Après Ca, on y attendait Thelma et on n’avait pas tort puisque ce fut sans doute là le meilleur film de la 10e édition du FEFFS. Mais étrangement absente du palmarès comme de sa propre vie, l’insondable étudiante éponyme revint en Norvège les mains vides. Les 3 jurés, adeptes du grand écart, préférèrent hélas Laisser bronzer les cadavres à Sitges, lestés de leur Méliès d’argent, et miser l’Octopus d’or sur le succès ciblé de Double Date. Entre ces deux pôles opposés d’ultra-violence satisfaite, le pensum expérimental pseudo-leonien des Français Hélène Cattet et Bruno Forzani ou le pop corn movie grand-guignolesque de l’Anglais Benjamin Barfoot (3/4 Knock Knock, 1/4 Hitchcock), il restait cependant, à l’image du labyrinthe intime de l’Américain Bill Watterson (Dave made a maze, réconfortant Prix du Public), un vaste espace moins balisé et plus propice au questionnement. Vue par Kornel Mundruczo (lauréat de l’Octopus d’or 2014), La Lune de Jupiter le survola malgré son paradoxal excès de pesanteur et les voisins spectraux de The Crescent (Seth A. Smith) s’y plantèrent les pieds dans l’eau, à la tombée de la nuit. Mais quelques brèves séquences seulement nous parurent atteindre la quintessence du fantastique au sein de la compétition strasbourgeoise, distillant leur subtil venin soit dans Animals de Greg Zglinski (parent ici de Polanski), soit dans Thelma de Joachim Trier. Glaciale à double titre, la meilleure d’entre elles ouvre le second, plus accessible jusqu’en ses abîmes que l’onirisme volontiers abscons du premier. Lentement, une fillette y traverse à pied un lac gelé, en compagnie de son père, et s’arrête un instant pour observer, sous la surface, un banc de poissons qui semblent de leur côté la guetter en contreplongée. Arrivé avec elle à la lisière d’un bois, l’homme lui désigne un faon immobile plus loin, parmi les arbres, et braque son fusil dans sa direction, puis, laissant la petite à sa contemplation inquiète de l’animal, prend du recul pour changer de cible et la viser, de très longues secondes durant, dans la nuque. La poignante, mais banale leçon de chasse s’est muée en projet suspendu d’infanticide qu’un flash-back ultérieur nous invitera même, contre toute attente, à devoir presque légitimer. Et nul besoin de sang sur la neige, à ce stade-là : le malaise, fait d’angoisse latente et de contagieuse incertitude, s’est insinué en nous et ne nous quittera plus tout au long de cette envoûtante variation nordique sur la figure pubère névrosée de Carrie, pourtant familière des cinéphiles et des fans de Stephen King. C’est en plongée cette fois que nous la retrouvons d’ailleurs aussitôt, à la faveur d’une ample ellipse, d’abord fondue dans la foule de piétons qui arpente en tous sens une place d’Oslo. Cette étudiante en biologie introvertie, sérieuse et discrète n’aurait même pas vocation à en émerger si une première CPNE (crise psychogène non épileptique, relevant jadis de la possession démoniaque) ne venait soudain la secouer dans la paisible enceinte d’une bibliothèque universitaire, alors que s’écrasent sur ses vitres une nuée de corbeaux affolés. Aussi spectaculaire qu’inattendue, la scène contient pour le spectateur la promesse nécessaire de nouvelles occasions de frissonner que nous nous garderons bien de narrer, ni d’expliquer : lustre immense vacillant lors d’un spectacle de danse contemporaine (sans Fantôme de l’Opéra), récurrentes hallucinations serpentines, lévitations, volatilisations et, faute de « bal du Diable », combustion finale assurée. Elle révèle surtout Thelma à sa Louise, alias Anja (1er rôle de l’ensorcelante Okay Kaya), camarade d’amphi délurée qui va l’émanciper, à leurs risques et périls. Sa croix, l’héroïne ne la portait certes pas qu’en sautoir et, outre son don de télékinésie, partage avec sa cadette, chez Brian De Palma, le poids d’un foyer bigot, culpabilisant et toxique – père rigide et mère paraplégique campés par le couple d’acteurs de Blind (2014) d’Eskil Vogt. Plus jolie et plus opaque à la fois que Sissy Spacek, la Norvégienne Eili Harboe l’emporta sur 1000 postulantes : son jeu sobre et sensible, son courage physique et sa part réelle de mystère sont pour beaucoup dans le charme insidieux du film de Joachim Trier, leur cinquième à tous deux. Guidé par une « démarche purement visuelle », le réalisateur en vogue du très mélancolique Oslo, 31 août (2011) n’avait jamais tourné en Cinémascope auparavant. Or ce format transcende la modestie de son projet initial, une histoire moderne de sorcières dans sa ville d’élection, nourrie par Les Prédateurs (Tony Scott) et L’Echelle de Jacob (Adrian Lyne), avec Antonioni, Roeg et Resnais en ligne de mire. Voir au-delà, tout est là.