Qui eût pu prévoir, dans les années soixante, que l’Homme sans nom par excellence allait un jour aligner les biopics et devenir le chantre du Bird (1988), puis l’hagiographe subtil, quoique consensuel, de Nelson Mandela (Invictus, 2009), l’ambigu thanatologue enfin de John Edgar Hoover (1895-1972)?
Disons-le tout net : magistralement réalisé et interprété, J. Edgar est, en dépit de ses inévitables lacunes et de sa non moins fatale froideur, le meilleur film du cinéaste Clint Eastwood depuis L’Echange (2008), le plus idéologiquement ambigu aussi. Autant que le choix de son assez opaque protagoniste, celui du titre paraît en effet fort significatif : il ne s’agissait pas là seulement de brosser la peinture d’un demi-siècle d’histoire américaine, vu à travers le prisme tranchant d’une de ses figures les plus tenaces et les plus controversées, mais surtout de sonder, dans les ténèbres de son intimité en berne, les motivations, les obsessions, les pathétiques inhibitions d’un simulacre de héros, d’un teigneux patriote oedipien et, par hypallage, d’une très austère armoire à secrets.
Sans Hoover, pas d’Experts ! Car novateur, ce réactionnaire alarmiste l’a été durant ses 48 ans de règne bicéphale (avec son alter ego Clyde Tolson) à la tête du FBI (Federal Bureau of Investigation) qui en fit, de Calvin Coolidge à Richard Nixon, la souvent dérangeante éminence grise de huit présidents et, parfois, leur douteux marionnettiste. Dans sa lutte sans relâche contre les ennemis de l’intérieur (activistes radicaux, braqueurs ou criminels) et de l’extérieur (communistes infiltrés ou non), n’a-t-il pas « inventé », outre notre police scientifique moderne, la centralisation des empreintes digitales, le classement rationnel des dossiers, les écoutes téléphoniques et même la propagande sécuritaire avec son corollaire, l’abusive médiatisation de soi (et de ses hauts faits d’armes supposés) ? « L’information, c’est le pouvoir », l’entend-on ainsi asséner, prophétique. Il n’empêche que l’Inspecteur Harry aurait tout aussi bien pu revendiquer, en son temps, les devises essentielles (« protéger les honnêtes citoyens », « ne jamais baisser la garde »), les hantises et l’intransigeante obstination répressive de celui qui fut longtemps, conformément au vœu de son omniprésente génitrice, « l’homme le plus puissant d’Amérique ».
Le retour (distancié ?) de tels propos chez un ex-adepte quotidien de Smith et Wesson, converti depuis Gran Torino (faux come-back d’un justicier « Canada Dry ») à l’humanisme bravement sacrificiel, ne manque d’ailleurs pas de piquant si l’on admet, malgré le nécessaire détachement du biographe, la convergence des préoccupations ici affichées avec ses vieux thèmes récurrents : l’expulsion ou l’éradication du Mal (au choix), la lutte contre la corruption (au demeurant contagieuse pour Hoover, même s’il n’en est étrangement pas fait état), la restauration de la tranquillité, les errements des autorités politiques et policières, sans oublier, bien entendu, la rude solitude du paladin malmené, en proie par surcroît à ses propres démons. La frontière entre la paranoïa et la légitime vigilance s’avère somme toute ténue, lorsqu’il y va de la sauvegarde d’une grande démocratie, saine et sûre : les signes de névrose (tocs, travestissement funèbre, phobie des poils et de la saleté) ont beau affleurer, le réalisateur s’abstient donc, sur ce point, de livrer un quelconque diagnostic. Le plus clair reproche que ce dernier semble du reste adresser à son sujet agissant réside en sa trouble dimension d’usurpateur, sa tendance à s’attribuer les valeureux mérites de ses agents – ces fameux « G-Men » qui détrônèrent cependant grâce à lui, dans l’esprit du public, de trop populaires brigands, enfants de la crise. D’une parfaite (et maniaque) élégance vestimentaire, l’homme répugnait à se rendre sur le terrain, à se salir ouvertement les mains : inconcevable pour un cow-boy qui n’hésita pas à jouer, en 1968, le Shérif à New York ! Fidèle en l’occurrence au cascadeur Buddy Van Horn (d’un an son aîné) qui le doubla alors pour la première fois et le fit ensuite tourner à trois reprises, Clint Eastwood le demeure également à son monteur fétiche Joel Cox (une collaboration quasi exclusive initiée par The Enforcer en 1976) et à Tom Stern, le chef opérateur de ses dix derniers films (que les frères Foenkinos viennent de lui emprunter pour une plus pimpante Délicatesse). Assis au clavier, il nous ressert en outre ses immuables rêveries pianistiques, reléguant à l’arrière-plan son fils Kyle, vrai contrebassiste d’un Stork Club ressuscité.
Le choix décisif du scénariste de Harvey Milk (2008) contredit en revanche partiellement l’honnêteté de sa démarche artistique : soutenant là sans équivoque l’orientation naturelle de celui-ci, il donne ainsi corps à une rumeur jamais validée, celle de l’homosexualité (certes platonique) des deux inséparables têtes pensantes du FBI – les « Johnny and Clyde » ciblés par Truman Capote. Du moins l’œuvre y gagne-t-elle en fébrile émotion, le rôle primordial de la mère (campée pourtant par la souveraine Dame Judi Dench) ne bénéficiant hélas pas du temps d’image attendu. Quoique plus grossièrement grimé dans son grand âge que son partenaire, le séduisant Armie Hammer (futur Lone Ranger qui incarna déjà le jeune prédicateur Billy Graham en 2008) rivalise de présence et d’exactitude avec deux stars méticuleusement ternies : Leonardo DiCaprio (de retour à Howard Hughes, en version rigide et refoulée) et sa secrétaire Naomi Watts (monacale, couleur châtain gris – impeccable). Leurs prodigieux maquilleurs Sian Grigg, Duncan Jarman et Alessandro Bertolazzi se révèlent néanmoins les véritables vedettes de ce récit de vieillard en flash-back successifs (motivé par la dictée des mémoires de J. Edgar) où, entre autres icônes, défilent Charles Lindbergh (Josh Lucas), forcément, Robert Kennedy (Jeffrey Donovan) sans JFK, Richard Nixon (Christopher Shyer, faute de Frank Langella), de fausses Shirley Temple (Emilyn Alyn Lind) et Ginger Rogers (Jamie LaBarber), mais un authentique James Cagney (côté gangster, côté flic). On ne nous montrera rien des collusions avérées du patron avec les parrains de la mafia (la grande absente de ce passionnant panorama), mais le cinéphile découvrira peut-être, par les mots, son unique liaison avec Dorothy Lamour.
Il regrettera cependant qu’à l’inverse de notre Michel Hazanavicius, le sage octogénaire Eastwood n’ait pas eu l’audace hollywoodienne de préférer un beau noir et blanc au compromis trop tendanciel des couleurs « désaturées ». Et puisque d’un autre Artist nous parlons, il s’inquiétera de voir concourir, face à Jean Dujardin, l’interprète ultime de John Edgar Hoover (après Kevin Dunn, Bob Hoskins, Billy Crudup et Pat Hingle, le plus « évident », à la télé) pour un Oscar qui jusqu’à présent lui a toujours injustement échappé. A qualité de jeu égale, que voudra-t-on célébrer ? Le masque (de six heures !) ou son absence ?