Il y a au moins un beau moment d’anthologie dans le dernier opus de Claude Lelouch – certes attendu, espéré et un peu téléphoné, trop bref aussi, mais combien délectable : le duo chantant improvisé d’Eddy et Johnny, nos deux papis du rock hexagonaux, avachis la nuit sur un canapé devant la télévision de la luxueuse thébaïde alpestre du second. Et pour cause ! Une chaîne paraît y diffuser rien que pour eux, dans ce qui eût pu être un remake de la défunte Dernière Séance du premier, l’immortel Rio Bravo de Howard Hawks et plus précisément – le "talentueux hasard" cher à leur metteur en scène fait bien les choses – sa séquence de répit nocturne où, bien à l’abri du "Sheriff’s Office" tenu par John Wayne et Walter Brennan, Ricky Nelson entonne avec Dean Martin "My Rifle, My Pony and Me", tendre ballade signée Paul Webster et Dimitri Tiomkin.
Faute de mieux, d’ailleurs, ces Frenchies-là ont tous deux tâté une fois du western européen ; comment ne pas s’émouvoir alors de contempler, d’entendre communier l’ex-Spécialiste (1969) et le pilier imbibé du saloon de Big City (2007) dans le culte d’un modèle du genre ? Sous la pudeur virile d’un brin d’autodérision, ils s’avèrent parfaits d’approximation délibérée, eux, les bêtes de scène enfin réunies à l’écran pour une vraie histoire à rebondissements – leurs débuts cinématographiques conjoints parmi Les Parisiennes s’étant étrangement effectués, plus d’un demi-siècle auparavant, dans deux sketches différents.
Point de "coup" médiatique à flairer, en l’occurrence, mais plutôt, par projection (au propre comme au figuré), le nouveau bilan autobiographique à peine déguisé d’un agité de la chambre noire, autant que d’un cœur d’artichaut (d’un homme à femmes ?), trois ans après le documentaire rétrospectif D’un Film à l’autre – moins testamentaire donc qu’on ne le croyait, lors de sa sortie et par comparaison. Celui-là s’ouvre du reste au volant, à toute vitesse, sur le long travelling subjectif qui concluait celui-ci. De façon fort emblématique, les rues de Paris ont cependant disparu, remplacées par les lacets d’une seule route de montagne enneigée, différemment vertigineuse.
Comme au Far West, il y a aussi, dans Salaud, on t’aime, un splendide aigle à tête blanche semi- apprivoisé. Sans relâche on le voit, on le sent planer au-dessus du Domaine fraîchement acquis qui porte son nom à Praz-sur-Arly (près de Megève) ; il s’y perche et s’y nourrit, semblant y projeter l’ombre imprévisible et fugitive de la mort en embuscade ou, peut-être, le glorieux mirage envolé d’une plus vaste liberté, sans remords ni frontières. Funèbre coïncidence de surcroît, que pas même Lelouch n’eût su ourdir : Georges est le nom du pygargue, une insolite identité qu’il partage avec le mystérieux personnage invisible en surplomb d’Aimer, boire et chanter, l’œuvre ultime, hélas prémonitoire, d’un autre grand cinéaste français, Alain Resnais, sortie à une petite semaine d’intervalle.
Or, mieux ici que jamais, quelque chose du rapace affleure dans le profil sauvage, les yeux perçants et lointains de l’acteur Hallyday qu’après Vengeance (2009) de Johnny To tout semble une nouvelle fois accabler – sinon condamner. L’allure ralentie, le visage usé, raviné par les excès d’un impressionnant parcours d’idole pérenne, l’artiste n’avait en apparence pas beaucoup d’efforts à consentir pour adopter la dégaine d’un photographe de guerre retiré auprès d’une dernière compagne blonde et maternelle – certes baroudeur accompli, mais surtout père absent et charmeur inconséquent. Il serait pourtant injuste de mésestimer son travail de diction et de profonde implication émotionnelle dans le rôle rugueux de Jacques Kaminsky, malade ou non et assurément pathétique. Sobre sans paresse et toujours juste, son jeu ne pâtit pas du rayonnement naturel de sa principale partenaire Sandrine Bonnaire (un agent immobilier épris de belles rencontres) qui, entre sourires radieux et sanglots étouffés, domine néanmoins l’ensemble de la distribution. Par-delà l’évidente complicité narquoise des deux vieux amis chanteurs (Mitchell campant le fidèle médecin du protagoniste, menteur pour la bonne cause), elle constitue la véritable figure de proue de ce drame joyeux, solaire et mélancolique à son exacte image.
