De l’épaisse forêt thaï de Vinyan (2008) et sa marmaille cannibale à l’Asphalt Jungle californienne, Babylone des « babies alone » : il est des oeuvres de commande qui fort opportunément épousent des parcours artistiques pourtant très personnels. Or Dieu sait si celui du cinéaste belge Fabrice Du Welz, en quête de son propre Fitzcarraldo, s’affirme singulier, voire risqué à maints égards. Ejecté du tournage de son Colt 45 (un polar français de 2014 qu’il avait écrit, repris en main par Frédéric Forestier) pour mauvaise conduite, le réalisateur s’apprêtait à renouer avec d’autres petits anthropophages dans un « post-nuke movie » sud-africain (lui-même inabouti) lorsque Chadwick Boseman, son déjà potentiel acteur principal, vint lui soumettre le scénario abrasif et compact de Message from the King, cosigné Simon et Stephen Cornwell (deux des fils de l’immense John Le Carré). Associé à Oliver Butcher, son partenaire de plume du thriller Sans Identité (adapté par Jaume Collet-Serra en 2011 d’un roman de notre compatriote Didier van Cauwelaert, d’origine belge itou ! ), le second assume aujourd’hui la seule paternité, digne et brutale à la fois, de cette « histoire d’un homme qui arrive trop tard, et qui est rongé par sa propre culpabilité », résume Du Welz.Parachuté d’urgence, avec 600 dollars en poche, des faubourgs de Cape Town (eux-mêmes gangrénés par la violence) dans le corrupteur oxymore urbain de la prétendue Cité des Anges, ce soi-disant chauffeur de taxi – l’épilogue nous réservant une surprise de taille qu’il serait dommage de gâcher – noir, discret et taiseux n’y pourra plus sauver sa soeur chérie (camée et torturée à mort par ceux qu’elle avait eu l’inconscience de vouloir faire chanter), mais son « substitut » blanc de rencontre, une fille-mère secourable, quoique désillusionnée, qui végète et se vend face à la chambre du motel borgne où il trouve aussitôt un assez stratégique refuge. A elle, d’ailleurs, la plus terrible tirade du film : « On vient ici pour trouver le bonheur et puis, au bout de quelques années, on n’a qu’une envie : se barrer. Tu as vu cette ville sous la pluie ? C’est comme un carton moisi : ça pue. Mais le soleil revient toujours, alors on se remet à espérer et longtemps on s’accroche ». Des propos qui s’insèrent dans un dialogue dont il importe de louer la relative bonne tenue puisqu’en dépit des milieux nauséabonds ("trash" ou "posh") où l’enquête obstinée du protagoniste nous plonge, jamais on ne sombre dans la vulgarité volontiers ordurière d’un ("fuckin’") Tarantino. « Bien parler pour bien penser et bien agir » », telle est même, depuis l’enfance, sa devise. Loin des excès de la blaxploitation auquel son Jackie Brown rendait un complaisant hommage, voilà donc un « pulp » plutôt policé, y compris dans son rapport « économique » à la violence, inattendu chez un cinéaste de la sauvagerie sans frein. Sans la moindre bien-pensante réserve non plus, son « vigilante movie » nous conduit cependant du Calvaire à la Loi du Talion, Alleluia ! Mais, à l’inverse de Paul Kersey (Charles Bronson), récurrent Justicier dans la ville que sa conversion de pacifiste en « flingueur » avait radicalisé, son Jacob King croit moins au nettoyage collectif, trop aléatoire, qu’à la frappe chirurgicale, modestement artisanale : un unique coup de feu, une explosion et une chaîne de moto au poing suffiront à le soulager et à sauver ceux qui peuvent encore l’être. Outre la couleur de peau, il partage ce faisant avec son illustre homonyme d’église, sinon la périlleuse valeur du pardon, du moins une vraie intégrité morale. Quant au film, plus proche d’Harry Brown (alias Michael Caine), d’A Vif (avec Jodie Foster) et surtout du Hardcore (1979) de Paul Schrader, il ne saurait, dans cette exigeante optique-là, déroger au souci de réalisme que cultivent les amateurs éclairés de fantastique. Du Welz n’a-t-il pas tourné son 5e opus en 35mm, la longue focale aidant, au coeur poisseux des ghettos du La La Land et par -10° jusque dans une véritable morgue, entouré de 300 cadavres ? Très admiratif de Mel Gibson (« une sorte d’Antonin Artaud américain »), il lui a emprunté, aux côtés du sobre Chadwick « Black Panther » Boseman, vecteur d’empathie immédiate, la blonde Teresa Palmer de Tu ne tueras point (sa magistrale leçon de cinéma de 2016). Mais par quel autre paradoxe ses méchants s’imposent-ils presque davantage ? Pire qu’Alfred Molina, veule producteur pédophile, le Gallois Luke Evans (odieux Gaston de la Belle et la Bête) campe là un dentiste enjôleur et cupide qui vient compléter avec brio l’effrayante galerie de ses sadiques confrères à l’écran, Corbin Bernsen et Sir Laurence Olivier en tête.Le Mal, après tout, se traite par la racine.