On songe, bien sûr, aux éternelles et pathétiques tragédies de l'Antiquité gréco-romaine où l’homme n'est qu'un indicible fétu de paille ballotté par un destin qu’il ne maîtrise jamais. Pire peut-être, dont il ne soupçonne, ne devine, ne connaît, ne comprend jamais les effarants et madrés rouages, en pantin dérisoire et merveilleux qu’un destin impassible et arrogant bouscule et malmène imperturbablement. Agencée avec une rare subtilité en précises boucles concentriques qui se rapprochent sans jamais se rencontrer, cette oeuvre majeure de Fatih Akin s’inscrit admirablement dans tout un courant de pensée déterministe et romantique, que la littérature orientale et plus largement la pensée turque énoncent dans le terme fataliste de "kismet" (fatum). En effet, c'est avec une mauvaise volonté évidente qu'un destin triomphant et négatif empêche ces six personnages en quête identitaire de se (re)trouver; à peine quelques croisements insoupçonnées, alors que tous les lieux s’y prêtaient et que tous les élans affectifs pouvaient y contribuer. Et pourtant, un film rasséréné, dénotant une indéniable maturité chez son fougueux metteur en scène, dont la dramaturgie dépasse de loin l'espace étriqué des frontières, des cultures et des générations, vers une possible et nécessaire compassion (Nejat et Susanne, Susanne et Ayten) une évidente réconciliation (Nejat et son père), dans une large proximité communautaire. C'est avec un plaisir toujours présent que nous avons revu cette œuvre bouleversante lors d'une précieuse rétrospective consacrée à l'actrice Hanna Schygulla durant le festival International du Film de La Rochelle 2014, avec en prime cinq étonnantes créations de la comédienne en vidéo, jamais diffusées dans l'hexagone !