Résumé
Enfance d'un homme, enfance des hommes. Les masques dont une vieille civilisation peuplaient ses songes, étaient peut-être là pour la protéger contre la sourde agression des puissances mystérieuses des choses, des bêtes, des forêts, des pierres. Autour des hommes, le monde ameute des forces prêtes à foncer sur lui. Autour d'un enfant, les masques de gonzes ou calédoniens figurent à la fois la menace des choses et quelques étranges manières de s'en protéger. Au monde où les taureaux sont toujours près à ébranler les dizaines de tonnes de charge égales à des avalanches de collines, l'enfant oppose l'immobilité de l'œuvre d'art. Masques ou peintures, en quoi cette menace est prise et comme exorcisée. Méchanceté déconcertée, ces bêtes obscures sur le point de charger au fond de la prairie ou au fond des rêves, le dormeur éveillé les force à s'arrêter. Il les tient en respect, les maintient à distance. Il les plie à le regarder, les contraint à se soumettre à son propre regard. Dans la transmutation de leurs fureurs en formes et couleurs, elles échangent une aveugle hostilité contre une soumission impatiente peut-être, mais respectueuse. A l'obscure angoisse qu'elles lui inspiraient, l'homme a substitué le sentiment de ses pouvoirs et les actes de son esprit. Le peintre qu'est devenu l'enfant investi des puissances du monde, veut que ce monde continue d'avouer sa volonté d'agression. Pour s'en rendre maître, il faut d'abord la faire paraître. Devant les collines des Alpilles, Prassinos n'est attentif qu'à cette violence malveillante qu'elle dissimule. Il en traque les moindres signes. Il fixe sur eux le regard qui les démasquent, il les livre à la main qui les fixe. En ces amoncellements de roches bientôt se gonflent et commencent à apparaître un remuement de bêtes, le lourd ébranlement des troupeaux, la prochaine charge des monstres. Le peintre les a contraintes simultanément à avouer. Tous les moyens lui sont bons, le trait du dessin, le noir et le blanc, la tache de peinture, les couleurs des terres. Et l'homme lui-même n'est-il pas pour l'homme aussi l'une de ces bêtes hostiles. N'est-il pas en lui-même et pour lui-même cette lourde masse de cruauté toujours menaçante, toujours repoussée, toujours ranimée. Cette hostilité dans l'homme, le peintre la traque avec des moyens d'une liberté soigneuse. Le regard qu'il jette sur une surface où mille petites taches ne nous offrent d'abord rien de bien net à voir, ce regard discerne pourtant dans cette confusion, une absence, un défaut, une insupportable vacance de signes. Le faux hasard qu'il déclenche alors d'une projection de gouttelettes qui substituent presque magiquement l'ombre d'une figure. Scrutant un silence visible, le peintre le défie et jette contre lui sa peinture comme une provocation. A cette absence va succéder une figure obscurément sommée de paraître, toute entière soumise, on dirait, au désir qu'il évoque, obéissante et cependant quelque chose en elle la fait rétive. Elle demeure indocile. C'est son grand-père que le peintre voulait faire voir, mythe à la fois de puissance débonnaire, de mystère, de protection, de vieillesse, d'affection. Un brin amusant même, le peintre dit : par ses manies, ses ridicules, il était le plus approprié à mon dessin de peinture antihéroïque En réalité, j'envisageais de faire des peintures comiques. Mais la présence qui paraît ici, demeure encore hostile. Elle se fixe en elle-même, réalité étrange, étrangère, vivant de sa vie propre, refusant de se plier à l'humeur de son auteur. A la place de la bienveillance un peu ridicule, attendue, elle installe une distance sarcastique. Le peintre l'en a en effet tiré des ombres, mais elle ne se domestique pas pour cela. Elle conserve le mystère d'être autre et rétive. "J'étais surpris" dit le peintre, par les formes inattendues qu'il revêtait parfois, araignée, éléphant de mer, vieux chien, singe, et cette insoumission est dans la peinture même, sa menace s'en accroit. Il faut pourtant vivre avec cela comme nous devons vivre tous, avec nos souvenirs, nos angoisses, nos peurs, nos amours, le vaste monde. Le peintre dit encore : un vieux bonhomme ridicule a pris les traits du temps et de la mort. Ce qui se dissimulait au fond de cet obscure et obstinée menace, en toute chose reconnaissable, c'était cette mort qui nous épie, nous attend, nous investit et se moque de nos ruses. Il faut pourtant plier ce monde où la mort menace à ce qui en nous oppose à la destruction, la paix d'une vie acceptée. Pour opérer cette heureuse conversion, à quel chiffre le peintre va déléguer ses pouvoirs, à quelle dernière pratique. Pour soumettre à la chaleur humaine les irréductibles puissances de l'hostilité, Prassinos recourt enfin à une technique singulière de l'art du peintre, celle qui fait appel à un matériau qui porte en lui les antidotes du froid, la laine dont on tisse les tapisseries. La laine colorée permet toutes les violences, mais elle les apprivoise dans une chaleur où leur agressivité se meurt. Par sa façon de s'en servir, le peintre aussi les plie à quelques bonheurs. Lorsqu'il manie cette tapisserie, on l'a vu, il en est maître bien autrement qu'il ne l'était de ses peintures. Les lettres et les chiffres qu'il énonce sont les valeurs précises d'un gamme de laine de couleurs qu'il connaît parfaitement, qu'il possède. Et lorsqu'il dit ou qu'il écrit 30, le ton du jaune qu'il assigne au lissier, est tout entier présent, sans surprise. Tout à l'heure il peignait ce qui naissait sous le trait du pinceau ou la projection de sa brosse, lui échappait et lui opposait des figures qui continuaient de le blesser dans leur étrangeté. Mis ici, nul imprévu, nul piège. La figure qu'il a sommé par un chiffre quasi magique de paraître, lui est toute obéissante. Prise au filet de la tapisserie, elle sera ce qu'il a voulu qu'elle soit. Parce qu'elle n'est pas couleur seulement, mais chaleur, la tapisserie n'ouvre pas dans le mur une fenêtre plus ou moins inquiétante où se révèlent le figures de l'agression, mais elle double le mur d'un revêtement de tiédeur, d'un vêtement d'intérieur, d'une enveloppe d'intime apaisement. De même qu'il s'est trouvé des hommes primitifs comme on dit, pour transformer en tiédeur la peau des bêtes qu'au péril de leur vie, qu'ils venaient de tuer, de même, c'est à faire des monstres qui l'oblige à se montrer complice de son bien-être, que le peintre s'emploie ici. Les forces du monde viennent chauffer une solitude promise à la mort. Le fait le plus dangereux quand l'homme l'apprivoise, fait sa maison vivable. C'est ainsi que l'artiste créateur, Mario Prassinos, soumet pour nous le monde que notre temps nous révèle chaque jour l'irresponsable hostilité. Et ces images dont il nous offre de peupler nos regards, elles nous font croire au vaste calme qui s'étend sur le monde quand on s'endort dans sa douceur.