque en ses justes égarements. Il nous conte par troublantes strates successives, dans le périmètre morbide et glacial d’un rendez-vous manqué (celui d’un écrivain vivant et de sa défunte lectrice), une quête irrémédiablement parallèle de vérité et de sublimation. "Il aura fallu que j’attende d’être morte pour qu’un mec bien s’intéresse à moi" : à la voix off posthume de la victime (des autres, d’elle-même et peut-être de sa vie antérieure), fantastique écho rémanent d’un journal intime fatalement interrompu, se superposent ainsi les silences maussades et les interrogations opiniâtres de l’homme de plume vacant redevenu dans son ombre pisteur de sens. Peuvent alors se croiser, voire se bousculer au sein trop blanc d’un même "no man’s land" jurassien, entre Grand Sommeil et Boulevard du Crépuscule, Ellroy et Giono, Ramuz et Simenon, Mocky et Boisset, leurs petits notables lubriques, leurs fausses princesses abusées et leurs "rois sans divertissement". Car le premier trait de génie de l’auteur réalisateur (secondé à l’écriture par Juliette Sales) réside dans le choix essentiel du décor de son fait d’hiver à double détente, aussi authentique qu’innovant : Mouthe, moins d’un millier d’habitants, cette bourgade perdue du Doubs qu’un record national de température polaire (- 36,7° en 1968) a consacré, faute de mieux, "Petite Sibérie". Sa morgue lui ressemble, en somme, et c’est au frisquet Hôtel des Flocons où s’étiole seule une jeune vestale gothique du cru (Clara Ponsot) que tout naturellement viendra camper le protagoniste en rade, un fameux auteur de polars faciles qu’ont abandonné là compagne, inspiration et illusion d’héritage (un saint-bernard empaillé aussitôt mis à la poubelle). Enfin revenu de ses précédentes compositions excentriques, Jean-Paul Rouve excelle dans ce personnage d’anti-héros terne et tenace que l’on s’attache à voir sillonner, au volant de son incongru coupé clair décapotable, un désert noir et blanc de bois et de congères où il imprimera sa marque inquiète, comme sur les feuilles d’abord désespérément vierges de sa table de travail. Non moins génial apparaît le postulat qui fonde son enquête et sous-tend, avec une renversante rigueur et ce qu’il faut d’irréductible mystère, l’ensemble de la structure scénaristique. Le Hollywood de Vertigo s’y trouve convoqué au regard de la métempsycose, avec sa part de factices lumières et de ténèbres entretenues. On va jusqu’à nous y proposer, puisque "Poupoupidou" il y a (susurré par la chanteuse Ava), une fort convaincante résolution (mi-politique, mi-accidentelle) du mystérieux décès de Marilyn Monroe. Elle y réapparaît ici, littéralement ou presque, sous les traits, la coiffure, la candeur et les tourments secrets d’une pauvre beauté autochtone qu’un photographe de mairie propulse pin-up de calendrier (au feu les pompiers !), puis starlette publicitaire ("la" désirable fromage "Belle du Jura" !), Miss Météo locale – tendance Louise Bourgoin – et maîtresse un peu trop publique du Président de région. Mêlant avec une rare finesse et beaucoup de tendresse la dérision à l’émotion, le film suit de la sorte, sur l’emblématique air enregistré de "California Dreamin’", le parcours balisé de deux destinées tragiques en miroir que relie, au choix, un triste rêve d’identification ou un capricieux processus de réincarnation (favorisés chacun par un 1er juin, jour de naissance commun). Pas une rencontre privée fondatrice n’y manque : des deux illustres maris dissemblables (le sanguin champion sportif Lyes Salem et l’instructif chroniqueur littéraire Eric Ruf, de la Comédie-Française, suppléant Joe di Maggio et Arthur Miller) aux deux frères politiques complices (faute de Kennedy, le préfet Antoine Chappey et, vu dans OSS 117, le franco-américain Ken Samuels, carnassier Président JFB tué, deux ans après, d’une balle de… golf en pleine tête !), sans omettre l’envahissante psychanalyste (Arsinée Khanjian), tous parfaitement adéquats. Convoquée également, bien sûr, pour transposer la star en province et nous hanter de sa troublante présence sans jamais la singer, l’actrice fétiche de Gérald Hustache-Mathieu (figure centrale de ses trois autres opus, deux courts et un long), Sophie Quinton, comme d’habitude très à l’aise en d’incertaines contrées (Qui a tué Bambi ?, L’Empreinte de l’ange et l’alsacien Müetter), fait merveille sur tous les registres, amuse, aguiche, affole et bouleverse – "Happy Bithday to you" inclus. Mais le jeu de rappels et d’allusions mis en place par le cinéaste ne s’arrête pas là puisqu’il lorgne aussi vers l’Eve de Mankiewicz (Anne Baxter devant Marilyn) et s’étend à l’onomastique : Candice Lecoeur, pseudonyme transparent de sa Norma Jean Baker franc-comtoise, "citrouille transformée en poupée blonde", dissimule la déjà très révélatrice Martine Langevin (souvenons-nous d’Avril et de la Chatte andalouse, deux fois bonne sœur devant sa caméra, ou de sa Gueule d’ange ailleurs, dans La Maison Tellier ) ; quant au fictif écrivain David Rousseau, s’étonnera-t-on de trouver Voltaire et Roselyn (le prénom de Monroe dans The Misfits) parmi ses personnages récurrents ? Plus superfétatoire et désormais convenue nous a semblé être, en revanche, l’homosexualité latente qui sous-tend certains plans et tout particulièrement les rapports que peu à peu développe – sans succès – avec ce dernier le jeune et ambitieux brigadier au demeurant bien interprété par Guillaume Gouix (omniprésent l’an passé dans Copacabana, L’Immortel et Belle Epine). Que le gros plan initial de Poupoupidou, glamour, ralenti et comme embué, ne résonne pas des sensuelles onomatopées de Certains l’aiment chaud ne saurait à l’inverse déconcerter. "I wanna be loved by you" ? Non, "I put a spell on you", feule plutôt Screamin’ Jay Hawkins, ne nous laissant aucune échappatoire. Or d’envoûtements il sera avant tout question, en effet : de ceux que peuvent exercer sur nous et nos projections imaginaires, outre la beauté, la mort, les fantômes du passé et le meilleur cinéma. Un art du cœur et de l’intelligence, tel qu’a su le pratiquer ici Gérald Hustache-Mathieu.
  • J. EDGAR (2010)
    Qui eût pu prévoir, dans les années soixante, que l’Homme sans nom par excellence allait un jour aligner les biopics et devenir le chantre du Bird (1988), puis l’hagiographe subtil, quoique consensuel, de Nelson Mandela (Invictus, 2009), l’ambigu thanatologue enfin de John Edgar Hoover (1895-1972)? Disons-le tout net : magistralement réalisé et interprété, J. Edgar est, en dépit de ses inévitables lacunes et de sa non moins fatale froideur, le meilleur film du cinéaste Clint Eastwood depuis L’Echange (2008), le plus idéologiquement ambigu aussi. Autant que le choix de son assez opaque protagoniste, celui du titre paraît en effet fort significatif : il ne s’agissait pas là seulement de brosser la peinture d’un demi-siècle d’histoire américaine, vu à travers le prisme tranchant d’une de ses figures les plus tenaces et les plus controversées, mais surtout de sonder, dans les ténèbres de son intimité en berne, les motivations, les obsessions, les pathétiques inhibitions d’un simulacre de héros, d’un teigneux patriote oedipien et, par hypallage, d’une très austère armoire à secrets. Sans Hoover, pas d’Experts ! Car novateur, ce réactionnaire alarmiste l’a été durant ses 48 ans de règne bicéphale (avec son alter ego Clyde