On dit que le blockbuster est véritablement né avec "Jaws". Conformément, car le film a été un carton pendant les vacances d'été. Ce terme de blockbuster, s'il n'a rien de déshonorant, contient toujours ce quelque chose de péjoratif dans le sens où certaines personnes l'assimileraient volontiers à un film spectaculaire mais impersonnel.Or, ce procès n'a pas lieu d'être. "Jaws" est spectaculaire, efficace, mais il est indéniablement un film d'auteur, beaucoup plus riche que sa réputation veut bien y faire croire, profond et intimiste, engagé et terrifiant.Malgré un tournage difficile (l'eau est toujours un problème, les effets spéciaux ne fonctionnaient que rarement, les dépassements de budgets et de temps...), le film en ressort grandit précisément grâce à sa conception chaotique et à l'habileté remarquable avec laquelle Spielberg va jongler avec les outils cinématographiques.Le début du film est mythique : une femme, après avoir dragué un jeune baba cool, décide de se faire un bain de nuit, pour ensuite se faire dévorer.La violence suggérée de cette séquence est d'une telle efficacité, que le film nous montre déjà que l'inconnu et l'invisible sont la source d'une peur accrue, puissante et dévastatrice, un ultime cauchemar avant de mourir.La perversité est de mise, car il s'agit d'un "acte sexuel" démesuré, anthropophage et primaire. Sexe et violence s'accumulent en une seule séquence. Dès lors, on comprend de suite que le monstre va être l'incarnation psychanalytique ou métaphorique des émotions humaines qui tentent de se déployer sans être stoppées par la systématisation culturelle dans ce qu'elle a de plus inconsciente.Le film est donc scindé en deux parties, une première politique et sociale.Brody est l'Américain ordinaire que Spielberg a souvent évoqué dans ses films qui va se retrouver dans une situation extraordinaire. C'est un homme fuyant la violence quotidienne pour s'apaiser, pour ne plus douter.Spielberg en profite bien entendu pour mettre en place la thématique de la famille. Brody se heurte au conservatisme et au capitalisme aussi carnassier que le grand requin blanc. Le message est évident : la culture est impuissante face aux forces de la nature, surtout quand on ne prend pas soin de bien l'étudier. Le portrait de l'Amérique posé par Spielberg est bien sans issue. Il faut la démonstration de force du requin pour que les choses s'accélèrent. Chaque attaque du requin est une sorte de signe divin pour que les actes se concrétisent. En un sens, chaque attaque est une étape expéditive qui nous fait comprendre l'insoutenable.Et c'est quand la thématique de la famille rejoint le capitalisme ambiant, grâce à la présence démoniaque du requin que Brody décide de prendre les choses en main.La seconde partie commence, la plus passionnante, riche, complexe.Trois individus, trois moments de l'Histoire, trois classes. Les U.S.A. !L'affrontement titanesque entre la Nature et la Culture, selon la dualité philosophique en question, forme une des plus passionnantes traques de l'histoire du cinéma.Et Spielberg de proposer une mise en scène constamment tendue, avec quelques plages d'humour, mais formidablement vivante.Les moments spectaculaires sont terrassants, mais les moments intimistes ne le sont pas moins. Les personnages, qui représentent un maillon sociétal, prennent une épaisseur, nous rendant compte du poids que le rapprochement humain contient. La Seconde Guerre Mondiale pointe pour la première fois son nez dans le cinéma de Spielberg, dans la superbe séquence où Quint (excellent Robert Shaw) rapporte à Brody (excellent Roy Scheider) et Hooper (Richard Dreyfuss... excellent) le terrible calvaire qu'il a enduré avec des milliers d'hommes lorsqu'ils étaient en plein milieu du Pacifique, infesté de requins. Cette séquence illustre bien l'idée que les maux de la nature sont bien intemporels.La mise en scène de Spielberg est inventive de bout en bout. Choisissant finalement la suggestion et les apparitions furtives, il donne à voir le monstre par procédés, un aileron, une ombre, la surface de l'eau troublée, un corps de squale passant rapidement devant la caméra, une lumière clignotante, un baril, afin de rendre compte du côté véritablement fantastique du film."Jaws" est un modèle de film fantastique, le suspense est à son comble, les personnages sont épais et le "surnaturel" est un miroir pour pouvoir parler de l'Humain.