Tout d'abord, le montage du film, ainsi que la structure du récit, se basent sur l'accumulation ou juxtaposition des situations, effectivement. Cependant, les enchaînements de séquence montrent une volonté de lenteur sans cesse menacée par la rapidité de l'agissement. Agissement dans son sens propre, celui de la concrétisation d'une violence retenue quasiment sans cesse. Du coup, je ne conçois pas cet aspect "brut de décoffrage" évoqué... Dans la cohérence du parcours de Bickle réside beaucoup de situations qui semblent incohérentes entre elles mais qui désignent inévitablement le résultat d'une addition singulière, rendue plus tangible par la totale subjectivité de cet antihéros tellement connecté par les maux d'une ville tentaculaire. Le film devient réellement organique dans son utilisation de la lumière (qu'elle soit nocturne ou diurne), dans ses décors glauques d'appartement, de couloirs, de chambres proxénètes, mais pas nécessairement dans son montage... Les liaisons entre les séquences sont travaillées pour que l'on ressente, je pense, un sentiment déconcertant, navigant entre plusieurs rencontres proposant chacunes une des failles de l'être humain. Tout ceci rendant vastes les péripéties plus ou moins psychologiques que contient la voie de Travis... Mais le caractère du carnage final témoigne que tout ceci forme irrémédiablement un tout, et le fait que cela se traduit autant par un mari trompé, une prostituée, une déception amoureuse ou le traumatisme vietnamien rendent le film beaucoup plus fort, intéressant et toujours complexe...Et puis, il ne faut pas oublier que le tableau "manichéen" est surtout le point de vue déformé par la psychose d'un personnage tout sauf net, quasiment fascisant, raciste, asocial, pas très intelligent, insomniaque et expéditif. Le "manichéisme" est relatif car il se définit que par ce que le personnage voie ou ressent. Or le spectateur peut se détacher de ce personnage pour comprendre ses faits, ses gestes et ce qu'il pense des autres gens qu'il croise. Ainsi la notion du Bien et du Mal est ce qui fait la moelle de Travis Bickle...Pas simplement et seulement un discours sur la folie, mais sur les maux de l'Amérique influençant des êtres aux contours ambigus, à la recherche de rédemption ou étalant une sorte de parcours de martyr et/ou christique, même si Travis est à la fois martyr et bourreau. La peinture des affres du protagoniste ne se réduit pas, à mon humble avis, qu'à une accumulation... C'est aussi la peinture d'un être solitaire, où la thématique antonionienne (une influence indéniable de Scorsese) de l'incommunicabilité trouve une sorte de modèle de caractérisation et que chaque tranche de vie montrée de Bickle montrée dans le film est aussi une vision kaléidoscopique d'une certaine culture, mais constamment "décalée" par les yeux du Taxi Driver... Dans les accumulations, il y a des choix de mise en scène qui n'appartiennent plus à la subjectivité du héros. Je prends comme exemple la séquence où Bickle téléphone à Betsy pour s'excuser et tenter de la revoir : dans la subjectivité du héros, on prend un des "motifs", pour reprendre ton terme, qui consiste à voir la frustration directe du personnage (la déception amoureuse se construit concrètement), la mise en scène de Scorsese est focalisée assez souvent sur son personnage, sur ce qu'il voit, ce qu'il ressent. Or, pendant cet appel, la caméra décide de se déplacer dans un intrigant travelling latéral gauche-droite qui se finit dans un couloir pendant de longues secondes. Non seulement, la mise en scène s'éloigne, comme par pudeur, à ce moment de pathétique pour montrer visuellement l'aire de solitude dans lequel se trouve Bickle, mais elle anticipe le parcours du héros dans ce volume spatial pour montrer son fourvoiement...Avec des moments comme ce dernier, je ne vois pas très bien une simple accumulation de motifs. Il y a donc quelques variations dans ce film, à tel point qu'il se définit également par des sursauts visuels et/ou narratifs (la séquence de danse entre Sport et Iris, la séquence centrale de la "légitime défense" dans l'épicerie). C'est un récit quand même déstructuré qui fonctionne comme une mosaïque ou plutôt un puzzle tentaculaire et qui ne souffre pas, à mes yeux, d'une forme superficielle et mécanique, mais qui atteint son pouvoir d'évocation par l'ambiguïté d'identification que l'on éprouve pour Bickle, mais également par ses déviations soudaines et impromptues, qui s'ajoutent à l'addition de motifs amenant à la catharsis, dans laquelle se suit une fin qui a déjà donné de nombreuses interprétations totalement différentes...