inconnu(e)
"Gravity" ou l'art de passer de la mortification morale à l'enthousiasme de la vie.
Le film commence sur un plan long, envoûtant de notre Terre, silencieux. Dans ce cadre bien fixe qui trouvera son mouvement perpétuel durant un petit quart d'heure, on y voit dans la partie sud-est de ce quart de globe la forme météorologique d'un ouragan. Image qui revendique le calme élégiaque avant la tempête. L’œil du cyclone bien visible (puisqu'on a vraiment le temps de s'attarder dessus) reviendra dans le récit dans un moment opportun et important.
Film représentatif d'un certain cinéma virtuel qui fait polémique sur ce forum et ailleurs, "Gravity" est un film qui met en œuvre des corps en mouvements dans un espace infini. La présence d'un astronaute qui semble en pleine maîtrise de ses moyens (George Clooney) rejoint le point de placement de l'objectif. Suivi de leur machinerie et de ses partenaires de mission.
Sans que la majorité des spectateurs le sachent, nous suivons sans coupure, dans un mouvement continu et non superficiel, des gestes techniques, des ordres de mission, des discussions anodines, Nous voyons en très peu de temps les différences psychologiques des deux personnages principaux (Bullock tendue et concentrée, Clooney rassurant et nostalgique).
Profondeur de champs hallucinantes. Puis la pression monte et la situation s'emballe, inévitable. Outre le spectaculaire des situations, il faut voir avec quelle aisance Cuaron nous entraine dans les vertiges émotionnels, passant du subjectif à l'objectif, mélangeant les points de repère. J'ai rarement vu un film où chaque geste compte, tous les gestes. L'épure vient de là également. Nous ne sommes pas précisément en temps réel, mais l'absence d'ellipses véritables ou de points ne servant pas l'histoire en fait un film remarquable dans la production hollywoodienne à gros budget.
L'espace et la Terre sont donc les autres protagonistes de l'histoire. La mise en place orbitale de Ryan Stone (une femme au prénom d'homme) est une mise en place allégorique de l'état mental désespéré. Le parcours de notre héroïne rejoint souvent celui de Clive Owen dans "Les fils de l'homme". Un personnage résigné (tous deux traumatisés par la perte d'un enfant) qui choisissent, par la force des choses, à la fois de s'abandonner puis à être définitivement en paix avec soi-même. En cela, Cuaron poursuit de film en film une réflexion sur le jusqu’au-boutisme de personnages blessés, meurtris, qui trouvent soit dans la mort, soit dans la renaissance (j'y reviendrai) une forme d'apaisement ultime, qui dépasse les enjeux dramatiques ou les péripéties spectaculaires.
On peut plus facilement deviner les métaphores intra-utérines que le film assène. L'état de flottement, les liens ombilicaux indispensables pour rester ensemble. Deux séquences importantes en ont fait l'utilisation remarquable : Bullock rentrant pour la première fois dans le satellite russe, se débarrassant de ses oripeaux pour prendre une position fœtale, devant la porte d'entrée d'un sas circulaire (d'ailleurs Cuaron laisse ce positionnement s'installer ); Bullock sort de l'eau pour respirer en plein air, avec les mêmes gestes de débarras de combinaison.
Beaucoup de gens parlent des mouvements incessants de caméra, mais c'est oublier que le cinéaste use également de la fixité. Lorsque la caméra ne bouge pas, le cinéaste insiste pour montrer ce qui l'importe le plus. Notamment, lors de la mise en place de l'héroïne dans la première station, le hublot à côté d'elle montre l'oeil du cyclone (vu lors de la toute première image du film) sur Terre, qui, par la forme dudit hublot, semble signifier que la Terre (syndrome de lieu de libération) garde toujours un œil sur son destin. Il faudrait que je revoies le film pour confirmer ces dires.
Dans son intrigue minimaliste, Ryan Stone entre dans un cauchemar inextricable et qui pourtant contient un chemin, non pas de rédemption, mais de révélations. Un voyage qui est plus qu'initiatique, il est épiphanique.
Le personnage de Clooney désamorce par son humour et son calme apparent l'oppression. Mais il apparaît davantage comme la voix de la conscience, cette voix qui continuera à battre dans l'esprit de Ryan Stone. A tel point qu'elle reconstituera cette conscience dans ce qui reste la seule séquence volontairement too much (écrite par George Clooney lui-même), mais qui est pleinement justifiée par la condition extrême de notre héroïne.
Le carton initial mentionne que toute vie dans l'espace est impossible. Cette sentence parfaitement concrète insinue que le personnage déchiré de Bullock a "besoin" de cet endroit ultime (par son immensité illimitée) pour trouver l'instinct de survie. Car elle le dit clairement : personne ne l'attend "en bas", dans cette forme si loin mais si proche, si colorée et si contrastée dans cette éternité de noirceur et de constellation qu'est l'espace. C'est en retournant dans la station russe, donc à l'intérieur d'un dispositif qui n'est pas l'espace, que sa recréation se forme. Et le cinéaste insiste par la seule forme de sa mise en scène pour nous montrer cela.
Des Etats-Unis, à la Russie, en passant par la Chine, trois des plus gros pays ayant soi-disant conquis l'espace, Stone touche à l'universel. Les moindres fréquences, voix ou sons terrestres ou terriens, sont comme des appels d'air. Mais Cuaron mêle également les émotions. Le passage où Stone est dans la résignation est magnifique. Oui, le personnage monologue, se parle à elle-même. C'est à la fois une convention mais quelque chose de parfaitement crédible (combien de gens se sont retrouvés coincés et seuls et se parlent à eux-mêmes).
Même la vision d'une statue de Bouddha prolonge cette idée de réincarnation totalement libératoire lors de la dernière séquence du film (où les paysages primitifs sortiraient bien volontiers d'une autre époque, lointaine, très lointaine). Ryan Stone (à la fois homme et femme patronymiquement, donc être humain) sort de l'eau et se met debout, comme si on filmait littéralement l'image d’Épinal de l'évolution de la forme invertébrée et unicellulaire à celle de l'Homme se tenant sur ses deux jambes. Dans toute cette dimension de puissance , la tête dans le ciel et les pieds sur terre, elle est prête à vivre, dans le sens le plus omnipotent du mot.
Pour finir, Gravity est un modèle d'un film utilisant ses différentes formes de technologie les plus modernes pour amener une rigueur à un scénario allant droit au but, et ouvrant des portes réflexives passionnantes, le cinéma n'est pour moi jamais absent. C'est un film de pure mise en scène, transfiguré par la performance de Sandra Bullock.