Tolson) à la tête du FBI (Federal Bureau of Investigation) qui en fit, de Calvin Coolidge à Richard Nixon, la souvent dérangeante éminence grise de huit présidents et, parfois, leur douteux marionnettiste. Dans sa lutte sans relâche contre les ennemis de l’intérieur (activistes radicaux, braqueurs ou criminels) et de l’extérieur (communistes infiltrés ou non), n’a-t-il pas « inventé », outre notre police scientifique moderne, la centralisation des empreintes digitales, le classement rationnel des dossiers, les écoutes téléphoniques et même la propagande sécuritaire avec son corollaire, l’abusive médiatisation de soi (et de ses hauts faits d’armes supposés) ? « L’information, c’est le pouvoir », l’entend-on ainsi asséner, prophétique. Il n’empêche que l’Inspecteur Harry aurait tout aussi bien pu revendiquer, en son temps, les devises essentielles (« protéger les honnêtes citoyens », « ne jamais baisser la garde »), les hantises et l’intransigeante obstination répressive de celui qui fut longtemps, conformément au vœu de son omniprésente génitrice, « l’homme le plus puissant d’Amérique ». Le retour (distancié ?) de tels propos chez un ex-adepte quotidien de Smith et Wesson, converti depuis Gran Torino (faux come-back d’un justicier « Canada Dry ») à l’humanisme bravement sacrificiel, ne manque d’ailleurs pas de piquant si l’on admet, malgré le nécessaire détachement du biographe, la convergence des préoccupations ici affichées avec ses vieux thèmes récurrents : l’expulsion ou l’éradication du Mal (au choix), la lutte contre la corruption (au demeurant contagieuse pour Hoover, même s’il n’en est étrangement pas fait état), la restauration de la tranquillité, les errements des autorités politiques et policières, sans oublier, bien entendu, la rude solitude du paladin malmené, en proie par surcroît à ses propres démons. La frontière entre la paranoïa et la légitime vigilance s’avère somme toute ténue, lorsqu’il y va de la sauvegarde d’une grande démocratie, saine et sûre : les signes de névrose (tocs, travestissement funèbre, phobie des poils et de la saleté) ont beau affleurer, le réalisateur s’abstient donc, sur ce point, de livrer un quelconque diagnostic. Le plus clair reproche que ce dernier semble du reste adresser à son sujet agissant réside en sa trouble dimension d’usurpateur, sa tendance à s’attribuer les valeureux mérites de ses agents – ces fameux « G-Men » qui détrônèrent cependant grâce à lui, dans l’esprit du public, de trop populaires brigands, enfants de la crise. D’une parfaite (et maniaque) élégance vestimentaire, l’homme répugnait à se rendre sur le terrain, à se salir ouvertement les mains : inconcevable pour un cow-boy qui n’hésita pas à jouer, en 1968, le Shérif à New York ! Fidèle en l’occurrence au cascadeur Buddy Van Horn (d’un an son aîné) qui le doubla alors pour la première fois et le fit ensuite tourner à trois reprises, Clint Eastwood le demeure également à son monteur fétiche Joel Cox (une collaboration quasi exclusive initiée par The Enforcer en 1976) et à Tom Stern, le chef opérateur de ses dix derniers films (que les frères Foenkinos viennent de lui emprunter pour une plus pimpante Délicatesse). Assis au clavier, il nous ressert en outre ses immuables rêveries pianistiques, reléguant à l’arrière-plan son fils Kyle, vrai contrebassiste d’un Stork Club ressuscité. Le choix décisif du scénariste de Harvey Milk (2008) contredit en revanche partiellement l’honnêteté de sa démarche artistique : soutenant là sans équivoque l’orientation naturelle de celui-ci, il donne ainsi corps à une rumeur jamais validée, celle de l’homosexualité (certes platonique) des deux inséparables têtes