Au commencement était le verre, à jamais établi dans l’éclatant fruit littéraire d’une dépression autrichienne : celle de feue Marlen Haushofer (1920-1970), assistante dentaire de son mari et romancière néanmoins solitaire, recluse en sa cuisine, dont l’immense Mur invisible (Prix Arthur Schnitzler 1963), réputé insurmontable, vient de trouver enfin sa presque parfaite matérialisation cinématographique.
A Strasbourg peut-être mieux qu’ailleurs nous en connaissons désormais l’histoire et le si limpide hermétisme puisque sa mise en images, ô combien somptueuses, par trois fois nous parvint avant sa trop discrète révélation nationale : en septembre au FEFFS (qui, fait étrange, l’ignora dans son palmarès), deux mois plus tard au Festival Augenblick (où il obtint, juste compensation, le Prix du Jury) et fin février au cinéma Star, sous l’escorte de son maître d’œuvre, happé entre New York et Moscou. Nul besoin, donc, d’avoir lu le phénomène de librairie qu’elle illustre et condense (en 1h48) jusqu’à l’opacifier par endroits pour savoir qu’en dépit de sa malencontreuse traduction française, il ne s’agit pas là d’un remake alpestre du film homonyme d’Elia Kazan (Gentleman’s Agreement en V.O., 1947), métaphore sans mystère de l’antisémitisme au quotidien.
Non, Die Wand, que chez nous il eût mieux valu intituler "Paroi" ou "Cloison", c’est une "vraie" vitre circulaire, transparente, incassable et insonorisée qui, pour quelque obscure raison, paraît d’un coup s’ériger, durant une nuit tranquille, autour d’un rustique pavillon de chasse, le séparant à jamais, sur une assez confortable superficie de bois et d’alpages, du lac idyllique qui la borde, du hameau et du chalet voisins dont le couple de vieux fermiers, au dehors, s’est lui-même figé sans possible recours. Venue la veille dans l’écarlate Mercedes décapotée de ses hôtes, autres conjoints du troisième âge, une femme s’y retrouve ainsi, comme Tom Hanks, "seule au monde", mais en terre familière, dans sa patrie soudain hostile, carcérale, avec, bientôt, une vache, un chat perdu et le chien des propriétaires pour quasi unique compagnie. Instinct animal ou sixième sens ? Ce dernier ne les a par bonheur pas suivis lorsqu’ils se sont rendus à pied, l’après-midi de leur arrivée, dans ce village caché, désormais hors d’atteinte, et n’en sont pas rentrés. Sans sa présence précieuse, toujours vivace et d’une inaltérable gaîté, l’abattement aurait eu raison, nous dit-on, de la survivante – ou de la morte, de l’assoupie, qui sait ? – avant qu’elle songe à tenir avec l’hiver, jusqu’à épuisement des feuilles, le journal, révélé en flash-back, de sa retraite (de son retrait ?) involontaire, "pour se fatiguer l’esprit et ne pas se laisser submerger" par le froid, la nuit, la peur, la folie.
Or il ne nous semble pas indifférent de relever, en la circonstance, que le cinéaste ait confié Luchs (Lynx), son propre braque de Weimar, à sa principale interprète Martina Gedeck, fort abruptement séparée ici de cette Vie des autres (2006) qui assura son triomphe et son internationale visibilité. Le hasard du calendrier des sorties françaises fait d’ailleurs bien les choses, qui l’intègre à l’un des deux autres films de claustration féminine actuellement sur les écrans : face à la Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont, La Religieuse de Guillaume Nicloux, où elle campe, en revanche, la mère coupable (à des degrés divers) de l’enfermement conventuel de Suzanne Simonin, la novice rétive chère à Denis Diderot. Son visage un peu rude, son corps solide de paysanne en puissance (déjà prêté à des figures aussi dissemblables que Clara Schumann et Ulrike Meinhof) et la vaillante permanence de sa voix-off, tour à tour âpre et fragile, sereine et dévastée, portent le propos paradoxalement ouvert de son metteur en scène avec une sobre et infaillible puissance de conviction.
