De la mondialisation libre et joyeuse, aventureuse, au communautarisme contraint, moins enivrant qu’asphyxiant : L’Auberge espagnole (2002) se situait à Barcelone, Les Poupées russes (2005) à Saint-Pétersbourg, Casse-tête chinois non point à Pékin, mais, par défaut autant que par intime nostalgie, dans le Chinatown de New York où d’ailleurs, selon Cédric Klapisch, "tout le monde est étranger".
Juste avant l’adoption d’Erasmus (programme strictement européen créé en 1987), il avait lui-même étudié le cinéma deux ans là-bas, transposant ensuite ce séjour ébloui chez l’Oncle Sam de l’Atlantique à la Méditerranée, des promesses rectilignes de Bartholdi aux méandres incertains de Gaudi. L’implantation proprement asiatique du dernier volet de sa trilogie nomade n’ayant pu cette fois aboutir, un parfait prétexte lui était enfin offert de l’ancrer, en toute adéquation, au cœur grouillant du biotope de Woody Allen où il rêvait de (re)tourner depuis un quart de siècle – et dix longs métrages au compteur. De l’y encrer aussi puisqu’à l’instar de son personnage principal d’écrivain, il commença par y noircir des lignes, nourrissant son scénario de ce que la Grande Pomme lui inspirait ou plutôt consentirait à lui livrer. Car bridé derrière la caméra, de son propre aveu, il allait ensuite s’y trouver huit semaines durant (après quinze jours d’un Paris déjà dépeint en 1996 et 2008), plus qu’il l’avait craint et pas moins, sans doute, que son confrère "frenchy" Guillaume Canet dans ses Blood Ties de fraîche date.
Il nous l’a volontiers confessé à Strasbourg en vraie avant-première : jamais un tournage ne se sera révélé, de son point de vue, aussi "compliqué" que, par une étrange ironie, celui de ce Casse-tête chinois dont le protagoniste complice n’aura donc pas été le seul à subir les atteintes et les vexations. Nulle licence ne lui fut en effet laissée d’improviser et de fraterniser avec les "sans-grade" du plateau, tant il y a, dans cette dispendieuse et paranoïaque mégapole, des règles pour tout, édictées par des syndicats rigides et obtus, prompts à cloisonner les rôles au cœur du melting-pot où ils prospèrent. Ainsi le cinéaste découvrit-il qu’il lui était formellement interdit d’adresser la parole aux figurants pour ne pas courir le risque de rehausser leur humble statut (et donc d’accroître la charge de leur cachet) ou d’empiéter sur les prérogatives du deuxième assistant. Mais un acteur vedette n’est pas non plus censé consulter un accessoiriste sans intermédiaire, ni un technicien œuvrer une minute de trop ou mettre en place un travelling qui n’aurait pas été programmé un mois auparavant. Par souci de "vraisemblance", il fut toutefois convenu d’adoucir la pesante réalité administrative du pays dont le film livre pourtant, à travers l’intrusif et très sourcilleux agent du Bureau d’Immigration (l’acteur écossais Peter McRobbie, au générique de Lincoln), un aperçu pour le moins glaçant et kafkaïen.
Faut-il alors voir dans la tonalité assombrie et partiellement désenchantée, voire inquiète, de cette chronique (provisoirement ?) conclusive une relation de cause à effet ? Elle tient aussi, sans doute, à la maturation relative de son quatuor de personnages désormais si familiers auxquels, par chance et par bonheur, à l’inverse de celui du 3e Cœur des Hommes (lâché par Gérard Darmon), aucun interprète ne fait défaut. Mieux qu’au cours des deux volets précédents, Cédric Klapisch paraît d’ailleurs s’identifier à Xavier Rousseau, son faux alter ego de fiction : de treize ans son cadet (l’exacte durée de leur compagnonnage avec le même trio de comédiennes), Romain Duris, qu’il lança d’abord dans Le Péril Jeune (1994), son film fétiche, ne devient-il pas ici un "warrior" (sic), un "nouvel aventurier du XXe siècle" à son image ? Les deux vivent en effet maintenant – le premier à la ville, le second à l’écran – la situation difficile du père séparé de ses enfants une semaine sur deux (ceux du film, Pablo Mugnier-Jacob et Margaux Mansart, s’avérant particulièrement justes et craquants).
