Résumé
Au 65 de la rue des quatre fils, au quatrième étage, droite, escalier B, siège depuis sept ans une curieuse société secrète, d'inspiration philanthropique. Ses membres se font appeler "Philokinètes" et ils consacrent leur énergie et leur argent à l'étude et la promotion d'un fragment de film qu'ils nomment "Le film à venir". Ce fragment ne dure que vingt-trois secondes et il est mis en boucles. Ainsi projeté, il peut durer plusieurs heures, des jours entiers, voire des années. Le film est en projection permanente, dans une chambre sans fenêtre que les fidèles du culte appellent "chambre des horloges". J'ai moi même assisté, il y a trois ans, à la projection du film éternel. On n'y voit rien d'exceptionnel. Sauf si -voilà que les choses ne sont jamais simples- on se livre à la pratique quotidienne de ce qu'ils appellent des "projections éclairées". Par ceci nos sectaires entendent un état d'hypnose profonde provoquée par la répétition abusive du fragment révélateur. Une fois atteint cet état, paraît-il, on voit. A l'époque, les "Philokinètes" traversaient une crise d'identité profonde. La cause de cette crise était sans doute le vol récent du fragment culte. Le lendemain du vol, je me suis rendu au siège de la secte. Là, quotidiennement, deux lecteurs assumaient la lecture permanente du double livre des "arcanes dansantes", sorte de bible pour les "Philokinètes". Ce jour là, il n'y avait personne et j'ai eu tout le loisir d'examiner le livre jumeau dont tant de spécialistes avaient même nié l'existence. J'ai cru comprendre que dans ce fatras de contre-vérités addictives, les Philokinètes trouvaient la nourriture indispensable à l'enivrement qu'ils appelaient "la foi dans le film à venir", c'est-à-dire la conviction que le cinéma avait en réalité une vie indépendante des hommes. Le cinéma est, disaient-t-ils, une sorte de soupe primale d'une forme de vie nouvelle. De là, devaient émerger des créatures "pures projections". Ils entendaient par ceci, des êtres démunis d'actualité, de vastes ensembles de boucles dont chacun possèderait un tout petit "éternel retour" à soi. Les "Philokinètes" prétendent aujourd'hui que ce fut ma fille Aline qui trouva le fragment perdu, caché dans l'arrière-cour d'un studio photographique musulman. Cet événement fut l'occasion de fêtes et de festins qui se prolongèrent des semaines. Plusieurs actes de fraternisations eurent lieu entre "Philokinètes" et photographes maradents. Tout revint au calme. J'ai pu ainsi poursuivre ma recherche d'Aline, ma fille unique, disparue au cours d'une projection unique du fragment sacré. Un lundi de printemps, je me suis à nouveau rendu au siège de la secte. Cette fois les deux prêtres/lecteurs étaient là, à accomplir comme d'habitude, la lecture cerémonielle. Elle consistait en une sorte de feuilletage solennel du double livre. Ils avaient fait voeu d'illettrisme. Dans leur esprit, ce livre n'était en réalité qu'un film dont les signes conventionnels, les lettres, les mots, les phrases n'étaient que des paysages de rêves ou des visages saints à qui le simple acte de feuilleter le livre était un mouvement vivace, voire sublime. Je suis resté là à lire sans lire. Je sais que personne ne va me croire, mais au bout de quelques heures, moi aussi j'ai vu. Oui, j'ai vu dans le livre le visage de ma fille et j'ai entendu pour la dernière fois sa toute petite voix qui répétait : "je suis heureuse, je suis heureuse". Ma première réaction fut d'appeler la police, d'appeler ma femme, d'appeler des copains. Peine perdue, je suis resté là sans maudire, sans réagir, fasciné. Plusieurs heures passèrent, avant le moment du geste irréparable, l'acte libérateur, la sanction mille fois mérité puisse avoir lieu. Je n'ai éprouvé aucune douleur, bien au contraire. Une sorte d'euphorie délicieuse s'empara de moi. Je restais là immobile à attendre la mort. Entre temps, les prêtres dansaient la danse sacrée. Ils écrivaient avec leurs pieds entarrés. Mais mon esprit courait déjà loin de moi-même. En effet, je me rendais à la première séance cinéma de mon village natal. Ce jour là, ils allaient montrer "La vengeance de Zorro". Avant de mourir, il m'a été donné d'entrevoir une dernière fois ma fille. Elle était là, à côté de moi, entourée de prêtresses cinéphiles, animatrices de débats et de crémation. Je compris alors que j'étais devenu moi aussi, partie du fragment appelé "Film à venir" .....
(texte sonore du film).