Mais cette endurance-là, il peut autant qu’elle de plein droit la revendiquer. A présent Munichois lui aussi (en sa qualité d’enseignant de cinéma à l’université), Julian Roman Pölsler n’est, à l’instar de son héroïne, plus tout à fait autrichien. Le roman phare de Marlen Haushofer, fille maussade de garde-forestier prématurément emportée à Vienne par un cancer des os, il l’avait lu en une nuit, après sa mort, un quart de siècle auparavant, et avait d’emblée fondé dans le patient et inébranlable espoir de son adaptation l’objectif essentiel de sa vie. Il dut cependant attendre dix-huit ans pour en obtenir les droits et peaufiner l’écriture de son scénario sept années durant... Sans fausse modestie, il confesse volontiers aujourd’hui que le livre demeure bien meilleur que ce premier long métrage cinématographique (quelques téléfilms émaillant son parcours parallèle) : n’avait-il pas rêvé d’y puiser neuf heures d’envoûtante projection, celles qu’il prit à le dévorer et l’absorber, d’une traite ? Or il lui fallut, naturellement, se résoudre à couper dans l’étoffe épaisse de ce sylvestre exil intérieur, et sans doute ne s’y est-il pas toujours employé à bon escient.
Privée d’autres viables perspectives que le cycle épuisant des saisons qui l’use et la dépossède, l’élue ou l’exclue (ce qui souvent revient au même) l’est également d’un passé dont l’absolu néant déconcerte, quand dans le livre on la découvrait veuve avec des enfants. On s’étonne aussi de la brusque relégation hors champ des deux occupants immobiles de la fermette limitrophe (se sont-ils effondrés et décomposés sous l’effet des intempéries ?), alors qu’on se serait, à l’inverse, aisément passé d’apparitions gratuites qui frisent l’incohérence : des robes suspendues à de hautes branches (hommage allégorique inutile à une plasticienne allemande) et, très tard, au ralenti, cet homme sauvage qui abattra le chien d’un coup de hache. Il n’empêche qu’au terme de trente-six mois de tournage et la moitié de postproduction, le résultat final, éminemment singulier, fascine et impressionne autant qu’il questionne, plusieurs jours encore après sa vision.
Sept chefs opérateurs se relayèrent ainsi pour capter, en temps réel, les belles et terribles métamorphoses de la nature jamais fatiguée de mourir et de renaître dans un paysage de carte postale faussement rassurant. Et le spectateur, séduit et inquiet à la fois, de partager l’émerveillement de la naufragée des montagnes devant une clairière sous la neige, scintillante de soleil, son ivresse contemplative au sommet des alpages et son effroi solitaire lorsque, la nuit, se déchaîne l’orage, et que se referme, des journées entières, le couvercle mortifère d’une réfrigérante grisaille qui efface tout.
Non moins remarquable s’avère le travail accompli sur le son d’une œuvre qui, se passant presque de musique (hormis la tonitruante allégresse initiale d’un autoradio et l’austère dépouillement de Partitas éparses de Bach, exécutées par Julia Fischer), en distille, le premier soir, la sourde menace et s’ouvre, puis se clôt sur les croassements significatifs d’une même petite troupe de corbeaux à l’affût. Il surligne en réalité de ses grondantes vibrations la fatale évidence attendue de ce qui ne nous sera jamais donné à voir, sinon dans ses brutales conséquences immédiates. Il suffit en effet pour que le trouble s’installe d’un long panoramique vertical sur une autre "paroi", rocheuse celle-là, qui surplombe un chemin sinueux, au bord du lac. Et deux effets spéciaux, sidérants de simplicité, feront le lendemain l’affaire : une joue qui s’aplatit dans l’air, comme collée par l’arrière à la surface de l’écran de cinéma (dont Le Mur invisible, dans la lignée de La Rose Pourpre du Caire, pourrait être devenu la mélancolique mise en abyme) ; une belle voiture qui s’écrase en accordéon contre un obstacle intact et insoupçonnable.