En l’espace d’un quart d’heure de film qu’imprègne, perdue et accablée, sa voix-off coutumière, c’est déjà la fin ! Wendy (Kelly Reilly, cette fois fort peu à son avantage) rompt avec son futur mari français des Poupées Russes – et l’auteur de sa descendance. Il y a une double mauvaise raison à cela : sans la consulter, il a donné son sperme en clinique à leur copine lesbienne Isabelle (Cécile de France, laquelle partage, cavalière et dominatrice, un loft de Brooklyn avec une Sino-Américaine, l’excellente Anglaise Sandrine Holt qui fut Pocahontas au Canada et l’exotique révélation de Rapa Nui) ; sans hésiter, elle l’a trompé avec un parvenu débonnaire de la 7e Avenue ( l’authentique polyglotte new-yorkais Peter Hermann) et veut s’installer dans ses meubles en surplomb de Central Park. Pour ne pas perdre contact avec sa progéniture et réalimenter, s’il se peut, son inspiration littéraire ("Le bonheur, c’est pas bon pour la fiction ; la vie, c’est le drame", lui assène via "skype" son avide éditeur, bien campé par Dominique Besnehard, l’agent artistique qui découvrit... Cécile de France !), Xavier n’a dès lors plus le choix de partir ou de rester. Loin d’une quelconque envie réveillée de dépaysement ou de nouveau départ, il se doit de s’installer outre-Atlantique, d’y survivre au noir en cumulant les petits jobs (coursier à vélo, le jour, et barman, la nuit), de continuer à remplir des pages et de tourner celle de sa vie, d’une façon ou d’une autre, moyennant un divorce à moindres frais (sous la houlette de Jason Kravits, savoureux en avocat roublard d’un bruyant cabinet pour clients impécunieux), un indispensable mariage blanc (à Chinatown, où il végète au-dessus d’une boulangerie) et un plus imprévu retour de flamme (activé par son hébergement temporaire d’Audrey Tautou, l’ex Martine de L’Auberge espagnole). Autant dire que le voyage formateur des débuts s’est mué en déracinement subi et que, dans ces conditions, comme chez Charles Aznavour, "la bohème, ça ne veut plus rien dire du tout".
La première grosse moitié de ce parcours contrarié, la plus graphique, n’en demeure pas moins un régal pour le spectateur, complice de longue date ou non ; la quintessence des humeurs fantasques et des procédés souvent surréalistes distillés par les deux épisodes antérieurs. A l’exacte image du joli générique de lignes brisées qui l’introduit, dans le style de Saul Bass, elle épouse le désarroi - teinté d’ironie – d’un personnage vieilli avec nous et persuadé, en sa quête insatisfaite de rectitude, d’avoir raté sa vie. Elle ne repose pourtant pas seulement sur le charme mélancolique de son interprète (un tendre Romain Duris qui s’est davantage bonifié, semble-t-il, que ses trois partenaires féminines), mais surtout, à la différence de l’affligeant Nous York signé Géraldine Nakache, l’automne dernier, sur un vrai scénario, créatif par goût et rigoureux par obligation. En dépit de quelques dérapages gratuits (Alison Arboux et Lorelei Aubry, les deux collégiennes lascives qui, lors de la séance de masturbation programmée du donneur refroidi, s’animent sur les pages de Playboy : un comble lorsqu’on proclame haut et fort son rejet de l’uniforme scolaire !), l’émotion et la fantaisie sont au rendez-vous, de même que les fugitives apparitions rituelles de l’ami Zinedine Soualem et du cinéaste en personne (derrière l’objectif d’un photographe de mariage). Les effets burlesques de collages en mouvement font bien entendu écho à L’Auberge espagnole, préfigurent un projet latent de film d’animation (envisagé aux côtés des artisans du Magasin des suicides de Patrice Leconte) et se combinent à merveille avec d’irrésistibles scènes de substitution et d’apparitions anachroniques (Hegel et Schopenhauer, "les philosophes allemands" en costume d’époque convoqués séparément chez Xavier et joués par le même Jochen Hägele).
Resteront dans les mémoires, en outre, deux séquences d’anthologie empruntées à des registres diamétralement opposés. L’une propulse Audrey Tautou (devenue femme d’affaires "équitable") face à un sévère aréopage d’investisseurs asiatiques pour leur vanter en mandarin non sous-titré un nouveau label de thé bio : l’actrice travailla trois mois son discours, à raison de deux bonnes heures par jour, et le résultat s’avère délicieux, autant qu’hilarant. L’autre appartient, selon les mots de l’auteur, aux "moments vides, qui sont aussi des moments de vie", combien nécessaires en effet, et nous permet de découvrir, le temps d’une brève escapade commune sur les trottoirs d’un New York quotidien, non touristique, à taille presque humaine, le père taiseux et trop tôt divorcé du protagoniste, investi par la forte stature écorchée, un peu gauche, du réalisateur Benoît Jacquot.
L’épiphanie sentimentale à laquelle aboutit ce beau chemin de mémoire relayée nous laisse regretter que Cédric Klapisch se soit ensuite progressivement fourvoyé. Plutôt que de suivre jusqu’à son terme la piste d’une idéale comédie romantique, ouverte par l’espiègle fausse épouse chinoise Li Jun Li dans le lointain, mais adéquat sillage de Green Card (celle de Peter Weir en 1990), il préfère convoquer une seconde Isabelle (Flore Bonaventura), inutile baby-sitter embauchée, puis "débauchée" par la première. A force d’étreintes et de baisers déplacés, ces deux-là manquent de faire basculer son Casse-tête chinois dans l’indécence (sinon l’indigence) de La Vie d’Adèle et le métamorphosent, hélas, en sac de nœuds vaudevillesque et libertaire où les pires clichés bourgeois du boulevard (mensonges, galipettes, quiproquos et fuite dans le plus simple appareil) et de la bluette imbécile (happy end "lost in translation") confortent mal ceux du gauchisme le plus niaisement utopique (l’improbable parade de rue finale, multicolore comme une publicité de Benetton), dont on avait tort de croire Cédric Klapisch enfin libéré.
Toujours très pertinent et aujourd’hui terriblement prophétique dans son évocation des Riens du tout en 1992 (son premier et sans doute son meilleur film), il ne gagne rien à passer ses réelles qualités artistiques et sa profonde générosité humaine au rouleau compresseur de l’idéologie bobo et du politiquement correct.