Oxymore encore que son titre, un peu cru et pas très heureux celui-là, qui y coiffe le récit familial incisif (ou le règlement de comptes ?) publié par la fille aînée de Kaminsky. Le papa volage est sensé en avoir eu quatre (cinq en réalité, si on rajoute la fatale surprise du chef : Francia, un péché de jeunesse cubain), à l’instar du Docteur March ou, tout récemment, de Christian Clavier et Chantal Lauby – Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? Et l’excellente trouvaille du script de Salaud, on t’aime (conçu quant à lui par le réalisateur et l’actrice Valérie Perrin, dirigée dans Ces Amours-là en 2010) consiste à les avoir baptisées chacune de leur propre saison natale – autant que d’épisodes maritaux dans la vie prolifique de Claude Lelouch ! Rameutées enfin ensemble à leur tour vers le nid d’aigle paternel, pour de pas si fictives raisons de santé, elles vont jouer l’insouciance et l’oubli, se réjouir avec leur géniteur, puis subir de plein fouet, en contrepartie et sans autre espoir de retour, les cruelles atteintes d’une atterrante série de quiproquos tragiques.
Parce qu’il chérit les actrices au-delà des poreuses limites du plateau, qu’il les valorise et les libère, le réalisateur attentif réussit le pari risqué de nous faire admettre l’étroite communauté familiale de ce remuant quatuor féminin aux origines éparses ; le scénariste moins sourcilleux qu’il persiste à être, en revanche, ne parvient pas à lui conférer toute l’égale épaisseur souhaitable. Eté (Pauline Lefèvre, Miss Météo naguère sur Canal Plus – un comble !) comme Automne (la quasi-débutante irano-algérienne Sarah Kazemy) semblent ainsi sacrifiées au bénéfice très relatif d’Hiver et Printemps qu’incarnent, façon Actors Studio, la juvénile Jenna Thiam (La Crème de la crème) et, plus en retenue, une Irène Jacob paradoxalement un peu fanée. Du moins s’en sortent-elles toutes mieux, au bout du compte, que la fort intermittente Valérie Kaprisky (disparue des écrans de cinéma depuis Tricheuse de Jean-François Davy en 2009), jolie encore, mais embarrassée d’un laborieux accent hispanique auquel sa non moins improbable institutrice lesbienne de Cuba omet par moments elle-même d’adhérer. Seconde concession factice aux nouveaux impératifs de la diversité ethnique et sexuelle, le Burkinabé Jacky Ido (boxeur dans Ces Amours-là) ne convainc hélas pas davantage – lui, le conducteur casse-cou de la série Taxi Brooklyn – en brave marchand de parfums ambulant dont la joviale déférence raviverait plutôt les vieux clichés de la réclame colonialiste.
Du côté des autres "excentriques", caméos souvent à l’honneur chez le signataire des Misérables du XXe siècle (lequel ressuscita, on s’en souvient, Annie Girardot en 1995), le couple insolite de gardiens de ferme formé par le fidèle Rufus et la novice Isabelle de Hertogh (imposante accompagnatrice belge du groupe d’handicapés en goguette dans Hasta la vista, digne alternative aux Intouchables, l’année même de leur triomphe) fonctionne et se révèle d’emblée plus crédible que Jean-François Dérec en commissaire de police rural ou, sur le versant opposé, Antoine Duléry en Arsène Lupin hâbleur (le "cerveau" du casse des coffres au Trocadéro, allons donc !).
Pourtant, les faiblesses et les outrances, les facilités et les erreurs d’appréciation inhérentes à presque tous les "films 13" n’oblitèrent en rien leurs qualités singulières, reconnues et parfois inattendues. Outre l’attrait immédiat d’un trio central inédit, ce cru labellisé "bio" (les vaches y sont photogéniques, les chasseurs criminels) offre, loin de Paris, une salutaire bouffée d’oxygène. Sublimées par le chef opérateur Robert Alazraki (peintre jadis de la Provence escarpée de Pagnol pour Yves Robert), ses lumineuses images de haute montagne rivalisent en effet avec celles, toutes récentes, de Nicolas Vanier pour Belle et Sébastien. Point de caméra tourbillonnante, ni d’improvisations en roue libre, de surcroît : leur adepte assagi prend son temps d’assez paisible manière, bivouaque et tempère jusqu’au doux malaise l’effervescence des retrouvailles, les longues tablées festives en plein air, les balades cathartiques en forêt qui ne sauraient durer.
Cadeau d’Eddy Mitchell à Johnny Hallyday, le supposé colt du défunt Duke (celui de Rio Bravo ?) s’expose, dans l’attente d’une cible, mais c’était un leurre pour cinéphiles auquel la Mort, vide de sens, ne se laissera pas prendre. Les messages du réalisateur de Salaud, on t’aime, s’il y en a, s’égrènent plus volontiers à travers ces aphorismes dont il est demeuré friand et que nous livrons ici, pour conclure, à votre réflexion : "Les portables sont les meilleurs amis des tumeurs au cerveau" ; "Une chanson, c’est un poème qui prend l’air" ; "On est fidèle tant qu’on n’a pas trouvé mieux", par exemple. Mais surtout : "Un ami, c’est quelqu’un qui te connaît très bien, mais qui t’aime quand même" - la position du critique équitable face à Claude Lelouch, en somme.