Si toute l’ironie flaubertienne du roman et nombre de ses grands moments attendus manquent hélas, sans raison, à cette 15e adaptation faussement fidèle de Madame Bovary, les personnages secondaires y gagnent en épaisseur et l’anti-héroïne en troublante modernité, installant le film, aussi bancal qu’elle, entre la trop illustrative copie scolaire de Claude Chabrol (1991) et le vertigineux chef-d’œuvre de Vincente Minnelli. (1949).
La séquence initiale (resservie à la fin), inutilement instable et proleptique, laisse d’abord présager le pire pour le spectateur comme pour le personnage éponyme, tant elle rappelle l’affiche de sa précédente désincarnation, opérée par Isabelle Huppert : face caméra, une femme aux abois titube sur un chemin creux tapissé de feuilles mortes, puis s’affaisse, morte empoisonnée.
Mais pourquoi diable ce suicide rapide et solitaire en plein air, quand Gustave Flaubert en étirait au lit, toute une nuit, l’atroce agonie accompagnée ? Et pourquoi donc avoir fait la peu crédible économie de la maternité d’Emma et celle, impensable a priori, de l’enivrant bal à la Vaubyessard (remplacé par une chasse à courre farcie d’indigestes connotations sexuelles)? Pourquoi l’escamotage des Comices agricoles, l’ellipse de la rencontre avec Charles (un fringant moustachu campé par le très Anglais Henry Lloyd-Hughes dont on peine à admettre la rigide insignifiance) et plus seulement de l’enfance, puis du décès de celui-ci, ou la bienveillante approche du pharmacien Homais en apôtre du progrès ? Son rôle en étrange retrait déçoit d’autant plus qu’il s’avère tenu par Paul Giamatti, la vedette, dans son propre rôle, d’Ames en stock (2010), premier des deux longs métrages de la réalisatrice toulousaine.
Toujours secondée par son mari, le chef opérateur Andrij Parekh (aux images maussades jusqu’à l’inconfort), et cosignataire du script avec l’intriguant Felipe Marino (scénariste de The Woods, Méliès d’Argent au FEFFS 2015), Sophie Barthes affirme ainsi, à ses risques et périls, la singularité de son libre regard de voyageuse sur un roman qu’aucune autre n’avait osé aborder avant elle, hormis, l’an passé et d’indirecte façon (par le biais de Posy Simmonds), Anne Fontaine avec Gemma Bovery. Nous lui préférons certes la mise en perspective du retentissant procès de son auteur qu’interprétait, à la barre, James Mason dans sa version minnellienne, mais il serait injuste de sous-estimer, par réflexe de crispation, les résonances et les qualités propres de cette nouvelle Madame Bovary anglophone (fille du Belge Olivier Gourmet !) que, bien après l’inégalable Jennifer Jones, ses robes somptueuses (car nécessairement ruineuses) – signées Christian Gasc (Les Adieux à la Reine) – suffiraient déjà à rendre séduisante.
"Scarlett, si possible", titrait Katherine Pancol en 1985. Et coquette "provinciale" prise au piège fatal du "divertissement" pascalien plutôt que nunuche ultime du romantisme finissant (que personnifie façon Gonzague Saint-Bris, dans le rôle sublimé du jeune clerc Léon Dupuis, le ténébreux Ezra Miller), elle fait vite écho pour nous à une "desperate housewife" sans fortune ou à une de ces acheteuses compulsives harponnées par le Frédéric Beigbeder de 99F. "Vous restez debout sous un pommier à vouloir humer des oranges", lui dit, lucide, un Marquis qui ne fait qu’un avec Rodolphe et le Vicomte (Logan Marshall-Green, protagoniste de The Invitation, Octopus d’Or au FEFFS 2015).
La force du film résidera donc dans la fascination vénéneuse qu’y exerce le boutiquier Lheureux sur l’épouse recluse d’un piètre médecin de campagne : "Si seulement il me battait, j’aurais une raison de le haïr", soupire-t-elle, frustrée de ses rêves clinquants de princesse. A la belle qui vivote et pianote, le mielleux tentateur va ouvrir la porte d’une autre dimension de la vie, celle de "La Mode de Paris", magique enclave au sein du morne village d’Yonville (recréé à Sainte-Gauburge, en Basse-Normandie), puis la ferrer dans sa prison petite-bourgeoise par des revues et des échantillons de tissu, la damner jusqu’à ce que mort s’en suive. Car le pacte tacite entre eux était pipé, bien sûr, et le Gallois Rhys Ifans, magistral, se montre ici diabolique à souhait devant l’Australienne Mia Wasikowska (26 ans), brunie, fébrile et subtilement expressive dans un registre et des atours désormais coutumiers (après Jane Eyre et l’Edith Cushing de Crimson Peak).
Telle l’araignée qui, le temps d’un plan, investit le bouquet de la mariée, cette allégorie porte un nom : crédit à la consommation. Et, chez Sophie Barthes, Flaubert pourrait cette fois nous alerter : "Madame Bovary, c’est toi."