La solution de cette énigme – dont l’auteur ne fournit d’ailleurs pas la clé – importe peu au cinéaste, moins soucieux de pédagogie qu’un Rod Serling, maître de La Quatrième Dimension qu’elle côtoie. Littéralement mis au pied du "mur" de l’Inconnaissable, de concert avec son héroïne dont on ne sait guère plus, il se plaît à multiplier les pistes sans se résoudre, pour sa part, à en fermer aucune. Il pose le problème des limites et des frontières de l’être humain, de son rapport changeant avec la nature, de sa capacité propre à faire le bien ou le mal (que ne possède pas l’animal), envisage d’abord sa survie par la discipline qu’il s’impose à lui-même (et que peut constituer l’écriture, ce rempart contre la folie) et démontre la nécessité où il se trouve, jusqu’au dernier jour, de se transformer pour ne pas souffrir. Passionné de masques mortuaires, il ne s’est pas privé de nous le rappeler en notre ville frontalière : "La plus grande transformation nous attend : c’est la mort".
Son film, en l’occurrence, se joue de nos barrières puisqu’il l’a déjà vendu dans seize pays et ambitionne, dès à présent, d’adapter deux autres ouvrages de sa défunte compatriote. Il est, nous assure-t-il, des coïncidences qui ne trompent pas ou peut-être des signes qui vous hantent et vous contraignent : son scénario enfin terminé, Julian Roman Pölsler était allé prendre l’air dans les rues de Munich ; avisant une boutique d’antiquaire inconnue, il y était rentré, y avait déniché l’édition originale de Die Wand qui lui manquait ; la feuilletant, il en avait retiré une photo de Marlen Haushofer et au verso, cette dédicace : "A mon frère spirituel, tous mes encouragements".
Le fantastique, on a trop tendance à l’oublier aujourd’hui, se niche surtout là où on l’attend le moins. Il nous rend soudain sensible ce qu’on ne voit pas et qui n’a nul besoin de notre aval pour exister. D’un coup, loin de nous étourdir, il nous rappelle avec une acuité nouvelle la prison où nous sommes : celle, au fond désespérante et transitoire, de nos cinq sens. Et notre raison de venir buter inlassablement contre ses murs, sans s’avouer vaincue ! Il en va de notre dignité, mais aussi du génie de l’artiste d’accroître nos vertiges, de nous rendre la conscience de notre évanescence. A l’effroi du trop-plein (d’effets spéciaux, de sang, d’horreur et de créatures), comprenons donc qu’on puisse préférer celui de la soustraction. Le malaise durable que celui-ci suscite est, en vérité, beaucoup plus profond.
Christophe Lambert, dernier président lucide et sage de la 20e édition du Festival International du Film Fantastique de Gérardmer (où Die Wand ne figurait pas au programme), ne s’y était pas trompé en octroyant le Prix du Jury à The End, autre saisissant premier long métrage signé Jorge Torregrossa (couvert de lauriers pour ses courts). Nous nous y promenons, l’été, dans les montagnes espagnoles, et il y fait aussi merveilleusement beau qu’en mai, sur les berges préservées d’un lac autrichien. Mais la fin de quelque chose s’y annonce, inéluctable, et on y disparaît d’une autre manière aux yeux du monde indifférent. Dans un bateau à quai, l’ombre d’une fillette esseulée s’amenuise et s’efface sous le soleil, au bord d’une mer barrée de brume, et c’est un flot de ténèbres qui nous submerge, un grand frisson qui nous traverse. Que restera-t-il de nous, sans nous, par-delà le Mur invisible ?