pensantes du FBI – les « Johnny and Clyde » ciblés par Truman Capote. Du moins l’œuvre y gagne-t-elle en fébrile émotion, le rôle primordial de la mère (campée pourtant par la souveraine Dame Judi Dench) ne bénéficiant hélas pas du temps d’image attendu. Quoique plus grossièrement grimé dans son grand âge que son partenaire, le séduisant Armie Hammer (futur Lone Ranger qui incarna déjà le jeune prédicateur Billy Graham en 2008) rivalise de présence et d’exactitude avec deux stars méticuleusement ternies : Leonardo DiCaprio (de retour à Howard Hughes, en version rigide et refoulée) et sa secrétaire Naomi Watts (monacale, couleur châtain gris – impeccable). Leurs prodigieux maquilleurs Sian Grigg, Duncan Jarman et Alessandro Bertolazzi se révèlent néanmoins les véritables vedettes de ce récit de vieillard en flash-back successifs (motivé par la dictée des mémoires de J. Edgar) où, entre autres icônes, défilent Charles Lindbergh (Josh Lucas), forcément, Robert Kennedy (Jeffrey Donovan) sans JFK, Richard Nixon (Christopher Shyer, faute de Frank Langella), de fausses Shirley Temple (Emilyn Alyn Lind) et Ginger Rogers (Jamie LaBarber), mais un authentique James Cagney (côté gangster, côté flic). On ne nous montrera rien des collusions avérées du patron avec les parrains de la mafia (la grande absente de ce passionnant panorama), mais le cinéphile découvrira peut-être, par les mots, son unique liaison avec Dorothy Lamour. Il regrettera cependant qu’à l’inverse de notre Michel Hazanavicius, le sage octogénaire Eastwood n’ait pas eu l’audace hollywoodienne de préférer un beau noir et blanc au compromis trop tendanciel des couleurs « désaturées ». Et puisque d’un autre Artist nous parlons, il s’inquiétera de voir concourir, face à Jean Dujardin, l’interprète ultime de John Edgar Hoover (après Kevin Dunn, Bob Hoskins, Billy Crudup et Pat Hingle, le plus « évident », à la télé) pour un Oscar qui jusqu’à présent lui a toujours injustement échappé. A qualité de jeu égale, que voudra-t-on célébrer ? Le masque (de six heures !) ou son absence ?
  • LE BRUIT DES GLAÇONS (2009)
    En avant, la Camarde ! Les temps ils changent, dixit Dylan. Ils valsent. Au singulier, il passe, c’est tout. Et voici que, "trop belle pour toi", sans doute, la Mort aussi change de sexe à l’envi, même chez Blier, pour un parcours sans faux, en "tenue de soirée" ou presque...Etiqueté misogyne par excès de commodité, le fils corrosif de Bernard nous L’avait certes déjà deux fois offerte sur un plateau, différemment Fatale sous les traits de Carole Bouquet (Buffet froid, 1979), puis de Catherine Hiegel (Les Côtelettes, 2003). Dans son dernier film, après cinq ans d’absence (la réponse à son Combien tu m’aimes ? n’ayant pas été celle qu’il espérait), chacun son cancer ! Pour l’ex-Goncourt imbibé parce qu’à sec (ou l’inverse) et livré seul par les siens aux affres de la page blanche, un envahissant sybarite, discoureur et volontiers méphistophélique ("Vous pouvez rien contre moi. Je suis immortel ! "), portant cravate, costard et "tête de furoncle", sera tumeur au cerveau ; pour sa très hiératique et non moins transie dame de compagnie, une fielleuse et rondelette mégère de village, grosseur maligne au sein ("Va falloir redoubler de toxicité ! Faut envoyer les métastases !").Plus "vilain" encore que l’an passé, Albert Dupontel semble là prendre sa jouissive revanche sur le même mal qui, chez Jean Becker, lui avait laissé en 2008 deux mémorables "jours à tuer". Myriam Boyer, de son côté, se régale à camper une Madame Rosse contre-nature, en gourmande embuscade au cœur de "la vie devant soi". Entrevus tous deux dans le cinéma de Bertrand Blier (cuvées 2000 et 1989), les deux truculents comédiens donnent cette fois chair à la grande idée fondatrice du Bruit des glaçons. Chair de poule, car la personnification culottée de ladite longue maladie qu’on se garde bien parfois encore de nommer relève hélas, à l’évidence, de la plus foudroyante actualité. Ne vient-elle point d’emporter au firmament du Septième Art, en l’espace d’un seul été, Laurent Terzieff, Bernard Giraudeau, Cécile Aubry, Bruno Cremer et Alain Corneau ? Toujours à l’emporte-pièce, les goûteux dialogues du cinéaste ne s’embarrassent donc pas d’euphémismes pour pilonner le tabou ultime de notre société. Exemples parmi d’autres : "Un cancer, ça colle au cul. C’est comme la merde quand on n’a plus de papier" ; "La cellule saine est programmée pour mourir, la cellule cancéreuse pour tuer".Au début des si sous-estimés Acteurs (2000), Jean-Pierre Marielle se sentait disparaître en réclamant sans effet, dans une brasserie des Champs-Elysées, son "pot d’eau chaude". Le "bruit des glaçons" qui "perpétuellement" ici accompagne Jean Dujardin ne lui suffit même plus pour s’oublier lui-même : il émane du seau où trempe son litre de blanc, trimbalé déjà comme un cathéter en sa trop solaire thébaïde cévenole ("une maison qui ne réussit pas aux gens de la capitale", avait pourtant prévenu la vigie du mas) ; il évoque aussi, bien entendu, les frissons latents du naufrage terminal. A l’inverse de son personnage, l’ex-Brice "la casse" y remonte toutefois magistralement la pente après le fiasco bling bling de Cash, l’indigne récréation de Lucky Luke et un décevant deuxième OSS 117 : barbu, ventru, fourbu, il revient ainsi au registre instable de Contre-Enquête ou de 99F (ses meilleurs films) et rejoint d’ailleurs, dans son rôle d’auteur déchu, ce qu’en 2006 Albert Dupontel (le romancier grisé d’Eric-Emmanuel Schmitt) aurait pu devenir s’il n’avait pas croisé Odette Toulemonde. L’excellente Anne Alvaro tient auprès de lui, en l’occurrence, un emploi quelque peu comparable de bonne fée – et pas seulement du logis – modeste, mais habitée. Hormis Emile Berling (fils prodige de Charles) en puceau de choix, l’entourent par intermittences, à un moindre niveau, Christa Théret (Lol devenue Russian doll, le symbole un rien fadasse de la vie qui s’en va), Audrey Dana (nouvelle égérie lelouchienne plutôt mal servie) et la "régulière" Farida Rahouadj (trouble agent immobilier).A son compagnon on pardonnera aisément une dramaturgie alignée sur ses propres Côtelettes, celle de l’intrusion dévastatrice d’un visiteur fantastique (le cancer prenant le relais de Michel Bouquet venu "faire chier" Philippe Noiret chez lui, sans crier gare, en 2003) et, malgré une intéressante dialectique du visible et de l’invisible, l’abandon formel de cette dimension-là au profit d’une théâtralisation de routine. On se désolera davantage de le voir, en fin de parcours, retomber dans ses travers coutumiers : lubricité dévorante et issue bricolée. Comble de l’ironie ! Le réalisateur de Merci la Vie persiste ainsi à ne pas savoir faire une bonne fin (dont nous ne révèlerons pas, en l’espèce, l’artificieuse astuce). Vu le sujet, Dusapin (Pascal) s’imposait en revanche parmi les divers emprunts d’une bande musicale très éclectique associant le jazz (Eddy Louiss et Lester Bowie) au classique (de Monteverdi à Ravel), Félix Leclerc à son compatriote anglophone Leonard Cohen ("A Thousand Kisses Deep")."Préparez vos mouchoirs !", nous avait exhorté Bertrand Blier, non sans ironie, en 1978. Dans Le Bruit des glaçons, il nous convierait bien plutôt à les agiter qu’à y éponger nos larmes. Sa façon à lui, peut-être, de tromper la Mort et de prendre un nouveau départ.